Bilbo le
Hobbit
par J.R.R. TOLKIEN
traduit de l'anglais
par Francis LEDOUX
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TABLE DES
MATIERES
1 UNE
RECEPTION INATTENDUE
Dans un trou vivait un hobbit. Ce n'était pas un trou
déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d'une
atmosphère suintante, non plus qu'un trou sec, sablonneux, sans rien pour
s'asseoir ni sur quoi manger: c'était un trou de hobbit, ce qui implique
le confort.
Il avait une porte tout à fait ronde comme un
hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement
au centre. Cette porte ouvrait sur un vestibule en forme de tube, comme un
tunnel, un tunnel très confortable, sans fumée, aux murs
lambrissés, au sol dallé et garni de tapis ; il était
meublé de chaises cirées et de quantité de patères
pour les chapeaux et les manteaux. Le hobbit aimait les visites. Le tunnel
s'enfonçait assez loin, mais pas tout à fait en droite ligne, dans
le flanc de la colline - La Colline, comme tout le monde l'appelait
à des lieues alentour- et l'on y voyait maintes petites portes rondes,
d'abord sur un côté, puis sur un autre. Le Hobbit n'avait pas
d'étages à grimper: chambres, salles de bains, caves,
dépendences (celles-ci nombreuses), penderies (il avait des pièces
entières consacrées aux vêtements), cuisines, salles
à manger, tout était de plain-pied et, en fait, dans le même
couloir. Les meilleures chambres se trouvaient toutes sur la gauche (en
entrant), car elles étaient les seules à avoir des fenêtres,
des fenêtres circulaires et profondes, donnant sur le jardin et les
prairies qui descendaient au-delà jusqu'à la
rivière.
Ce hobbit était un hobbit très cossu,
et il s'appelait Baggins. Les Baggins habitaient le voisinage de La Colline
depuis des temps immémoriaux et ils étaient très
considérés, non pas seulement parce que la plupart d'entre eux
étaient riches, mais aussi parce qu'ils n'avaient jamais d'aventures et
ne faisaient rien d'inattendu. On savait ce qu'un Baggins allait dire sur
n'importe quel sujet sans avoir la peine de le lui demander. Ceci est le
récit de la façon dont un Baggins eut une aventure et se trouva
dire et faire les choses les plus inattendues. Il se peut qu'il y ait perdu le
respect de ses voisins, mais il y gagna... eh bien, vous verrez s'il y gagna
quelque chose en fin de compte.
La mère de notre hobbit...
Mais qu'est-ce que les hobbits ? Je pense que, de nos jours, une
description est nécessaire, vu la raréfaction de leur
espèce et leur crainte des Grands, comme ils nous appellent. Ce sont (ou
c'étaient) des personnages de taille menue, à peu près la
moitié de la nôtre, plus petits donc que les nains barbus. Les
hobbits sont imberbes. Il n'y a guère de magie chez eux que celle, tout
ordinaire et courante, qui leur permet de disparaître sans bruit et
rapidement quand des grands idiots comme vous et moi s'approchent lourdement, en
faisant un bruit d'éléphant qu'ils peuvent entendre d'un
kilomètre. Ils ont une légère tendance à
bedonner ; ils s'habillent de couleurs vives (surtout de vert et de jaune
); ils ne portent pas de souliers, leurs pieds ayant la plante faite d'un cuir
naturel et étant couverts du même poil brun, épais et chaud,
que celui qui garnit leur tête et qui est frisé ; ils ont de
longs doigts bruns et agiles et de bons visages, et ils rient d'un rire ample et
profond (surtout après les repas, qu'ils prennent deux fois par jour
quand ils le peuvent). Et maintenant vous en savez assez pour la poursuite de
notre récit.
Or donc, la mère de ce hobbit -
c'est-à-dire Bilbo Baggins- était la fameuse Belladone Took, l'une
des trois remarquables filles du Vieux Took, chef des hobbits qui habitaient de
l'autre côté de L'Eau, à savoir la petite rivière
coulant au pied de La Colline. On disait souvent (dans les autres familles)
qu'au temps jadis, l'un des ancêtres Took avait dû épouser
une fée. C'était absurde, bien sûr, mais il y avait tout de
même chez eux, sans nul doute, quelque chose qui n'était pas
entièrement hobbital, et de temps à autre des membres du clan Took
se prenaient à avoir des aventures. Ils disparaissaient, et la famille
n'en soufflait mot ; mais il n'en restait pas moins que les Took
n'étaient pas aussi respectables que les Baggins, bien qu'ils fussent
incontestablement plus riches.
Ce n'est pas que Belladone Took ait eu
des aventures après être devenue Mme Bungo Baggins. Bungo, le
père de Bilbo, construisit pour elle (en partie avec son argent) le plus
luxueux des trous de hobbit qui se pût voir sous La Colline, sur La
Colline ou de l'autre côté de L'Eau, et ils demeurèrent
là jusqu'à la fin de leurs jours. Mais si Bilbo, fils unique de
Belladone, ressemblait en tous points par les traits et le comportement à
une seconde édition de son solide et tranquille père, il devait
avoir pris au côté Took une certaine bizarrerie dans sa
manière d'être, quelque chose qui ne demandait qu'une occasion pour
se révéler. Cette occasion ne se présenta pas avant que
Bilbo ne fût devenu tout à fait adulte ; il avait alors
environ vingt-cinq ans ; il habitait dans le beau trou de hobbit qu'avait
construit son père et que j'ai décrit plus haut, et, il semblait
qu'il s'y fût établi immuablement.
Un matin, il y a bien
longtemps, du temps que le monde était encore calme, qu'il y avait moins
de bruit et davantage de verdure et que les hobbits étaient encore
nombreux et prospères, Bilbo Baggins se tenait debout à sa porte
après le petit déjeuner, en train de fumer une énorme et
longue pipe de bois qui descendait presque jusqu'à ses pieds laineux (et
brossés avec soin). Par quelque curieux hasard, vint à passer
Gandalf. Gandalf ! Si vous aviez entendu le quart de ce que j'ai entendu
raconter à son sujet (et ce que j'ai entendu ne représente qu'une
bien petite partie de tout ce qu'il y a à entendre), aucune histoire,
fût-ce la plus extraordinaire, ne vous étonnerait. Histoires et
aventures jaillissaient de la façon la plus remarquable partout où
il allait. Il n'était pas passé par ce chemin au pied de La
Colline depuis des éternités, en fait, pas depuis la mort de son
ami le Vieux Took, et les hobbits avaient presque oublié son aspect. Il
était parti au delà de La Colline et de l'autre côté
de L'Eau pour des affaires personnelles, à l'époque où ils
n'étaient que des petits hobbits et des petites
hobbites.
Bilbo, qui ne se doutait de rien, ne vit ce matin-
là qu'un vieillard appuyé sur un bâton. L'homme portait un
chapeau bleu, haut et pointu, une grande cape grise, une écharpe de
même couleur par-dessus laquelle sa longue barbe blanche descendait
jusqu'à la taille, et d'immenses bottes
noires.
- Bonjour ! dit Bilbo.
Et il
était sincère. Le soleil brillait et l'herbe était
très verte. Mais Gandalf le regarda de sous ses longs sourcils qui
dépassaient encore le bord de son chapeau
ombreux.
- Qu'entendez-vous par là ? dit-il. Me
souhaitez- vous le bonjour ou constatez-vous que c'est une bonne journée,
que je le veuille ou non, ou que vous vous sentez bien ce matin, ou encore que
c'est une journée où il faut être
bon ?
- Tout cela à la fois, dit Bilbo. Et c'est une
très belle matinée pour fumer une pipe dehors, par dessus le
marché. Si vous en avez une sur vous, asseyez-vous et profitez de mon
tabac ! Rien ne presse, nous avons toute la journée devant
nous !
Bilbo s'assit alors sur un banc qui se trouvait à
côté de sa porte, croisa les jambes et lança un magnifique
rond de fumée grise qui s'éleva sans se rompre et s'en alla en
flottant par-dessus La Colline.
- Très joli ! dit
Gandalf. Mais je n'ai pas le temps de faire des ronds de fumée ce matin.
Je cherche quelqu'un pour prendre part à une aventure que j'arrange et
c'est très difficile à trouver.
- Je le crois
aisément - dans ces parages- ! Nous sommes des gens simples et
tranquilles, et nous n'avons que faire d'aventures. Ce ne sont que de vilaines
choses, des sources d'ennuis et de désagréments ! Elles vous
mettent en retard pour le dîner ! Je ne vois vraiment pas le plaisir
que l'on peut y trouver, dit notre M. Baggins.
Et il passa un pouce
sous ses bretelles, tout en émettant un nouveau rond de fumée
encore plus grand que le précédent. Puis il prit son courrier du
matin et se mit à lire, prétendant ne plus prêter attention
au vieillard. Il avait décidé que celui-ci n'était pas tout
à fait de son bord, et il voulait le voir partir. Mais l'autre ne bougea
pas. Il restait appuyé sur son bâton, à regarder le hobbit
sans rien dire, jusqu'à ce que Bilbo en ressentît une certaine
gène et même quelque irritation.
- Bonjour !
dit-il enfin. Nous ne voulons pas d'aventures par ici, je vous remercie !
Vous pourriez essayer au delà de La Colline ou de l'autre
côté de L'Eau.
Il entendait par là que la
conversation était terminée.
- A combien de choses
vous sert ce mot de « bonjour », fit remarquer Gandalf. Vous
voulez maintenant dire que vous désirez être
débarrassé de moi et que le jour ne sera pas bon tant que je
n'aurai pas poursuivi mon chemin.
- Pas du tout, pas du tout,
cher monsieur ! Voyons, je ne crois pas connaître votre
nom ?
- Si, si, cher monsieur, et moi, je connais le
vôtre, monsieur Bilbo Baggins. Et vous savez le mien, quoique vous ne vous
rappeliez pas le rapport qu'il y a entre lui et moi. Je suis Gandalf, et
Gandalf, c'est moi ! Comment penser que je vivrais assez pour que le fils
de Belladone Took me salue d'un bonjour comme si je vendais des boutons de porte
en porte !
- Gandalf, Gandalf ! Dieu du Ciel !
Pas le magicien errant qui donna au Vieux Took une paire de boutons de diamant
magiques qui s'agrafaient d'eux-mêmes et ne se défaisaient que sur
ordre exprès ? Pas le personnage qui racontait dans les
réunions de si merveilleuses histoires de dragons, de géants, de
la délivrance de princesses et de la chance inespérée de
fils de veuves ? Pas l'homme qui faisait des feux d'artifice si
parfaits ! Ah, je me les rappelle, ceux-là ! Le Vieux Took les
donnait la veille de la Saint-Jean. Splendides ! Ils s'élevaient
comme de grands lis, des gueules de lion ou des cytises de feu et restaient
longtemps suspendus dans le crépuscule.
Vous pourrez
déjà remarquer que M. Baggins n'était pas aussi
prosaïque qu'il se plaisait à le croire, et aussi qu'il aimait
beaucoup les fleurs.
- Mon Dieu ! poursuivit-il. Pas le
Gandalf qui fut responsable de ce que tant de garçons et de filles bien
tranquilles aient pris le large pour de folles aventures ? Cela allait de
grimper aux arbres à rendre visite aux elfes - ou à
s'embarquer sur des navires pour d'autres rivages ! Dieu me bénisse,
la vie était tout à fait inter..., je veux dire qu'à un
moment vous avez bien perturbé les choses par ici. Je vous demande
pardon, mais je n'avais aucune idée que vous étiez toujours en
activité.
- Et où voudriez-vous que je
fusse ? dit le magicien. Enfin..., je suis tout de même content de
voir que vous vous souvenez un peu de moi. Vous semblez garder un bon souvenir
de mes feux d'artifice, en tout cas, et ce n'est pas sans espoir. De fait, en
considération de votre vieux grand-père Took et de cette pauvre
Belladone, je vous accorderai ce que vous m'avez
demandé.
- Je vous demande pardon, mais je ne vous ai
rien demandé.
- Si ! Par deux fois maintenant. Mon
pardon, je vous l'accorde. En fait, j'irai jusqu'à vous lancer dans cette
aventure. Ce sera très amusant pour moi et très bon pour
vous - sans compter Ie profit, très probablement, si vous
réussissez.
- Je regrette ! je ne veux pas
d'aventures, merci. Pas aujourd'hui. Bonjour ! Mais venez prendre le
thé - quand vous voudrez ! Pourquoi pas demain ? Venez
demain ! Au revoir !
Sur quoi, le hobbit se détourna
et se réfugia vivement derrière sa porte ronde et verte, qu'il
referma aussi vite que le permettait la politesse. Après tout, les
magiciens sont des magiciens.
« Pourquoi, diable , l'ai-je
invité à prendre le thé ? » se demanda-t-il,
tout en se rendant au garde-manger.
Il venait de prendre son petit
déjeuner, mais il pensait qu'un ou deux gâteaux et un verre de
quelque chose lui feraient du bien après sa peur.
Cependant,
Gandalf était resté debout à la porte et il rit longuement,
mais en silence. Après un moment, il s'approcha du vantail et, du fer de
son bâton, il traça un signe bizarre dans la belle peinture verte.
Puis il s'en fut à grands pas, à peu près au moment
où Bilbo achevait son second gâteau et commençait à
penser qu'il avait fort bien esquivé les aventures.
Le
lendemain, il avait complètement oublié Gandalf. Il n'avait pas
très bonne mémoire des choses, à moins de les inscrire sur
son agenda, comme ceci
Thé Gandalf mercredi. La veille, il
était trop agité pour rien faire de la sorte.
Juste
avant l'heure du thé, une retentissante sonnerie se fit entendre à
la porte, et alors il se souvint ! Il se précipita pour mettre la
bouilloire à chauffer, sortir une seconde tasse et un ou deux
gâteaux supplémentaires ; puis il courut à la
porte.
- Excusez-moi de vous avoir fait attendre !
allait-il dire, quand il vit que ce n'était nullement Gandalf, mais un
nain avec une barbe bleue passée dans une ceinture dorée et des
yeux très brillants sous son capuchon vert
foncé.
Aussitôt la porte ouverte, il entra tout comme
s'il fût attendu. Il suspendit son capuchon à la patère la
plus proche et dit avec un profond salut
- Dwalïn pour vous
servir !
- Bilbo Baggins à votre disposition !
dit le hobbit, trop surpris sur le moment pour poser des
questions.
Le silence qui suivit devenant gênant, il
ajouta :
- J'étais sur le point de prendre le
thé ; venez le partager avec moi je vous en
prie.
C'était dit d'un ton peut-être un peu raide, mais
il n'y mettait aucune mauvaise intention. Et que feriez-vous si un nain non
invité venait suspendre ses effets dans votre vestibule sans un mot
d'explication ?
Ils n'étaient pas à table depuis
bien longtemps (à peine, en fait, en étaient-ils au
troisième gâteau), quand il y eut un nouveau coup de sonnette, plus
fort encore que le premier.
- Excusez-moi ! dit le
hobbit.
Et il s'en fut répondre à la
porte.
- Ainsi vous voilà
enfin !
C'était ce qu'il s'apprêtait à dire
à Gandalf, cette fois. Mais il n'y avait pas là de Gandalf. A sa
place, se tenait sur le seuil un nain d'aspect âgé, avec une barbe
blanche et un capuchon écarlate ; et lui aussi entra d'un pas
sautillant aussitôt la porte ouverte, tout comme s'il avait
été invité.
- Je vois qu'ils ont
déjà commencé d'arriver, dit-il en apercevant au
portemanteau le capuchon vert de Dwalïn.
Il suspendit à
côté son manteau rouge et dit, la main sur le
cœur :
- Balïn, pour vous
servir !
- Merci ! répondit Bilbo,
suffoqué.
Ce n'était pas exactement ce qu'il eût
convenu de dire, mais le « ils ont commencé
d'arriver » l'avait grandement troublé. Il aimait recevoir des
visiteurs, mais il aimait aussi les connaître avant leur arrivée,
et il préférait les inviter lui-même. La pensée
affreuse lui vint que les gâteaux pourraient manquer et alors - en
tant qu'hôte, il connaissait son devoir et s'y tenait, quelque
pénible que ce fût - il lui faudrait peut-être s'en
passer.
- Venez prendre le thé ! parvint-il à
dire en respirant profondément.
- Je
préférerais un peu de bière si cela vous est égal,
mon bon monsieur, dit Balïn à la barbe blanche. Mais je veux bien du
gâteau - du gâteau à l'anis, si vous en
avez.
- Des quantités ! répondit Bilbo,
à sa propre surprise.
Il s'aperçut en même temps
qu'il courait à la cave pour emplir une chope d'une pinte puis à
la dépense pour chercher deux magnifiques gâteaux ronds à
l'anis qu'il avait fait cuire dans l'après midi comme friandise
d'après le dîner.
A son retour, Balïn et
Dwalïn bavardaient à table comme de vieux amis (de fait, ils
étaient frères). Bilbo posait avec quelque brusquerie la
bière et le gâteau devant eux, quand retentit derechef un violent
coup de sonnette, puis un autre.
« C'est Gandalf, pour
sûr, cette fois », pensa-t-il en courant, haletant dans le
couloir.
Mais non ; c'était encore deux nains, tous deux
portant des capuchons bleus, des ceintures d'argent et des barbes blondes ;
et tous deux avaient à la main un sac d'outils et une pelle.
Aussitôt la porte entrebâillée, ils entrèrent en
sautillant - Bilbo fut à peine surpris.
- Que
puis-je pour vous, mes braves nains...? demanda-t-il.
- Kili,
pour vous servir ! dit l'un.
- Fili ! ajouta l'autre,
tandis que tous deux rabattaient leur capuchon bleu et
s'inclinaient.
- A votre service et à celui de votre
famille ! répondit Bilbo, observant cette fois les
convenances.
- Je vois que Dwalïn et Balïn sont
déjà là, dit Kili. Allons rejoindre la
foule.
« La foule ! pensa M. Baggins. Je n'aime pas
trop cela. Il faut vraiment que je m'asseye une minute pour rassembler mes
esprits et boire quelque chose. »
Il n'avait encore
avalé qu'une petite gorgée - dans le coin, tandis que les
quatre nains, assis au tour de la table, parlaient de mines, d'or, de
difficultés avec les gobelins, de déprédations commises par
des dragons et de quantité d'autres choses qu'il ne comprenait pas et
qu'il ne désirai pas comprendre, car elles paraissaient beaucoup trop
aventureuses - quand,
ding-dong-a-ling-dang voilà que sa
sonnette retentit derechef, comme si quelque petit hobbit s'évertuait
à en arracher la poignée.
- Il y a quelqu'un
à la porte ! dit-il, cillant.
- Quatre, m'est avis
d'après le son, dit Fili. D'ailleurs, nous les avons vus venir au loin
derrière nous.
Le pauvre petit hobbit s'assit dans le
vestibule et mit sa tête dans ses mains, se demandant ce qui allait
arriver et s'ils allaient tous rester pour dîner. Mors, la sonnette
retentit plus fortement que jamais et il dut courir à la porte. Ils
n'étaient pas quatre finalement, mais CINQ. Un autre nain était
arrivé pendant qu'il se posait des questions dans le vestibule. A peine
avait-il tourné le bouton qu'ils étaient tous entrés et
qu'ils saluaient en disant l'un après l'autre : « Pour
vous servir. » Ils s'appelaient Dori, Nori, Ori, Oïn et
Gloïn ; presque aussitôt deux capuchons pourpres, un gris, un
brun, et un blanc se trouvèrent suspendus aux patères, et ils
allèrent retrouver les autres à la queue leu leu, leurs larges
mains enfoncées dans leurs ceintures or ou argent. Cela faisait
déjà presque une foule. Certains demandaient de la bière
blonde, d'autres de la brune, un du café, et tous des
gâteaux ; aussi, le hobbit fut-il très occupé durant un
moment.
Un grand pot de café venait d'être
installé dans l'âtre, les gâteaux à l'anis avaient
disparu et les nains s'attaquaient à une assiette de scones
beurrés, quand vint un rude pan-pan sur la belle porte verte du hobbit.
Quelqu'un cognait avec une canne !
Bilbo se précipita
dans le vestibule, très mécontent, mais en même temps
abasourdi et troublé - c'était le mercredi le plus
embarrassant de tous ceux dont il eût souvenance. Il ouvrit la porte d'un
mouvement si brusque qu'il s'écroulèrent tous l'un sur l'autre
à l'intérieur. Encore des nains, quatre de plus ! Et
derrière, il y avait Gandalf qui, appuyé sur son bâton,
était agité d'un grand rire. Il avait fait une véritable
encoche sur la belle porte ; il avait également supprimé,
soit dit en passant, la marque secrète qu'il y avait tracée la
veille au matin.
- Tout doux ! Tout doux ! dit-il. Ce
n'est pas dans votre manière, Bilbo, de faire attendre des amis sur le
paillasson, et puis d'ouvrir la porte comme un pistolet à bouchon !
Permettez-moi de vous présenter Bifur, Bofur, Bombur et
particulièrement Thorïn !
- Pour vous
servir ! dirent Bifur, Bofur et Bombur, alignés.
Ils
suspendirent alors deux capuchons jaunes et un vert ; et aussi un bleu ciel
avec un long gland d'argent. Ce dernier appartenait à Thorïn, un
nain extrêmement important, qui n'était autre, en fait, que le
grand Thorïn Oakenshield
[1] en personne,
lequel était fort mécontent de tomber à plat ventre sur le
paillasson de Bilbo avec Bifur, Bofur et Bombur sur le dos. Sans compter que
Bombur était énormément gros et lourd. En fait, Thorïn
était très hautain, et il ne fit aucune allusion au
« service » ; mais le pauvre M. Baggins exprima tant de
fois son regret que l'autre finit par grogner :
- C'est
sans importance. (Et il cessa de faire grise mine.)
- Eh bien,
nous voilà tous arrivés ! dit Gandalf, observant la
rangée des treize capuchons - parmi les meilleurs capuchons
détachables pour réunions mondaines - suspendus avec son
propre chapeau. Voilà une réunion tout à fait
joyeuse ! J'espère qu'il reste quelque chose à manger et
à boire pour les derniers venus ! Qu'est-ce que cela ? Du
thé ! Non, merci. Un peu de vin rouge pour moi s'il vous
plaît.
- Pour moi aussi, dit
Thorïn.
- Et de la confiture de framboises avec de la tarte
aux pommes, ajouta Bifur.
- Et des mince-pies avec du fromage,
dit Bofur.
- Et du pâté de porc avec de la salade,
dit Bombur.
- Et d'autres gâteaux - de la
bière blonde - et du café, si vous le voulez bien,
crièrent les autres nains par la porte.
- Mettez aussi
quelques oeufs à cuire, vous serez bien brave ! cria Gandalf, tandis
que le hobbit s'en allait en clopinant vers ses dépenses. Et n'oubliez
pas de sortir le poulet froid et les cornichons.
« On
dirait qu'il connaît aussi bien que moi le contenu de mes
garde-manger ! » pensa M. Baggins qui, positivement
démonté, commençait à se de mander si une affreuse
aventure ne venait pas de pénétrer dans sa maison.
Le
temps qu'il eût entassé toutes les bouteilles, les plats, les
couteaux, les fourchettes, les verres, les assiettes, les cuillers et tout sur
de grands plateaux, il se sentit tout transpirant, congestionné et
très contrarié.
La peste soit de ces nains !
s'écria-t-il tout haut. Que ne viennent-ils m'aider un
peu !
Et voilà que Balïn et DwaIïn
étaient à la porte de la cuisine, et Fili et Kili derrière
eux ; avant qu'il n'eût pu dire « couteau » ils
avaient fait passer les plateaux et deux petites tables dans le salon, où
ils disposèrent tout à nouveau.
Gandalf
présidait à la réunion, avec les treize nains rangés
à la ronde ; et Bilbo s'assit sur un tabouret près de la
cheminée pour grignoter un biscuit (il avait perdu tout appétit),
tout en s'efforçant de paraître trouver tout cela parfaitement
naturel et dépourvu de toute suggestion d'aventure. Les nains
mangèrent tant et plus, parlèrent tant et plus, et le temps
passait. Enfin, ils repoussèrent leurs chaises, et Bilbo se mit en devoir
de rassembler les assiettes et les verres.
- Je pense que vous
resterez tous pour dîner ? dit-il sans enthousiasme, de sa voix la
plus polie.
- Bien sûr ! dit Thorïn. Et
après. Nous n'en aurons terminé qu'assez tard, et il nous faut
d'abord de la musique. Allons-y pour
débarrasser !
Là-dessus, les douze nains -
pas Thorïn qui, vu son importance, resta à parler avec
Gandalf - sautèrent sur leurs pieds et firent de grandes piles de
tout le matériel. Ils s'en furent ainsi sans attendre des plateaux,
balançant d'une main des colonnes d'assiettes, chacune surmontée
d'une bouteille, tandis que le hobbit courait après eux, poussant presque
des vagissements de peur : « Faites attention, je vous en
supplie » et « Ne vous donnez pas la peine, je vous en prie,
je peux très bien me débrouiller tout seul ! » Mais
les nains se mirent tout simplement à chanter.
Ebréchez les verres et fêlez les assiettes !
Emoussez les
couteaux et tordez les fourchettes !
Voilà exactement ce que
déteste Bilbo Baggins -
Brisez les bouteilles et
brûlez les bouchons !
Coupez la nappe et marchez dans la
graisse !
Versez le lait sur le sol de la dépense !
Laissez les os sur le tapis de la chambre !
Eclaboussez de vin toutes
les portes !
Déversez les pots dans une bassine
bouillante,
Martelez-les d'une perche broyante ;
Et, cela fait,
s'il en reste d'entiers,
Envoyez-les rouler dans le vestibule !
Voilà ce que déteste Bilbo Baggins !
Aussi, attention !
Attention aux assiettes !
Et, bien sûr, ils ne firent aucune de
toutes ces affreuses choses ; tout fut enlevé et mis en
sûreté avec la rapidité de l'éclair, tandis que le
hobbit tournait en rond au milieu de la cuisine, s'efforçant d'observer
leurs mouvements. Puis, ils revinrent et trouvèrent Thorïn en train
de fumer sa pipe, les pieds sur la galerie du foyer. Il lançait les plus
énormes ronds de fumée et, où qu'il leur dît d'aller,
les ronds obéissaient : dans la cheminée, derrière la
pendule, sous la table ou en grands cercles autour du plafond ; mais,
où que ce fût, ils n'étaient pas assez rapides pour
échapper à Gandalf. Pouf ! il envoyait un plus petit rond de
fumée de sa courte pipe de terre juste au travers de chacun de ceux de
Thorïn. Et puis les ronds de Gandalf devenaient verts et revenaient flotter
au-des sus de la tête du magicien. Il en avait déjà un nuage
autour de lui et, dans la faible lumière, cela lui donnait une apparence
étrange de sorcier. Bilbo s'immobilisa pour regarder - il adorait
les ronds de fumée - mais il ne tarda pas à rougir de la
fierté qu'il avait montrée la veille pour ceux qu'il avait
envoyés dans le vent au-dessus de La Colline.
- Et
maintenant, de la musique ! dit Thorïn.
Kili et Fili se
précipitèrent vers, leurs sacs, d'où ils
rapportèrent des petits violons ; Dori, Nori et On sortirent des
flûtes de l'intérieur de leur veste ; Bombur apporta du
vestibule un tambour ; Bifur et Bofur sortirent aussi, pour revenir avec
des clarinettes qu'ils avaient laissées parmi les cannes. Dwalïn et
Balïn dirent:
- Excusez-moi, j'ai laissé mon
instrument dans le porche.
- Apportez donc aussi le mien !
dit Thorïn.
Ils revinrent avec des violes aussi grandes qu'eux
et avec la harpe de Thorïn, enveloppée de toile verte.
C'était une magnifique harpe et, quand Thorïn pinça les
cordes, la musique commença tout d'un coup, si soudaine et si douce que
Bilbo oublia toute autre chose et se trouva transporté dans des
régions sombres sous d'étranges lunes, bien au delà de
l'Eau et très loin de son trou de hobbit sous La
Colline.
L'obscurité entra par la petite fenêtre qui
ouvrait sur le côté de La Colline ; la lueur du feu
vacilla - on était en avril - mais ils continuaient à
jouer, tandis que l'ombre de la barbe de Gandalf oscillait sur le
mur.
L'obscurité envahit toute la pièce, le feu finit
par s'éteindre, les ombres disparurent, mais ils continuaient à
jouer. Et brusquement, l'un après l'autre, ils se mirent à chanter
tout en jouant de ces mélodies gutturales que les nains chantent dans les
profondeurs de leurs vieilles demeures ; et voici un exemple de leur chant,
si tant est que cela puisse y ressembler en l'absence de leur
musique :
Loin au delà des montagnes froides et
embrumées
Vers des cachots profonds et d'antiques cavernes
Il nous faut aller avant le lever du jour
En quête de l'or
pâle et enchanté.
Les nains de jadis jetaient de
puissants charmes
Quand les marteaux tombaient comme des cloches
sonnantes
En des lieux profonds, où dorment les choses
ténébreuses
Dans des salles caverneuses sous les
montagnes.
Pour un antique roi et un seigneur lutin,
Là, maints amas dorés et miroitants
Ils
façonnèrent et forgèrent, et la lumière ils
attrapèrent
Pour la cacher dans les gemmes sur la garde de
l'épée.
Sur des colliers d'argent ils
enfilèrent
Les étoiles en fleur ; sur des couronnes ils
accrochèrent
Le feu-dragon ; en fils torsadés ils
maillèrent
La lumière de la lune et du soleil.
Loin au delà des montagnes froides et embrumées
Vers des
cachots profonds et d'antiques cavernes
Il nous faut aller avant le
lever du jour
Pour réclamer notre or longtemps
oublié.
Des gobelets ils ciselèrent là pour
eux-mêmes
Et des harpes d'or ; où nul homme ne creuse
Longtemps ils sont restés, et maintes chansons
Furent
chantées, inentendues des hommes ou des elfes
Les pins
rugissaient sur les cimes,
Les vents gémissaient dans la
nuit.
Le feu était rouge, il s'étendait flamboyant ;
Les arbres comme des torches étincelaient de lumière.
Les cloches sonnaient dans la vallée
Et les hommes levaient des
visages pâles ;
Alors, du dragon la colère plus
féroce que le feu
Abattit leurs tours et leurs maisons
frêles.
La montagne fuma sous la lune ;
Les nains, ils
entendirent le pas pesant du destin.
Ils fuirent leur demeure pour
tomber mourants
Sous ses pieds, sous la lune.
Loin au
delà des montagnes froides et embrumées
Vers des cachots
profonds et des cavernes obscures,
Il nous faut aller avant le lever du
jour
Pour gagner sur lui nos harpes et notre or !
En les
entendant chanter, le hobbit sentit remuer en lui l'amour des belles choses
faites par le travail manuel, l'adresse et la magie, un amour féroce et
jaloux, le désir empreint au cœur des nains. Alors, quelque chose de
tookien s'éveilla en lui, et il souhaita aller voir les grandes
montagnes, entendre les pins et les cascades, explorer les cavernes et porter
une épée au lieu d'une canne. Il regarda par la fenêtre. Les
étoiles luisaient au-dessus des arbres dans le ciel noir. Il pensa aux
joyaux des nains, scintillant dans des cavernes obscures. Soudain dans la
forêt au delà de l'Eau s'éleva une flamme - sans doute
quelqu'un allumait-il un feu de bois - et il vit en imagination des dragons
pillards s'installer sur sa tranquille Colline pour la mettre toute à
feu. Il frissonna ; et, très vite, il redevint M. Baggins de
Bag-End, Sous La Colline.
Il se leva, tremblant. Il se sentait une
certaine velléité d'aller chercher la lampe et une
velléité plus certaine encore d'en faire semblant, d'aller se
cacher derrière les tonneaux de bière dans la cave et de n'en
point remonter que tous les nains n'en fussent repartis. Il s'aperçut
tout à coup que la musique et le chant avaient cessé et que tous
le regardaient avec des yeux qui brillaient dans
l'obscurité.
- Où allez-vous ? demanda
Thorïn, d'un ton qui laissait supposer qu'il devinait les deux aspects de
la pensée du hobbit.
- Si j'apportais un peu de
lumière ? dit Bilbo d'un ton d'excuse.
- Nous aimons
l'obscurité déclarèrent tous les nains d'une seule voix.
L'obscurité pour les affaires obscures ! Il y a encore bien des
heures d'ici l'aube.
- Bien sûr ! dit
Bilbo.
Et il s'assit précipitamment derrière le
garde-feu, culbutant avec fracas pelle et
tisonnier.
- Chut ! dit Gandalf. Laissez parler
Thorïn !
Et voici comment Thorïn entama son
discours :
- Gandalf, nains et monsieur Baggins ! Nous
voici tous réunis dans la maison de notre ami et compagnon-conspirateur
ce très excellent et audacieux hobbit - puisse le poil de ses pieds
ne jamais tomber ! Louange à son vin et à sa
bière !...
Il s'arrêta pour reprendre son souffle
et attendre une remarque polie de la part du hobbit, mais les compliments
n'avaient pas le moindre effet sur le pauvre Bilbo Baggins, qui agitait les
lèvres en protestation contre l'appellation
d'audacieux et, pis
encore, de
compagnon-conspirateur, encore qu'aucun son ne sortît
tant il était réduit à quia. Thorïn poursuivit
donc :
- Nous nous sommes réunis pour discuter de
nos plans, de nos voies et moyens, de la politique a suivre. Peu avant le lever
du jour nous allons partir pour notre longue expédition, une
expédition dont certains d'entre nous - il se peut même aucun
(à l'exception de notre ami et conseiller, l'ingénieux magicien
Gandalf) - ne reviendront peut-être pas. C'est un moment solennel.
Notre objet est bien connu de tous, j'imagine. Mais pour l'estimable M. Baggins
et peut-être aussi pour un ou deux des plus jeunes nains (je ne pense pas
me tromper en nommant Kili et Fili, par exemple), la situation telle qu'elle se
présente exactement en ce moment appelle peut-être une brève
explication...
C'était là le style de Thorïn, nain
important. Si on lui en avait laissé la liberté, il aurait sans
doute continué ainsi tant qu'il aurait eu du souffle, sans rien dire qui
ne fût déjà connu de tous. Mais il fut brutalement
interrompu. Le pauvre Bilbo ne put en supporter davantage. Au
ne reviendront
peut-être pas, il sentit monter en lui un cri, lequel cri ne tarda pas
à s'échapper comme le sifflet d'une locomotive sortant d'un
tunnel. Tous les nains sautèrent en l'air, renversant la table. Gandalf
fit jaillir une lumière bleue du bout de sa canne, et, dans son
éclat de feu d'artifice, on put voir le pauvre petit hobbit à
genoux sur la carpette du foyer, tremblant comme une gelée fondante. Puis
il s 'écroula tout de son long sur le sol, criant sans arrêt :
« Foudroyé, je suis foudroyé ! » Et ce
fut tout ce qu'on put tirer de lui pendant un long moment. On s'en
débarrassa donc en le portant sur le sofa du salon, où on le
laissa avec une boisson à côté de lui, et tous
retournèrent à leur sombre affaire.
- Quel
garçon émotif, dit Gandalf, tandis qu'ils reprenaient place. Il a
parfois de curieuses crises, mais c'est un des meilleurs, oui, un des
meilleurs - aussi féroce qu'un dragon affamé.
Si
vous avez jamais vu un dragon affamé, vous concevrez que ce
n'était là qu'exagération poétique, appliquée
à n'importe quel hobbit, fût-ce même
l'arrière-grand-oncle du Vieux Took,
Bullroarer
[2], lequel était si
énorme (pour un hobbit) qu'il pouvait monter un cheval. Il avait
chargé les rangs des gobelins du Mont Gram à la Bataille des
Champs Verts et fait sauter la tête de leur roi Golfimbul d'un coup de
gourdin. Laquelle tête avait volé cent mètres dans l'air
pour retomber dans un terrier de lapin ; et c'est ainsi que fut
gagnée la bataille, tout en même temps que fut inventé le
jeu de golf.
Mais cependant, le descendant plus doux de Bullroarer se
remettait dans le salon. Au bout d'un moment et après avoir bu un petit
coup, il se coula craintivement jusqu'à la porte du parloir. Voici ce
qu'il entendit (c'était Gloïn qui
parlait) :
- Hum ! (ou quelque ébrouement de ce
genre). Croyez-vous qu'il fera l'affaire ? Gandalf a beau dire que ce
hobbit est féroce, c'est possible, mais un seul cri tel que
celui-là poussé dans un moment d'excitation suffirait à
réveiller le dragon et toute sa famille et nous faire tous tuer. M'est
avis qu'il était davantage de peur que d'excitation ! En fait,
n'eût été le signe sur la porte, j'aurais été
certain que nous avions fait erreur sur la maison. Dès le premier coup
d'œil sur le petit bonhomme qui s'agitait tout haletant sur le paillasson,
j'ai éprouvé des doutes. Il a davantage l'air d'un épicier
que d'un cambrioleur !
M. Baggins tourna alors la poignée
et entra. Son côté Took l'avait emporté. Il sentait soudain
qu'il se passerait de lit et de petit déjeuner pour être
jugé féroce. Quant au « petit bonhomme qui s'agitait sur
le paillasson », cela le rendait presque réellement
féroce. A maintes reprises, par la suite, le côté Baggins
devait regretter ce qu'il faisait à présent, et il devait se dire
alors : « Bilbo, tu as été stupide ; tu es
entré tout droit pour faire la
bêtise. »
- Excusez-moi d'avoir surpris vos
derniers mots, dit-il. Je ne prétends pas comprendre de quoi vous
parliez, ni votre allusion à des cambrioleurs ; mais je ne crois pas
me tromper en pensant (c'était ce qu'il appelait le prendre de haut) que
vous me jugez incapable. Il n'y a aucun signe à ma porte - elle a
été peinte la semaine dernière - et je suis bien
certain que vous vous êtes trompés de maison. Dès que j'ai
vu vos drôles de têtes sur le seuil, j'ai eu quelques doutes. Mais
faites comme si c'était la bonne. Dites-moi ce que vous voulez, et je
tâcherai de l'accomplir, dussé-je marcher d'ici à l'est de
l'Est et combattre les sauvages vers dans le Dernier Désert. Un de mes
arrière-arrière-grands-oncles, Bullroarer Took
autrefois...
- Oui, oui, mais ça, c'était il y a
bien longtemps, dit Gloïn. Je parlais de
vous. Et je vous assure
qu'il y a une marque sur cette porte - le signe habituel dans le
métier, ou enfin qui l'était.
Cambrioleur désire bon
boulot, comportant sensations fortes et rémunération
raisonnable, voilà ce qu'elle signifie couramment. Vous pouvez dire
chercheur de trésor expert au lieu de
cambrioleur, si vous
le préférez. C'est ce que font certains. Pour nous, c'est tout un.
Gandalf nous avait dit qu'il y avait ici un homme de ce genre qui cherchait un
boulot immédiat et qu'il avait ménagé une rencontre ici ce
mercredi à l'heure du thé.
- Bien sûr qu'il
y a une marque, dit Gandalf, je l'y ai mise moi-même. Pour d'excellentes
rai sons. Vous m'aviez demandé de trouver un quatorzième pour
votre expédition, et j'ai choisi M. Baggins. Qu'un seul d'entre vous dise
que je me suis trompé d'homme ou de maison, et vous pouvez vous en tenir
à treize et encourir toute la malchance que vous voudrez, ou retourner
à l'extraction du charbon.
Il écrasa Gloïn d'un
regard si furieux et menaçant que le nain se tassa sur sa chaise ;
et, quand Bilbo fit mine d'ouvrir la bouche pour poser une question, il se
tourna et le regarda si sévèrement, projetant en avant ses
sourcils broussailleux, que le hobbit referma la bouche en faisant claquer ses
dents et garda les lèvres serrées.
- Bon, dit
Gandalf. Assez de discussion. J'ai choisi M. Baggins, et cela devrait vous
suffire, à tous tant que vous êtes. Si je dis que c'est un
cambrioleur, c'est un cambrioleur, ou il le sera le moment venu. Il y a beaucoup
plus en lui que vous ne le soupçonnez, et passablement plus qu'il ne le
soupçonne lui-même. Vous me remercierez (peut être) un jour.
Et maintenant, Bilbo, allez chercher la lampe, que l'on fasse un peu de
lumière sur tout cela.
Dans la lumière d'une grande
lampe à abat-jour rouge, il étala sur la table un morceau de
parchemin qui ressemblait à une carte.
- Ceci fut
tracé par Thror, votre grand-père, Thorïn, dit-il en
réponse aux questions impatientes des nains. C'est un plan de la
Montagne.
- Je ne vois pas trop en quoi cela pourra nous aider,
dit Thorïn d'un air déçu, après y avoir jeté un
coup d'œil. J'ai assez bon souvenir de la Montagne et de la région
environnante. Et je sais où se trouvent Miroton et la Lande
Desséchée, où se reproduisent les grands
dragons.
- Sur la Montagne est marqué en rouge un dragon,
dit Balïn, mais il sera assez facile de le trouver sans cela, si jamais
nous arrivons jusque-là.
- Il y a un point que vous
n'avez pas remarqué, dit le magicien, et c'est l'entrée
secrète. Vous voyez cette rune sur le côté ouest et la main
qui la distingué des autres runes ? Elle marque un passage
caché vers les Salles Inférieures.
- Il a pu
être secret autrefois, dit Thorïn, mais comment savoir s'il l'est
encore ? Le Vieux Smaug a vécu là assez longtemps pour
découvrir tout ce qu'il y a à connaître de ces
cavernes.
- Peut-être, mais il n'a pu l'utiliser depuis
bien des années.
- Pourquoi
donc ?
- Parce que le passage est trop petit.
« La porte a cinq pieds de haut et trois peuvent passer de
front », disent les runes, mais Smaug ne pourrait ramper par un trou
de cette dimension, pas même quand il n'était qu'un petit dragon,
et certainement pas après avoir dévoré tant de nains et
d'hommes de Dale.
- Cela me paraît un très grand
trou vagit Bilbo (qui n'avait aucune expérience des dragons, et seulement
de trous de hobbits).
Il oublia d'observer le silence, tant son
intérêt était de nouveau excité. Il adorait les
cartes, et dans son vestibule en était suspendue une grande
représentant tout le Pays d'Alentour, sur laquelle étaient
tracées en rouge toutes ses promenades
favorites.
- Comment pourrait-on tenir une si grande porte
secrète pour tous à l'extérieur, hormis le dragon ?
demanda-t-il. (Ce n'était qu'un petit hobbit,
rappelez-vous.)
- Il y avait bien des manières, dit
Gandalf. Mais laquelle a été utilisée pour cette porte-ci,
nous ne le saurons qu'en allant voir sur place. D'après les indications
de la carte, je penserais qu'il y a une porte fermée, qui a
été faite à la ressemblance exacte du flanc de la Montagne.
C'est là la méthode habituelle aux nains - je ne pense pas me
tromper, n'est-ce pas ?
- C'est tout à fait exact,
dit Thorïn.
- Et puis, poursuivit Gandalf, j'ai
oublié de mentionner qu'avec la carte il y avait une curieuse petite
clef. La voici ! dit-il, tendant à Thorïn une clef d'argent au
long canon et aux bouterolles compliquées. Gardez-la
soigneusement !
Oui, certes, dit Thorïn.
Et il
l'accrocha à une belle chaîne qu'il avait au cou sous sa
veste.
- A présent, les choses se présentent sous
un meilleur jour. Cette nouvelle améliore grandement les perspectives.
Jusqu'à présent, nous n'avions aucune idée claire sur ce
qu'il convenait de faire. Nous pensions nous diriger vers l'est jusqu'au Long
Lac, avec toute la prudence et le silence possibles. C'est après cela que
les difficultés commenceraient...
- Ce ne sera pas tout
de suite, pour autant que je connaisse les routes de l'Est, dit Gandalf,
l'interrompant.
- De là, nous pourrions remonter le long
de la Rivière Courante, continua Thorïn sans prêter attention,
et gagner ainsi les ruines de Dale - la vieille ville qui se trouve
là, dans la vallée, au pied de la Montagne. Mais nous n'aimons ni
les uns ni les autres l'idée de la Porte Principale. La rivière en
sort tout droit par le grand à-pic au sud de la Montagne, et c'est aussi
par là que sort le dragon - beaucoup trop souvent, à moins
qu'il n'ait changé ses habitudes.
- Cela ne servirait
à rien, dit le magicien, tout au moins sans un puissant guerrier, pour ne
pas dire un Héros. J'ai essayé d'en trouver un, mais les guerriers
sont occupés à batailler entre eux dans des pays lointains, et
dans cette région les héros sont rares, sinon simplement
introuvables. Par ici, les épées sont pour la plupart
émoussées, les haches, on s'en sert pour les arbres, et les
boucliers servent de berceaux ou de couvercles de plats ; quant aux
dragons, ils se trouvent à une distance tout à fait rassurante
(et, partant, relèvent de la légende). C'est pourquoi je me suis
décidé pour le
cambriolage surtout quand j'ai
repensé à l'existence de cette Petite porte. Et voici notre petit
Bilbo Baggins,
le cambrioleur, le cambrioleur choisi et trié sur
le volet. Ainsi donc, poursuivons et dressons des plans.
- Bon,
dit Thorïn, à supposer que l'expert-cambrioleur nous donne des
idées ou fasse des suggestions.
Il se tourna vers Bilbo avec
une ironique politesse.
- Je voudrais d'abord en savoir un peu
plus long, dit celui-ci, tout confus et intérieurement un peu tremblant,
mais, jusque-là, toujours décidé par son côté
Took à poursuivre. Je veux dire en ce qui concerne l'or, le dragon et
tout ça ; comment est-il venu là, à qui appartient-il,
et ainsi de suite ?
- Dieu me bénisse ! dit
Thorïn. N'avez-vous pas une carte ? N'avez-vous pas entendu notre
chanson ? Et n'avons-nous pas parlé de la chose toutes ces
dernières heures ?
- Tout de même, j'aimerais
que tout cela soit clair et net, dit-il avec obstination, arborant sa
manière positive (d'ordinaire réservée aux gens qui
essayaient de lui emprunter de l'argent) et faisant de son mieux pour
paraître sage, prudent et expert et être à la hauteur de la
recommandation de Gandalf. J'aimerais aussi savoir quels seront les risques, les
débours, le temps requis, la rémunération, etc. (par quoi
il entendait : « Qu'en retirerai-je ? et rentrerai-je
vivant ? »).
- Oh, bon ! dit Thorïn. Il
y a longtemps, du temps de mon grand-père Thor, notre famille fut
chassée du Grand Nord et elle revint avec tous ses biens et ses outils
à cette Montagne marquée sur la carte. Elle avait
été découverte par mon lointain ancêtre, Thraïn
l'Ancien ; mais alors, ils creusèrent des mines et des tunnels et
bâtirent de plus grandes salles et de plus grands ateliers - en plus
de cela, je crois qu'ils trouvèrent beaucoup d'or et beaucoup de pierres
précieuses aussi. En tout cas, ils devinrent immensément riches et
fameux ; mon grand-père devint Roi sous la Montagne et il fut
traité avec grand respect par les hommes qui vivaient vers le sud et
s'installaient graduellement le long de la Rivière Courante
jusqu'à la vallée au pied de la Montagne. Ils
édifièrent en ce temps-là l'aimable Dale. Les Rois avaient
accoutumé d'appeler nos forgerons et de récompenser très
richement même les moins habiles. Les pères nous suppliaient de
prendre leurs fils comme apprentis et nous payaient libéralement, surtout
en vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nous
procurer par nous-mêmes. Somme toute, ce fut pour nous un heureux temps,
et le plus pauvre d'entre nous avait de l'argent à dépenser ou
à prêter, et le loisir de fabriquer de beaux objets par simple
plaisir, sans parler des jouets les plus merveilleux et les plus magiques, tels
que l'on n'en trouve plus aujourd'hui dans le monde. Ainsi, les salles de mon
grand-père regorgeaient-elles d'armures, de joyaux, de ciselures et de
coupes, et le marché aux jouets de Dale était la merveille du
Nord.
« Ce fut sans nul doute ce qui attira le dragon. Les
dragons volent aux hommes, aux elfes et aux nains l'or et les bijoux, partout
où ils peuvent les trouver; et ils conservent leur butin tant qu'ils sont
vivants (ce qui est pratiquement à jamais, à moins qu'ils ne
soient tués), sans jamais en goûter le tintement d'airain. En fait,
ils savent à peine dis cerner un beau travail d'un mauvais, encore qu'ils
aient d'ordinaire une bonne idée de la valeur marchande courante ;
et ils sont incapables de rien faire par eux-mêmes, fût-ce
même réparer une écaille mal assujettie de leur armure. Il y
avait en ce temps-là dans le Nord des quantités de dragons, et
l'or s'y faisait sans doute rare, alors que tous les nains fuyaient vers le sud
ou étaient tués, sans compter que le gaspillage et la destruction
commis par les dragons empiraient de jour en jour. Il y avait un ver
particulièrement avide, fort et méchant, du nom de Smaug. Un jour,
il s'envola et vint dans le Sud. La première annonce que nous en
eûmes fut un bruit semblable à celui d'un ouragan en provenance du
nord et le grincement et le craquement des pins de la Montagne sous l'assaut du
vent. Quelques-uns des nains qui se trouvaient dehors (j'en étais par
chance - beau gars aventureux à l'époque, toujours le nez au
vent, ce qui me sauva la vie ce jour-là) - or donc, d'une assez
grande distance, nous vîmes le dragon se poser sur notre montagne dans une
trombe de feu. Puis il descendit la pente et, quand il atteignit les bois, ils
se mirent tous à flamber. A ce moment, toutes les cloches de Dale
sonnèrent, et les guerriers prirent les armes. Les nains se
précipitèrent par leur grande porte ; mais le dragon
était là qui les attendait. Aucun ne s'échappa de ce
côté. De la rivière s'éleva une grande vapeur ;
un brouillard s'étendit sur Dale et du milieu de ce brouillard le dragon
fondit sur eux et détruisit la plupart des guerriers -
c'était toujours la même malheureuse histoire, trop courante en ce
temps-là. Après quoi, il retourna se glisser sous la Porte
Principale et fit place nette dans tous les passages, les tunnels, les
allées, les caves, les salles et les appartements. Il ne resta plus alors
sous la montagne un seul nain vivant, et le ver s'empara de tous nos biens. Sans
doute les a-t-il amassés loin à l'intérieur en un seul
grand tas dont il se sert comme de lit pour dormir, car c'est la façon
des dragons. Par la suite, il prit l'habitude de se glisser la nuit hors de la
grande porte et de venir à Dale, d'où il enlevait des gens,
particulièrement des jeunes filles, pour les dévorer,
jusqu'à ce qu'enfin la ville fût ruinée et tous les
habitants morts ou partis. Ce qui se passe là-bas maintenant, je n'en
sais rien de précis, mais je suppose que personne ne vit aujourd'hui plus
près de la Montagne que l'extrémité du Long
Lac.
« Les quelques-uns d'entre nous qui étaient
bien à l'extérieur s'assirent pour pleurer en cachette, maudissant
Smaug ; et là, nous fûmes rejoints de façon inattendue
par mon père et mon grand-père, dont les barbes étaient
roussies. Ils avaient un air très sombre, mais ils ne dirent que
très peu de chose. Quand je leur demandai comment ils s'étaient
échappés, ils m'invitèrent à me taire, me disant que
je le saurais en temps utile. Après cela, nous partîmes, et nous
dûmes gagner notre vie tant bien que mal en errant dans le pays, nous
abaissant parfois jusqu'à la tâche de maréchal- ferrant ou
même de mineur. Mais nous n'avons jamais oublié notre trésor
volé. Et même aujourd'hui que nous avons mis passablement de
côté et que nous ne sommes pas si mal en point, je l'avoue (ici,
Thorïn caressa la chaîne d'or qu'il portait au cou), nous entendons
toujours le récupérer et faire subir à Smaug, si nous le
pouvons, l'effet de nos malédictions
.« Je me
suis souvent interrogé sur la façon dont mon père et mon
grand-père s'étaient échappés. Je vois maintenant
qu'ils devaient disposer d'une porte dérobée, d'eux seuls connue.
Mais ils avaient apparemment dressé une carte, et j'aimerais savoir
comment Gandalf s'en est emparé, alors qu'elle aurait dû
m'échoir, à moi leur héritier
légitime.
- Je ne m'en suis pas
« emparé », elle m'a été donnée,
dit le magicien. Votre grand-père Thror fut tué par Azog le
Gobelin dans les mines de Moria, vous vous en
souvenez.
- Oui, maudit soit-il, dit
Thorïn.
- Et Thraïn, votre père, partit le 21
avril, il y a eu cent ans jeudi dernier, et vous ne l'avez jamais revu depuis
lors...
- C'est exact, oui, dit
Thorïn.
- Eh bien, votre père m'a remis ceci afin
que je vous le donne ; et si j'ai choisi mon propre moment et ma propre
façon pour ce faire, vous ne sauriez m'en blâmer, vu la
difficulté que j'ai eue à vous trouver. Votre père ne se
souvenait pas de son propre nom quand il m'a remis le papier, et il ne m'a
jamais dit le vôtre ; de sorte que j'estime, somme toute,
mériter des louanges et des remerciements ! Voici le document,
dit-il, tendant la carte à Thorïn.
- Je ne comprends
pas, dit Thorïn.
Et Bilbo eut le sentiment qu'il aurait
aimé dire la même chose. L'explication ne semblait rien
expliquer.
- Votre grand-père, reprit le magicien avec
lenteur et sévérité, avait donné la carte à
son fils pour plus de sécurité avant de se rendre aux mines de
Moria. Après la mort de votre grand-père, votre père s'en
fut tenter sa chance avec la carte ; et il eut des tas d'aventures des plus
pénibles, mais il n'arriva jamais près de la Montagne. Comment il
y aboutit, je l'ignore ; toujours est-il que je le trouvai prisonnier dans
les cachots du Nécromancien.
- Que diable faisiez-vous
là ? demanda Thorïn avec un frisson.
Et tous les
nains frémirent.
- N'importe. Je prenais mes renseignements,
comme d'ordinaire ; et c'était une vilaine et dangereuse affaire,
certes. Même moi, Gandalf, je n 'échappai que de justesse. J'ai
essayé de sauver votre père, mais il était trop tard. Il
avait perdu la raison ; il divaguait et avait presque tout oublié,
hormis la carte et la clef.
- Il y a longtemps que nous avons
fait payer les gobelins de Moria, dit Thorïn ; il va nous falloir
accorder une pensée au Nécromancien.
- Ne soyez
pas absurde ! C'est un ennemi dont le pouvoir est bien au-dessus de tous
les nains réunis, pût-on même les rassembler de nouveau des
quatre coins du monde. Le seul vœu de votre père était que
son fils lût la carte et se servît de la clef. Le dragon et la
Montagne sont des tâches plus que suffisantes pour
vous !
- Ecoutez ! Ecoutez ! pensa Bilbo qui, par
mégarde, prononça ces mots à haute
voix.
- Ecoutez quoi ? dirent-ils tous, se tournant soudain
vers lui.
Et son trouble fut tel qu'il
s'écria :
- Ecoutez ce que j'ai à
dire !
- Et qu'est-ce que c'est ?
demandèrent-ils.
- Eh bien, je trouve que vous devriez
aller du côté de l'Est et examiner un peu les choses. Après
tout, il y a cette porte dérobée, et les dragons doivent bien
dormir parfois, je suppose. Si vous restez assez longtemps sur le seuil, je suis
sûr que vous aurez une idée. Et puis, après tout, je pense
que nous avons assez discuté pour ce soir, si vous voyez ce que je veux
dire. Que penseriez-vous d'aller se coucher, de partir de bonne heure,
etc. ? Je vous donnerai un bon petit déjeuner avant votre
départ.
- Avant notre départ, vous voulez dire, je
pense, fit Thorïn. N'est-ce pas vous, le Cambrioleur ? Et ne vous
revient-il pas de rester, vous, sur le seuil, si ce n'est de passer de l'autre
côté de la porte ? Mais je suis d'accord pour le coucher et le
petit déjeuner. J'aime avoir six oeufs avec mon jambon quand je pars en
voyage : sur le plat, pas pochés, et faites attention à ne
pas les crever.
Quand tous les autres eurent commandé leur
petit déjeuner, sans le moindre « s'il vous plaît»
(ce qui ennuya fort Bilbo), ils se levèrent d'un commun ensemble. Le
hobbit dut trouver une place pour chacun ; il remplit toutes ses chambres
d'amis, fit des lits sur des fauteuils et des sofas, et, quand il eut enfin
casé tout son monde, il gagna son propre petit lit, très
fatigué et pas entièrement heureux. Il était une chose
qu'il avait bien décidée : c'était de ne pas se
soucier de se lever très tôt pour préparer le sacré
petit déjeuner de tous les autres. L'influence Took s'effaçait, et
il n'était plus bien sûr de partir le lendemain matin pour un
voyage quelconque.
Couché dans son lit, il entendait
Thorïn qui continuait à fredonner pour lui-même dans la
meilleure chambre, voisine :
Loin au delà des
montagnes froides et embrumées
Vers des cachots profonds et
d'antiques cavernes,
Il nous faut aller avant le lever du jour
Pour trouver notre or longtemps oublié.
Bilbo s'endormit avec cet
écho dans les oreilles et il en eut des rêves peu agréables.
Ce ne fut que longtemps après le lever du jour qu'il
s'éveilla.
Bilbo sauta à bas de son lit et, après avoir enfilé sa
robe de chambre, il se rendit dans la salle à manger. Là, il ne
vit personne, mais il y avait tous les signes d'un plantureux déjeuner
pris à la hâte. Dans toute la pièce régnait un
affreux désordre et, dans la cuisine, il constata la présence de
quantité de pots sales. Il semblait que l'on eût usé de la
presque totalité de ce qu'il possédait en fait de pots et de
casseroles. Le lavage de la vaisselle était tristement réel, et
Bilbo fut bien obligé de croire que la réception de la veille ne
relevait pas de ses mauvais rêves comme il s'était plu à
l'espérer. En vérité, il se sentait plutôt
soulagé, tout compte fait, à la pensée qu'ils
étaient tous partis sans lui et sans se préoccuper de le
réveiller (« mais sans même un merci »,
pensa-t-il) ; et pourtant, d'un certain côté, il ne pouvait se
retenir d'éprouver un brin de déception. Ce sentiment le
surprit.
« Ne sois pas stupide, Bilbo Baggins ! se
dit-il ; à ton âge, penser à des dragons et à
toutes ces fariboles de bout du monde ! »
Il passa
donc un tablier, alluma des feux, mit de l'eau à bouillir et fit la
vaisselle. Après quoi, il prit un bon petit déjeuner dans la
cuisine avant de nettoyer la salle à manger. A ce moment, le soleil
brillait ; et la porte de devant, ouverte, laissait pénétrer
une tiède brise printanière. Bilbo se mit à siffler avec
force et à oublier la soirée de la veille. En fait, il s'asseyait
juste devant un second et agréable petit déjeuner dans la salle
à manger à côté de la fenêtre ouverte,
lorsqu'entra Gandalf.
- Alors, mon cher, dit-il, quand
allez-vous vous décider à venir ? On avait parlé d'un
départ à l'aube - et vous voilà en train de prendre
votre petit déjeuner, ou je ne sais comment vous appelez cela, à
10 heures et demie ! Ils vous ont laissé le mot, parce qu'ils ne
pouvaient attendre.
- Quel mot ? dit le pauvre Baggins,
tout en émoi.
- Par les Grands Eléphants !
s'écria Gandalf, vous n'êtes pas dans votre assiette, ce
matin - vous n'avez même pas épousseté la
cheminée !
- Qu'est-ce que cela a à voir avec
la question ? J'ai eu assez à faire avec la vaisselle de quatorze
personnes !
- Si vous aviez épousseté la
cheminée, vous auriez trouvé ceci glissé sous la pendule,
dit Gandalf, tendant à Bilbo une lettre (écrite sur son propre
papier, naturellement).
Voici ce qu'il
lut :
« Thorïn et Cie au Cambrioleur Bilbo,
salut ! Nos plus sincères remerciements pour votre
hospitalité, et notre reconnaisante acceptation de votre offre
d'assistance technique. Conditions : payement à la livraison,
jusqu'à concurrence d'un quatorzième des bénéfices
totaux (s'il y en a), tous frais de voyage garantis en tout état de
cause ; frais d'enterrement à notre charge ou à celle de nos
représentants s'il y a lieu et si la question n'est pas
réglée autrement.
« Jugeant inutile de
déranger votre repos estimé, nous sommes partis en avant pour
faire les préparatifs requis, et nous attendrons votre personne
respectée à l'auberge du Dragon Vert, Près de L'Eau,
à 11 heures précises. Comptant sur votre
ponctualité,
Nous avons l'honneur d'être vos
profondément dévoués, Thorïn et
Cie. »
- Cela ne vous laisse que dix minutes. Il vous faudra courir, dit
Gandalf.
- Mais..., fit Bilbo.
- Il n'y a pas le
temps, dit le magicien.
- Mais..., répéta
Bilbo.
- Pas le temps pour cela non plus !
Ouste !
Jusqu a la fin de ses jours, Bilbo ne devait jamais se
rappeler comment il s'était trouvé dehors, sans chapeau, sans
canne, sans argent, sans rien de ce qu'il prenait généralement
pour sortir ; il avait laissé son second petit déjeuner
à demi consommé, la vaisselle aucunement faite, ayant
fourré ses clefs dans la main de Gandalf, il avait dévalé
le chemin de toute la vitesse de ses pieds poilus, passé devant le grand
Moulin, traversé L'Eau et poursuivi sur une bonne
demi-lieue.
Il était bien essoufflé, en arrivant
à Près de L'Eau comme 11 heures sonnaient, et il constata alors
qu'il avait oublié son mouchoir !
- Bravo !
s'écria Balïn qui, du seuil, surveillait la route.
A ce
moment, tous les autres tournèrent le coin, venant du village. Ils
étaient montés sur des poneys, dont chacun était
chargé de tout un attirail de bagages, ballots, paquets. Il y en avait un
très petit, apparemment destiné à
Bilbo.
- En selle, tous les deux, et partons ! dit
Thorïn.
- Je suis navré, dit Bilbo, mais je suis
venu sans chapeau, je n'ai pas de mouchoir et je n'ai pas d'argent. Je n'ai
trouvé votre mot qu'à 10 h 45, pour être
précis.
- Ne soyez pas précis, dit Dwalïn, et
ne vous en faites pas ! Il vous faudra vous passer de mouchoir et de bien
d'autres choses avant d'arriver au terme du voyage. Quant au chapeau, j'ai dans
mes bagages un capuchon et une cape de rechange.
Et voilà
comment ils partirent de l'auberge, par un beau matin juste avant le mois de
mai, au petit trot de poneys bien chargés ; et Bilbo portait un
capuchon vert foncé (un peu délavé par les
intempéries) et une cape de même couleur, empruntés à
Dwalïn. Ils étaient trop grands pour lui, et il avait un air assez
comique. Ce que son père Bungo aurait pensé de lui, je n'ose pas y
songer. Sa seule consolation était de ne pouvoir être pris pour un
nain, puisqu'il n'avait pas de barbe.
Ils n'avaient pas parcouru
beaucoup de chemin que parut Gandalf, splendidement monté sur un cheval
blanc. Il apportait une provision de mouchoirs, ainsi que la pipe et le tabac de
Bilbo. Aussi, après cela, le groupe poursuivit son chemin tout à
fait gaiement ; on raconta des histoires, on chanta des chansons en
chevauchant toute la journée, hormis naturellement les arrêts pour
les repas. Ceux-ci ne se produisaient pas tout à fait aussi souvent que
Bilbo l'eût souhaité, mais il commençait cependant à
trouver que les aventures n'étaient pas si désagréables,
après tout.
On avait commencé par traverser une
région de hobbits, un pays convenable habité par d'honnêtes
gens, avec de bonnes routes, quelques auberges et de temps à autre un
nain ou un fermier, se rendant d'un pas tranquille à ses affaires. Puis,
on était arrivé à des contrées où les gens
usaient d'un langage étrange et chantaient des chansons que Bilbo n'avait
jamais entendues. Et maintenant on avait pénétré loin
à l'intérieur des Terres Solitaires, où on ne voyait plus
personne, où il n'y avait plus d'auberges et où les routes
devenaient franchement mauvaises. Non loin devant eux, s'élevaient, de
plus en plus haut, de mornes collines, couvertes d'arbres noirs. Certaines
étaient couronnées de vieux châteaux à l'air
sinistre, comme s'ils avaient été construits par de mauvaises
gens. Tout révélait un aspect sombre, car le temps avait pris
mauvaise tournure. Jusque-là, il avait été aussi beau qu'il
peut l'être au mois de mai, comme dans des contes joyeux ; mais
à pré sent, il faisait froid et humide. Dans les Terres
Solitaires, ils avaient dû camper quand ils le pouvaient, mais au moins y
faisait-il sec.
- Dire que ce sera bientôt juin, grogna
Bilbo, qui barbotait derrière les autres dans un sentier fort
boueux.
Le moment du thé était passé ; il
pleuvait à verse, comme il avait fait tout le long de la
journée ; son capuchon lui dégouttait dans les yeux, sa cape
était saturée d'eau ; le poney était fatigué et
bronchait sur les pierres ; les autres étaient trop maussades pour
parler.
« Et je suis sur que la pluie s'est
infiltrée dans les vêtements secs et dans les sacs de provisions,
pensa Bilbo. La peste soit de la cambriole et de tout ce qui y touche ! Je
voudrais bien être chez moi, au coin du feu, dans mon gentil trou, avec la
bouilloire en train de commencer à
chanter ! »
Ce ne devait pas être la
dernière fois qu'il se disait cela !
Les nains
continuaient cependant à trotter, sans jamais se retourner ni
prêter attention au hobbit. Quelque part derrière les nuages gris,
le soleil avait dû se coucher, car il commençait à faire
sombre, tandis qu'ils descendaient dans une vallée profonde, au fond de
laquelle coulait une rivière. Le vent se leva, et les saules, le long des
rives, se courbaient en gémissant. Heureusement, la route passait sur un
vieux pont de pierre, car la rivière, enflée par les pluies,
descendait impétueusement des collines et des montagnes du
Nord.
Quand ils eurent traversé, il faisait presque nuit. Le
vent dispersa les nuages gris, et une lune vagabonde parut au-dessus des
collines parmi les lambeaux flottants. Ils s'arrêtèrent alors et
Thorïn murmura quelque chose au sujet du souper :
- Et
où trouver un coin sec pour dormir ?
Ce fut à ce
moment seulement qu'ils s'aperçurent de l'absence de Gandalf.
Jusque-là, il les avait accompagnés tout du long, sans jamais dire
s'il prenait part à l'expédition ou s'il leur faisait juste un
bout de conduite. Il avait tenu la tête pour ce qui était de
manger, de parler et de rire. Mais maintenant, il avait tout simplement
disparu !
- Et précisément au moment
où un magicien aurait été le plus utile !
grognèrent Dori et Nori (qui partageaient les vues du hobbit sur la
nécessité de repas abondants et fréquents).
Ils
décidèrent finalement de camper là où ils se
trouvaient. Ils gagnèrent un bouquet d'arbres et, bien qu'à cet
abri le terrain fût plus sec, le vent faisait tomber les gouttes des
feuilles et le ruissellement était extrêmement
désagréable. Et la malice semblait avoir gagné le feu. Les
nains peuvent faire du feu à peu près n'importe où avec
à peu près n'importe quoi, qu'il y ait du vent ou non ; mais
ce soir-là, ils n'y parvinrent pas, même pas Oïn et
Gloïn, qui étaient particulièrement experts.
Et
puis, l'un des poneys, prenant peur sans raison, fit haut le pied et se
précipita dans la rivière avant qu'on ne pût le rattraper.
Pour l'en ressortir, Fili et Kili furent bien près de se noyer, tandis
que tout le bagage qu'il portait était arraché de son dos.
Naturellement, c'était surtout de la nourriture, et il resta bien peu de
chose pour le dîner et moins encore pour le petit
déjeuner.
Les voilà donc assis, maussades,
mouillés et marmonnant, tandis qu'Oïn et Gloïn persistaient
dans leurs efforts pour allumer le feu et se querellaient à ce sujet.
Bilbo méditait tristement sur ce que les aventures ne consistent pas
toujours en promenades à dos de poney dans le soleil de mai, quand
Balïn, leur guetteur attitré,
s'écria :
- Il y a une lumière
là-bas !
Une colline s'élevait à quelque
distance, avec des arbres, par endroits assez épais. Du milieu de la
masse sombre, ils virent alors briller une lumière rougeâtre
à l'aspect réconfortant, comme d'un feu ou de torches
clignotantes.
Après un moment de contemplation, ils se mirent
à discuter. Les uns disaient « non », d'autres
« oui ». Certains déclarèrent qu'il n'y avait
qu'à aller voir et que tout valait mieux qu'un maigre souper, un petit
déjeuner plus maigre encore et des vêtements humides pour la nuit
entière.
D'autres
répondirent :
- Ces régions sont assez peu
connues, et elles sont trop proches des montagnes. Les voyageurs viennent
rarement par ici, à présent. Les vieilles cartes ne sont d'aucune
utilité : les choses ont changé en mal, et la route n'est pas
gardée. Ils ont même à peine entendu parler du roi dans ces
parages, et moins vous vous montrerez curieux en les traversant, moins vous
risquerez sans doute d'ennuis.
Certains
dirent :
- Après tous, nous sommes
quatorze.
D'autres
demandèrent :
- Où est passé
Gandalf ?
Cette remarque, tout le monde la répéta.
Et alors la pluie se mit à tomber à torrents plus fort que jamais,
et Oïn et Gloïn commencèrent à se
battre.
Cela décida de la
question :
- Après tout, nous avons avec nous un
cambrioleur, dirent-ils.
Et ils décampèrent, poussant
leurs poneys (avec toute la prudence voulue) en direction de la lumière.
Ils arrivèrent à la colline et furent bientôt dans le bois.
Ils commencèrent à grimper, mais on ne voyait aucun sentier
tracé susceptible de mener à une maison ou à une
ferme ; et, malgré toutes leurs précautions, ils produisaient
passablement de bruissements et de craquements (sans compter une bonne dose de
bougonnements et de grognements) en passant sous les arbres, dans la nuit
noire.
Soudain, la lumière rouge brilla avec grand
éclat entre les troncs, à petite distance devant
eux.
- C'est maintenant au cambrioleur d'agir, dirent-ils,
entendant par là Bilbo.
- Il faut aller voir ce que c'est
que cette lumière, à quoi elle sert et s'il n'y a aucun danger,
dit Thorïn au hobbit. Sautez et revenez vite si tout va bien. Dans le cas
contraire, revenez si vous le pouvez ! Et si vous ne le pouvez pas, poussez
deux ululements d'effraie et un de chouette, et nous ferons ce que nous
pourrons.
Bilbo dut partir, sans même pouvoir expliquer qu'il
ne savait pas plus ululer, fût-ce une seule fois, à la
manière d'aucune sorte de hibou qu'il n'aurait pu voler comme une
chauve-souris. Mais en tout cas, les hobbits peuvent se déplacer dans les
bois sans faire de bruit, sans faire le moindre bruit. Ils en sont fiers et
Bilbo avait marqué à plusieurs reprises au cours de leur
randonnée son dédain pour ce qu'il appelait « tout ce
boucan de nains », quoique, je le suppose, ni vous ni moi n'aurions
rien remarqué par une nuit venteuse, toute la cavalcade eût-elle
passé à deux pieds de distance. Pour ce qui était de Bilbo,
tandis qu'il avançait d'un pas compassé vers la lumière
rouge, je pense que pas même une belette n'aurait bougé un poil de
sa moustache. Il arriva donc, naturellement, jusqu'au feu - car c'en
était un - sans déranger quiconque. Et voici ce qu'il
vit.
Trois personnages de très forte carrure étaient
assis autour d'un très grand feu de bûches de hêtre. Ils
faisaient rôtir du mouton sur de longues broches de bois et
léchaient la sauce sur leurs doigts. Une bonne et appétissante
odeur se répandait alentour. Ils avaient aussi à portée de
la main un tonneau de bonne boisson, et ils buvaient dans des pichets. Mais
c'était des trolls. Manifestement des trolls, Même Bilbo pouvait le
voir, en dépit de sa vie passée bien à l'abri :
à leur grande et lourde face, à leur taille et à la forme
de leurs jambes, sans parler de leur langage, qui n'était pas du tout,
mais là, pas du tout celui des salons.
- Du mouton hier,
du mouton aujourd'hui et, le diable m'emporte ! ça m'a tout l'air de
devoir être encore du mouton demain, dit un des
trolls.
- Pas un sacré morceau de chair humaine depuis je
ne sais combien de temps, dit le second. A quoi, bon Dieu ! pouvait penser
William pour nous amener par ici, je me l'demande ; et la boisson va
manquer, qui pis est, continua-t-il, poussant le coude de William qui prenait
une lampée de son pichet.
William
s'engoua :
- Ferme ça ! dit-il aussitôt
qu'il le put. Tu vas pas espérer que les gens vont toujours rester
là uniquement pour se faire manger par toi et par Bert. A vous deux, vous
avez dévoré un village et demi depuis qu'nous sommes descendus des
montagnes. Combien qu't'en veux encore ? Et la chance nous a pas mal
servis, alors qu't'aurais dû dire : « Merci, Bill, pour un
bon morceau de mouton gras de la vallée comme
celui-ci. »
Il mordit à belles dents dans un gigot
qu'il rôtissait et s'essuya les lèvres sur sa
manche.
« Oui, je crains que ce ne soient là les
façons des trolls, même les monocéphales. » Ayant
entendu tout cela, Bilbo aurait dû faire immédiatement quelque
chose. Soit retourner sans bruit avertir ses amis qu'il y avait là trois
trolls de bonne dimension et assez mal disposés, tout prêts sans
doute à goûter du nain, voire du poney rôti pour
changer ; soit s'exercer à un bon et rapide cambriolage. Un
cambrioleur de premier ordre, légendaire, aurait à ce moment fait
les poches des trolls - ce qui vaut presque toujours la peine, quand on y
peut arriver ; il aurait chipé le mouton même sur les broches,
dérobé la bière, et s'en serait allé sans être
remarqué. D'autres, plus positifs, mais doués de moins
d'amour-propre professionnel, auraient peut-être planté un poignard
dans le corps de chacun d'eux avant qu'ils ne s'en fus sent aperçus.
Après quoi, on aurait passé joyeusement la nuit.
Bilbo
le savait. Il avait beaucoup lu sur des choses qu'il n'avait jamais vues ou
jamais faites. Il était extrêmement alarmé et aussi
dégoûté ; il se serait voulu à mille lieues de
là - et pourtant quelque chose l'empêchait de retourner tout
droit, les mains vides, auprès de Thorïn et Cie. Il resta donc
là, hésitant, dans l'ombre. De tous les procédés de
cambriolage dont il avait connaissance, le vol à la tire dans les poches
des trolls lui sembla présenter le moins de difficultés ;
aussi, finit-il par se glisser derrière un arbre, juste dans le dos de
William.
Bert et Tom s'en furent au tonneau. William prenait encore
un pot. Bilbo rassembla alors tout son courage et mit sa petite main dans
l'énorme poche de William. Il y avait là un porte-monnaie, pour
Bilbo aussi grand qu'un sac : « Ha ! voilà toujours
un commencement ! » pensa-t-il, s'échauffant pour son
nouveau travail, tandis qu'il tirait soigneusement
l'objet.
C'était bien un commencement ! Les porte-monnaie
de trolls ont de la malice, et celui-ci ne faisait pas
exception.
- Holà, qui êtes-vous ? fit-il d'un
ton aigu, comme il sortait de la poche.
- Crénom !
Regarde un peu ce que j'ai attrapé, Bert ! dit
William.
- Qu'est-ce que c'est ? dirent les autres,
s'approchant.
- Du diable si je le sais ! Qu'est-ce que
t'es ?
- Bilbo Baggins, un camb... un hobbit, dit le pauvre
Bilbo, tremblant de tous ses membres et se demandant comment faire des bruits de
chouette avant d'être étranglé.
- Un
cambunhobbit ? s'écrièrent-ils un peu saisis.
Les
trolls ont l'esprit assez lent et ils se méfient énormément
de toute nouveauté.
- Qu'est-ce qu'un cambunhobbit a
à voir dans ma poche, de toute façon ? dit
William.
- Et ça se cuit-il ? demanda
Tom.
- Tu peux toujours essayer, dit Bert, ramassant une
brochette.
- Une fois dépiauté et
désossé, il ne ferait pas plus d'une bouchée, fit remarquer
William, qui avait déjà bien
dîné.
- Peut-être qu'y en a d'autres comme
lui dans les environs et qu'on pourrait faire un pâté,
suggéra Bert. Dites donc, y en a-t-il d'autres de votre espèce en
train de fureter dans les bois, sale petit lapin ? ajouta-t-il, les yeux
fixés sur les pieds poilus du hobbit.
Et, le ramassant par les
orteils, il se mit à le secouer.
- Oui, des
quantités, répondit Bilbo, avant de s'être rappelé
qu'il ne devait pas trahir ses amis. Non, pas du tout, pas un seul,
enchaîna-t-il.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? dit
Bert, le tenant à l'endroit par les cheveux, cette
fois.
- Ce que je dis, fit Bilbo, haletant. Et, je vous en prie,
ne me faites pas cuire, mes bons messieurs ! Je suis un excellent cuisinier
moi-même, et je cuis mieux que je ne cuis, si vous voyez ce que je veux
dire. Je vous ferai de la succulente cuisine, un petit déjeuner
parfaitement merveilleux, si seulement vous voulez bien ne pas me prendre pour
souper.
- Pauvre petit bonhomme, dit William (Il avait
déjà avalé tout ce qu'il pouvait contenir ; et il
avait aussi pris une grande quantité de bière). Le pauvre petit
bonhomme ! Laissez-le aller !
- Pas avant qu'il ne
nous ait expliqué ce qu'il entend par des quantités et
pas du tout, déclara Bert. Je ne tiens nullement à avoir la
gorge tranchée pendant mon sommeil ! Tenez-lui les pieds dans le feu
jusqu'à ce qu'il parle !
- Je veux pas de ça,
dit William. C'est moi qui l'ai attrapé, de toute
façon.
- T'es un gros imbécile, William, dit Bert,
ce n'est pas la première fois que je te le dis.
- Et toi,
t'es un butor !
- Ça, j'vais pas accepter ça
de ta part, Bill Huggins, dit Bert, mettant son poing dans l'œil de
William.
Il y eut alors une magnifique bagarre. Il restait tout juste
assez de présence d'esprit chez Bilbo, quand Bert le laissa tomber
à terre, pour s'écarter à quatre pattes de sous leurs pieds
avant qu'ils ne fussent occupés à se battre comme des chiens et
à se traiter à voix très forte de tous les noms
parfaitement véridiques et applicables. Bientôt, ils furent
étroitement enlacés et ils roulèrent presque dans le feu,
ruant et cognant, tandis que Tom les fouettait avec une branche pour les ramener
à la raison - ce qui ne faisait naturellement que les rendre plus
furieux encore.
C'eût été pour Bilbo le moment de
filer. Mais ses pauvres petits pieds avaient été fortement
écrasés dans la large patte de Bert, il n'avait plus de souffle
dans le corps et la tête lui tournait ; de sorte qu'il resta un
moment à panteler juste en dehors du cercle de lumière du
feu.
En plein milieu de la lutte survint Balïn, Les nains
avaient entendu de loin des bruits et, après avoir attendu un moment le
retour ou le ululement de Bilbo, ils étaient partis l'un après
l'autre en rampant le plus silencieusement possible vers la lumière. A
peine Tom eut-il vu paraître Balïn qu'il poussa un affreux hurlement.
Les trolls détestent tout simplement la vue des nains (quand ils ne sont
pas cuits). Bert et Bill arrêtèrent instantanément le combat
pour s'écrier :
- Un sac, Tom,
vite !
Avant que Balïn, qui se demandait où, dans
toute cette confusion, se trouvait Bilbo, se rendît compte de ce qui se
passait, un sac lui enveloppa la tête, et il fut à
terre.
- Il y en a d'autres à venir, où je me
trompe fort, dit Tom. Des quantités et pas comme lui, que c'est. Pas des
cambunhobbits, mais des quantités de ces nains. Voilà à peu
près comment ça se présente !
- J'ai
idée que t'as raison, dit Bert ; et on f'rait mieux de sortir de la
lumière.
Ce qu'ils firent. Tenant à la main les sacs
dont ils se servaient pour emporter le mouton et autre butin, ils attendirent
dans l'ombre. Au fur et à mesure que les nains arrivaient et regardaient
avec surprise le feu, les pots renversés et le mouton rongé,
crac ! un vilain sac puant leur enserrait la tête et ils
étaient jetés à terre. Bientôt, Dwalïn et
Balïn furent étendus côte à côte, Fili et Kili
ensemble, Dori, Nori et Ori en tas, et Oïn, Gloïn, Bifur, Bofur et
Bombur, inconfortablement empilés près du
feu.
- Voilà qui leur apprendra ! dit
Tom.
Car Bifur et Bombur leur avaient donné beau coup de mal,
se battant comme des forcenés, comme font les nains quand ils sont
acculés.
Thorïn arriva en dernier - et il ne fut pas
pris à l'improviste. Il s'attendait à quelque mauvais tour, et il
n'avait pas besoin de voir les jambes de ses amis dépassant de sacs pour
lui indiquer que les choses n'allaient pas pour le mieux. Il resta à
distance dans l'ombre, se demandant :
« Qu'est-ce que
tout ce tintouin ? Qui donc a mal mené mes
gens ? »
- Ce sont les trolls !
répondit de derrière un arbre Bilbo, que les autres avaient
complètement oublié. Ils sont cachés dans les
fourrés avec des sacs.
- Ah, vraiment ? dit
Thorïn,
Et il bondit jusqu'au feu avant qu'ils n'eussent pu lui
sauter dessus. Il saisit une grande branche, tout enflammée à un
bout : et Bert reçut ce bout dans l'œil avant d'avoir pu
s'écarter. Cela le mit hors de combat pour un moment. Bilbo fit de son
mieux. Il attrapa une jambe de Tom - tant bien que mal, car elle avait
l'épaisseur d'un jeune tronc d'arbre - mais il fut envoyé
virevolter sur le haut des buissons quand Tom décocha des coups de pied
dans le feu pour projeter les étincelles dans la figure de
Thorïn.
En retour, Tom reçut la branche dans les dents et
il perdit une de celles de devant, ce qui lui fit pousser un beau hurlement.
Mais juste à ce moment, William, s'approchant par-derrière, jeta
un sac sur la tête de Thorïn et jusqu'à ses pieds. Et ainsi,
la lutte prit fin. Ils se trouvaient dans un beau pétrin,
maintenant : tous proprement fi- celés dans des sacs, avec trois
trolls furieux (dont deux avaient le souvenir cuisant de brûlures et de
contusions), assis à côté et discutant pour sa voir s'ils
devaient les rôtir à petit feu, les hacher menu pour les faire
bouillir ou simplement s'asseoir sur l'un après l'autre pour les
réduire en gelée ; tandis que Bilbo restait terré dans
un buisson, les vêtements et la peau déchirés, sans oser
bouger de peur d'être entendu.
Ce fut alors que Gandalf revint.
Mais personne ne le vit. Les trolls venaient de décider de rôtir
les nains tout de suite pour les manger plus tard : l'idée venait de
Bert et, après une longue discussion, tous s'y étaient
ralliés.
- Pas la peine de les rôtir maintenant,
ça prendrait toute la nuit, dit une voix.
Bert crut que
c'était celle de William.
- Ne reprends pas toute la
discussion, Bill, dit-il ; sans quoi il y faudra en effet toute la
nuit.
- Qui donc discute ? dit William, croyant que
c'était Bert qui avait parlé.
- Toi, dit
Bert.
- Tu mens, dit William.
Et la discussion reprit
de plus belle. Finalement, ils décidèrent de hacher menu les nains
et de les faire bouillir. Ils sortirent donc une grande marmite noire et
tirèrent leurs couteaux.
- On ne peut pas les faire
bouillir ! on n'a pas d'eau, et le puits est au diable, dit une
voix.
Bert et William crurent que c'était celle de
Tom.
- La ferme ! dirent-ils. On n'en finira jamais. Et tu
iras chercher l'eau toi-même, si tu l'ouvres encore.
- La
ferme toi-même ! dit Tom, qui pensait que c'était la voix de
William. Qui discute, sinon toi, je voudrais bien le
savoir !
- Tu n'es qu'un benêt, dit
William.
- Benêt toi-même ! dit
Tom.
Et la discussion reprit de plus belle et se pour suivit plus
chaude que jamais, jusqu'à ce qu'enfin ils décident de s'asseoir
sur les sacs l'un après l'autre pour les écraser et les faire
bouillir ultérieurement.
- Par lequel va-t-on
commencer ? dit une voix.
- Le mieux est de commencer par
le dernier bonhomme, dit Bert, dont l'oeil avait été
endommagé par Thorïn.
Il croyait que c'était Tom
qui parlait.
- Ne parle pas tout seul ! dit Tom. Mais si tu
veux t'asseoir sur le dernier, fais-le. Lequel
est-ce ?
- Celui qu'a des bas jaunes, dit
Bert.
- Allons donc, c'est celui qu'a des bas gris, dit une voix
semblable à celle de William.
- J'ai bien vu qu'ils
étaient jaunes, dit Bert.
- Ils étaient jaunes,
dit William.
- Alors pourquoi qu'as dit qu'ils étaient
gris ? dit Bert.
- Je n'ai jamais dit ça. C'est Tom
qui l'a dit.
- Jamais de la vie ! dit Tom. C'était
toi.
- Deux contre un, alors boucle-la ! dit
Bert.
- A qui qu'tu causes ? dit
William.
- Oh, assez ! dirent Tom et Bert ensemble. La nuit
s'avance et l'aube vient de bonne heure. Finissons-en.
- Que
l'aube vous saisisse tous et soit pour vous de pierre ! dit une voix qui
sonnait comme celle de William.
Mais ce n'était pas elle. Car,
juste à ce moment, la lumière parut au-dessus de la colline, et il
y eut un puissant gazouillis dans les branches. William ne souffla mot : il
avait été pétrifié là, tandis qu'il se
baissait ; et Bert et Tom avaient été changés aussi en
rocs pendant qu'ils le regardaient. Et ils se dressent encore là à
ce jour, tout seuls, à moins que les oiseaux ne perchent sur leur
personne ; car, vous le savez sans doute, les trolls doivent se trouver
sous terre avant l'aurore, ou ils retournent à la matière des
montagnes dont ils sont sortis et ne font plus un mouvement. C'était ce
qui était arrivé à Bert, Tom et
William.
- Excellent ! dit Gandalf, sortant de
derrière un arbre et aidant Bilbo à descendre d'un arbrisseau
épineux.
Bilbo comprit alors. C'était la voix du
magicien qui avait maintenu la querelle et la zizanie entre les trolls
jusqu'à ce que la lumière du jour vint en finir avec
eux.
La mesure suivante fut de délier les sacs et de
libérer les nains. Ils étaient presque suffoqués et
très ennuyés : ils n'avaient éprouvé aucun
plaisir à être couchés là et à entendre les
trolls discuter de leur rôtissage, de leur réduction en bouillie ou
de leur hachement menu. Pour les satisfaire, Bilbo dut raconter deux fois de
suite ses aventures.
- Ce n'était pas le moment de vous
exercer au chapardage ou au vol à la tire, alors que ce qu'il nous
fallait, c'était du feu et de la nourriture ! dit
Bombur,
- Et c'est précisément ce que vous
n'auriez pas obtenu de ces gens sans vous battre, de toute façon, dit
Gandalf. Quoi qu'il en soit, vous êtes en train de perdre votre temps. Ne
vous rendez-vous pas compte que les trolls doivent avoir une caverne ou un trou
creusé d'ici pour se cacher du soleil ? Il faut y jeter un coup
d'œil !
Ils cherchèrent alentour et ils ne
tardèrent pas à découvrir les empreintes des souliers de
pierre des trolls, qui partaient parmi les arbres. Ils suivirent la trace au
flanc de la colline jusqu'à une grande porte de pierre dissimulée
par des buissons, laquelle fermait une caverne. Mais ils ne purent l'ouvrir,
même en poussant tous à la fois, tandis que Gandalf essayait de
diverses incantations.
- Ceci servirait-il à quelque
chose ? demanda Bilbo, quand ils commencèrent à être
fatigués et mécontents. Je l'ai trouvé par terre à
l'endroit où les trolls s'étaient battus.
Il tendait
une clef assez grande, bien que William l'eût sans doute
considérée comme très petite et secrète. Elle avait
dû par chance tomber de sa poche avant sa transformation en
pierre.
- Pourquoi diantre ne pas en avoir parlé plus
tôt ? s'écrièrent-ils.
Gandalf la saisit et
l'engagea dans la serrure. La porte de pierre s'ouvrit alors sur une seule bonne
poussée, et tous entrèrent. Le sol était jonché
d'ossements et une odeur nauséabonde flottait dans l'air ; mais il y
avait une bonne quantité de nourriture, pêle-mêle sur des
étagères et par terre, au milieu d'un fouillis de butin de toutes
sortes, allant de boutons de cuivre à des pots remplis de pièces
d'or dans un coin. Il y avait aussi des quantités d'effets suspendus aux
murs - trop petits pour des trolls, ce devait être ceux de victimes,
je le crains - et parmi ceux-ci se voyaient plusieurs épées
de façons, de formes et de dimensions variées. Deux
attirèrent particulièrement leur regard, à cause des
superbes fourreaux et des gardes enrichies de pierreries.
Gandalf et
Thorïn en prirent chacun une ; et Bilbo prit un couteau à gaine
de cuir. Ce couteau n'aurait fait qu'un tout petit canif pour un troll, mais il
valait une courte épée pour un hobbit.
- On dirait
de bonnes lames, dit le magicien, les tirant à demi et les regardant avec
curiosité. Elles n'ont pas été forgées par un troll
ni par un homme de cette région ou même de ce temps. Mais nous en
saurons plus long quand nous aurons pu déchiffrer les runes qui y sont
gravées.
- Sortons de cette horrible odeur ! dit
Fili.
Ils emportèrent donc au-dehors les pots de pièces
et la nourriture intacte qui leur parut bonne à consommer, ainsi qu'un
tonneau de bière encore plein. A ce moment, ils se sentirent l'envie d'un
petit déjeuner et, comme ils avaient très faim, ils ne
dédaignèrent pas ce qu'ils avaient prélevé dans le
garde-manger des trolls. Leurs propres provisions étaient maigres.
Maintenant, ils avaient du pain et du fromage, de la bière en suffisance
et du lard à faire griller dans la braise du feu.
Le repas
terminé, ils dormirent un peu, car leur nuit avait été
troublée ; et ils ne firent plus rien jusqu'à
l'après-midi. Alors, ils amenèrent leurs poneys et
emportèrent les pots d'or qu'ils enterrèrent en grand secret, non
loin de la piste longeant la rivière, non sans les avoir
protégés par de nombreux charmes, pour le cas où ils
auraient quelque jour la chance de venir les récupérer. Cela fait,
tous remontèrent les poneys, et ils repartirent au petit trot en
direction de l'est.
- Où étiez-vous donc
allé, si je puis me permettre de vous le demander ? dit Thorïn
à Gandalf, tandis qu'ils poursuivaient leur
chemin.
- Jeter un regard en avant,
répondit-il.
- Et qu'est-ce qui vous a ramené
juste à temps ?
- Un regard en arrière,
dit-il.
- Bien sûr ! dit Thorïn ; mais
pourriez-vous être un peu plus
clair ?
- J'étais parti examiner la route. Elle
deviendra bientôt dangereuse et difficile. Aussi étais-je anxieux
de réapprovisionner notre petite réserve de vivres. Je
n'étais pas allé bien loin, cependant, que je rencontrai une paire
d'amis de Rivendell.
- Où est-ce ? demanda
Bilbo.
- N'interrompez pas ! dit Gandalf. Avec de la
chance, vous y arriverez dans quelques jours, maintenant, et vous
découvrirez tout ce qu'il y a à savoir à ce sujet. Je
disais donc que j'avais rencontré deux des gens d'Elrond. Ils se
hâtaient, par crainte des trolls. Ce sont eux qui m'apprirent que trois de
ces trolls étaient descendus de la montagne et s'étaient
installés dans les bois non loin de la route. Après avoir fait
fuir les gens de la région, ils guettaient les étrangers. J'eus
aussitôt l'impression que ma présence était
nécessaire. Regardant en arrière, je vis au loin un feu, et
j'allai dans cette direction. Vous savez la suite. Mais je vous en prie, faites
plus attention la prochaine fois, sans quoi nous n'arriverons jamais nulle
part !
- Merci ! dit Thorïn.
Ils ne chantèrent ni ne racontèrent d'histoires, ce
jour-là, malgré l'amélioration du temps ; non plus que
le lendemain ni le surlendemain. Ils avaient commencé de sentir que le
danger n'était pas loin, de part et d'autre de leur route. Ils campaient
sous les étoiles et leurs chevaux avaient plus à manger
qu'eux-mêmes car, s'il y avait abondance d'herbe, il n'y avait pas
grand-chose dans leurs sacs, compte tenu même de ce qu'ils avaient pris
aux trolls. Un matin, ils passèrent à gué en un endroit
large et peu profond, tout écumant et rempli du bruit des cailloux.
L'autre rive était escarpée et glissante. Quand ils parvinrent au
sommet, menant leurs poneys, ils s'aperçurent que les hautes montagnes
étaient descendues tout près d'eux. Le pied de la plus proche
semblait n'être qu'à une petite journée de trajet. Elle
avait un aspect sombre et lugubre, malgré des plaques de soleil sur ses
flancs bruns, et derrière ses contreforts brillaient les cimes
neigeuses.
- Est-ce là La Montagne ? demanda
Bilbo d'une voix grave, la contemplant avec des yeux ronds.
Il
n'avait jamais rien vu d'aussi grand.
- Bien sûr que
non ! dit Balïn. Ce ne sont que les contreforts des Monts Brumeux, et
il nous faut les franchir d'une façon ou d'une autre, par dessus ou
par-dessous, pour arriver au Pays Sauvage qui est de l'autre côté.
Et il y a encore assez loin, même de là, à la Montagne
Solitaire dans l'Est, où Smaug couche sur notre
trésor.
- Ah ! dit Bilbo.
Et juste
à ce moment il se sentit plus las qu'il n'avait jamais été
auparavant à son souvenir. Il pensait une fois de plus à son
confortable fauteuil au coin du feu dans le petit salon
préféré de son trou de hobbit, et au chant de la
bouilloire. Ce ne serait pas la dernière fois !
Gandalf
avait pris maintenant la tête de la troupe.
- Il ne faut
pas manquer notre route, car nous serions fichus, dit-il. Nous avons besoin de
nourriture, entre autres, et de repos dans une sécurité
raisonnable - et aussi, il est très nécessaire d'aborder les
Monts Brumeux par le bon sentier, sans quoi vous vous perdez et vous serez
obligés de revenir au point de départ pour tout recommencer (si
jamais vous revenez).
Ils lui demandèrent vers où il se
dirigeait, et il répondit :
- Vous êtes
arrivés au bord même du Désert, certains d'entre vous le
savent peut-être. Cachée quelque part devant nous, se trouve la
belle vallée de la Combe Fendue, où vit Elrond dans la
Dernière Maison Simple à l'Ouest des Monts. J'ai envoyé un
message par mes amis, et nous sommes attendus.
Cette nouvelle
était agréable et réconfortante, mais ils n'étaient
pas encore arrivés, et il n'était pas aussi commode qu'il
paraît de trouver la Dernière Maison Simple à l'Ouest des
Monts. Il semblait n'y avoir pas d'arbres, pas de vallées, pas de
collines pour rompre la monotonie du pays qu'ils avaient devant eux : ce
n'était qu'une vaste pente, montant lentement à la rencontre du
pied de la montagne la plus voisine, un large espace couleur de brande et de
rochers éboulés, avec des taches et des pans de vert herbeux ou
moussu qui révélaient la présence possible
d'eau.
La matinée passa, l'après-midi vint ; mais
sur toute la lande silencieuse, il n'y avait aucun signe d'habitation. Ils
devenaient inquiets, car ils voyaient à présent que la maison
pouvait être cachée à peu près n'importe où,
entre eux et les montagnes. Ils tombaient sur des vallées inattendues,
étroites et escarpées, qui s'ouvraient subitement à leurs
pieds, et ils contemplaient d'en haut, surpris de voir sous eux des arbres et de
l'eau courante au fond. Il y avait des petites crevasses qu'ils pouvaient
presque franchir d'un bond, mais qui étaient très profondes et
contenaient des cascades. Il y avait des ravins sombres que l'on ne pouvait ni
sauter ni escalader. Il y avait des fondrières, dont certaines offraient
une vue agréable avec leur verdure parsemée de fleurs hautes et
vives ; mais un poney qui aurait marché là, un chargement sur
le dos, n'en serait jamais ressorti.
La région qui
s'étendait du gué à la montagne était, certes,
beaucoup plus étendue qu'on ne l'aurait cru. Bilbo en était
plongé dans l'étonnement. L'unique sentier était
marqué de pierres blanches, dont certaines petites et d'autres à
demi recouvertes de mousse ou de bruyère. C'était une tâche
très lente que de suivre la piste, même sous la conduite de Gandalf
qui semblait connaître assez bien son chemin.
Sa tête et
sa barbe oscillaient d'un côté et de l'autre, tandis qu'il
cherchait les pierres, et tous le suivaient ; mais il semblait qu'on
n'eût guère approché de la fin de la quête lorsque le
jour commença de manquer. Le moment du thé était depuis
longtemps passé, et il apparaissait que celui du souper ne tarderait pas
à faire de même. Des phalènes voletaient de-ci de-là,
et la lumière devint très faible, la lune n'étant pas
encore levée. Le poney de Bilbo commença à buter sur les
racines et les pierres. On arriva si brusquement au bord d'une brutale
dénivellation que le cheval de Gandalf faillit dévaler la
pente.
- Nous y voici enfin ! cria-t-il.
Et tous
de s'assembler autour de lui et de regarder par-dessus l'arête. Loin en
dessous d'eux, ils virent une vallée. Ils pouvaient entendre la voix
d'une eau qui, dans le fond, coulait en un rapide courant sur un lit
rocheux ; un parfum d'arbres imprégnait l'air ; et il y avait
une lumière de l'autre côté de l'eau en
aval.
Bilbo ne devait jamais oublier la façon dont ils
glissèrent et dégringolèrent dans le crépuscule, le
long du sentier en zigzag, jusque dans la secrète vallée de la
Combe Fendue. L'air se réchauffait au fur et à mesure de la
descente, et l'odeur des pins assoupissait le hobbit, de sorte qu'à tout
moment il branlait la tête et manquait tomber, ou bien il heurtait du nez
l'encolure de son poney. Leur entrain se réveilla à mesure qu'ils
descendaient. Les arbres devenaient des hêtres et des chênes, et une
agréable sensation s'élevait du crépuscule. La
dernière teinte verte s'était presque effacée de l'herbe
quand ils finirent par arriver à une percée, située peu
au-dessus des bords de la, rivière.
- Hum !
ça sent l'elfe ! pensa Bilbo.
Et il leva les yeux vers
les étoiles. Elles luisaient d'un éclat vif et bleuté.
Juste à ce moment, éclata dans les arbres un chant, semblable
à un rire :
Ah ! que faites-vous
Et
où allez-vous
Vos poneys ont besoin d'être ferrés
!
La rivière coule,
Ah, tra la la lally,
Ici
dans la vallée ;
Ah ! que cherchez-vous
Et
où allez-vous ?
Les fagots fument,
Les pains cuisent
!
Ah ! tril-lil-lil-lolly,
La vallée est joyeuse,
Ha ! ha !
Ah ! où allez-vous
Avec vos barbes
dodelinantes,
On ne sait pas, on ne sait pas
Ce qui
amène Mister Baggins
Et Balïn et Dwalïn
Dans
le fond de la vallée
En juin,
Ha ! ha
!
Ah ! resterez-vous,
Où volerez-vous ?
Vos poneys s'égarent !
Le jour est mourant !
Voler
serait folie,
Rester serait joyeux
Pour écouter et
entendre
Jusqu'à la fin de la nuit
Notre air,
Ha ! ha !
Ainsi, riaient-ils et chantaient-ils dans les arbres ; et
sans doute, trouvez-vous cela une assez belle ineptie. Ils s'en moqueraient
d'ailleurs ; ils se contenteraient de rire d'autant plus si vous le leur
disiez. C'était des elfes, naturellement. Bientôt, comme
l'obscurité se faisait plus épaisse, Bilbo les entrevit. Il
adorait les elfes, bien qu'il n 'en rencontrât qu'assez rarement ;
mais il en avait aussi un peu peur. Les nains ne s'entendent pas trop bien avec
eux. Même des nains assez braves comme Thorïn et ses amis les
trouvent sots (idée elle-même très sotte), ou bien sont
ennuyés de leur compagnie. Car certains elfes les taquinent et se moquent
d'eux, surtout de leur barbe.
- Regardez donc, ma foi ! dit
une voix. Bilbo le hobbit à dos de poney, mon cher ! N'est-ce pas
ravissant ?
- Tout à fait étonnamment
merveilleux !
Ils se lancèrent alors dans une autre
chanson, aussi ridicule que celle que j'ai transcrite en entier. Finalement,
l'un d'eux, un garçon de haute taille, sortit des arbres et vint saluer
Gandalf et Thorïn.
- Soyez les bienvenus dans la
vallée ! dit-il.
- Merci ! répondit
Thorïn d'un ton un peu bourru.
Mais Gandalf avait
déjà mis pied à terre, et il se trouvait au milieu des
elfes, avec lesquels il s'entretenait gaiement.
- Vous
êtes un peu hors de votre chemin, dit l'elfe ; c'est-à-dire,
si vous vous dirigez vers le seul sentier qui traverse la rivière et vers
la maison qui est au delà. Nous vous remettrons dans la bonne voie, mais
vous feriez mieux d'aller à pied jusqu'après le pont. Voulez-vous
rester un peu et chanter avec nous, ou préférez-vous pour suivre
tout de suite votre route ? Le souper se prépare là-bas,
dit-il. Je sens les feux de bois pour la cuisson.
Fatigué,
Bilbo aurait bien aimé rester un moment. Le chant des elfes est une chose
à ne pas manquer, en juin, sous les étoiles, pour peu que l'on
s'intéresse à ce genre de chose. Et puis, il aurait bien
aimé avoir une petite conversation personnelle avec ces gens qui
semblaient connaître ses noms et tout ce qui le concernait, quoiqu'il ne
les eût jamais vus. Il pensait que leur opinion sur son aventure pourrait
être intéressante. Les elfes en savent long et sont merveilleux
pour tout ce qui est nouvelles ; ils savent ce qui se passe parmi les gens
du pays aussi vite que la rivière court, ou même plus
vite.
Mais les nains étaient tous partisans de dîner le
plus vite possible et ils ne voulurent pas rester. Ils partirent donc, menant
leurs poneys par la bride jusqu'à ce qu'on les eût amenés
à un bon sentier, et ainsi, en fin de compte, jusqu'au bord même de
la rivière. Elle coulait rapide et bruyante, comme font les
rivières de montagne les soirs d'été, quand le soleil a
donné toute la journée sur la neige bien loin au-dessus. Il n'y
avait qu'un étroit pont de pierre sans parapet, un pont tout juste
suffisant pour le passage d'un poney, et c'est là qu'ils durent traverser
un à un avec une prudente lenteur, chacun conduisant sa monture par la
bride. Les elfes avaient apporté sur la rive de brillantes lanternes, et
ils chantèrent une joyeuse chanson pendant que le groupe effectuait cette
traversée.
- Ne trempez pas votre barbe dans
l'écume, petit père ! crièrent-ils à
Thorïn, courbé presque à quatre pattes. Elle est assez longue
sans qu'il soit nécessaire de l'arroser.
- Faites
attention à ce que Bilbo ne mange pas tous les gâteaux !
clamèrent-ils. Il est trop gros pour passer encore par les trous de
serrure !
- Chut ! chut ! bonnes gens ! et
bonsoir ! dit Gandalf, qui fermait la marche. Les vallées ont des
oreilles, et certains elfes ont des langues par trop joyeuses.
Bonsoir !
Et ainsi, ils arrivèrent enfin tous à la
Dernière Maison Simple, dont ils trouvèrent les portes grandes
ouvertes.
Tout étrange que cela peut paraître, les
choses bonnes à avoir et les jours bons à passer sont tôt
racontés et n'offrent pas grand intérêt ; tandis que
les choses inconfortablement palpitantes, de nature même à donner
le frisson, peuvent faire une bonne histoire et, en tout cas, appellent une
longue narration. Nos amis demeurèrent long temps, une quinzaine au
moins, dans cette hospitalière maison et ils eurent peine à la
quitter. Bilbo serait volontiers resté à jamais - même
en supposant qu'un simple vœu eût pu le ra mener sans aucune
difficulté dans son trou de hobbit. Et pourtant, il n'y a pas grand-chose
à dire de leur séjour.
Le maître de la maison
était un ami des elfes - un de ces personnages dont les
ancêtres figuraient dans les histoires d'avant le commencement de
l'Histoire, les guerres entre les mauvais gobelins, les elfes et les premiers
hommes du Nord. Au temps où se passe notre récit, il existait
encore des gens qui avaient en même temps pour ancêtres des elfes et
des héros du Nord, et Elrond, le maître de la maison, était
leur chef.
Il avait le visage aussi noble et beau qu'un seigneur
elfe, la force d'un guerrier, la sagesse d'un mage ; il était aussi
vénérable qu'un roi des nains, aussi bon que l'été.
Il figure dans bien des contes, mais son rôle dans le récit de la
grande aventure de Bilbo est mince, quoique important, comme vous le verrez si
jamais nous arrivons jusqu'à sa conclusion. Sa maison était
parfaite, que l'on aimât la nourriture, le sommeil, le travail, la
narration d'histoires, le chant, ou que l'on préférât
simplement rester assis à penser, ou encore un agréable
mélange de tout cela. Les choses mauvaises ne pénétraient
pas dans cette vallée.
Je voudrais avoir le temps de vous
raconter quelques-unes des histoires ou de vous chanter une ou deux des chansons
qu'ils entendirent dans cette maison. Tous, et les poneys aussi, se refirent et
prirent une nouvelle vigueur en quelques jours passés là. Leurs
vêtements furent réparés, ainsi que leurs contusions, leur
humeur et leurs espoirs. Leurs sacs furent remplis de provisions et de vivres,
légers à porter, mais assez nourrissants pour les mener
jusqu'à l'autre côté des cols. Les meilleurs conseils
améliorèrent leurs plans. Ainsi arriva la veille du solstice
d'été, et ils devaient partir au premier soleil
matinal.
Elrond savait tout des runes de toute sorte. Ce
jour-là, il examina les épées, qu'ils avaient
emportées du repaire des trolls, et il dit :
- Elles
n'ont pas été fabriquées par les trolls. Ce sont des
épées anciennes, très anciennes, des Hauts Elfes de
l'Ouest, ma famille. Elles furent forgées à Gondolïn pour les
Guerres des Gobelins. Elles doivent venir d'un trésor de dragon ou d'un
butin de gobelin, car cette ville fut détruite il y a des siècles
par les dragons et les gobelins. Cette épée, Thorïn, les
runes la nomment Orcrist, le fendoir à gobelins dans l'ancienne langue de
Gondolïn ; c'était une lame fameuse. Ceci, Gandalf,
était Glamdrin, le marteau à ennemis que portait jadis le roi de
Gondolïn. Gardez-les bien !
- Comment sont-elles
venues entre les mains des trolls, je me demande ? dit Thorïn,
examinant son épée avec un intérêt
nouveau.
- Je n'en sais rien, répondit Elrond, mais on
peut conjecturer que vos trolls avaient pillé d'autres pilleurs ou
étaient tombés sur les restes d'anciens brigandages dans quelque
trou des montagnes de jadis. J'ai entendu dire qu'on peut encore trouver des
trésors oubliés dans les excavations des mines de Moria,
abandonnées depuis la guerre des nains et des
gobelins.
Thorïn réfléchit à ces
paroles :
- Je garderai cette épée avec
respect, dit-il. Puisse-t-elle de nouveau fendre des
gobelins !
- Voilà un voeu qui a des chances
d'être assez vite exaucé dans les montagnes ! dit Elrond. Mais
montrez-moi maintenant votre carte !
Il la prit et l'examina
longuement, tout en hochant la tête, car s'il n'approuvait pas
entièrement les nains et leur amour de l'or, il détestait les
dragons et leur cruelle méchanceté, et il s'affligeait au souvenir
de la ruine de la ville de Dale et de son joyeux carillon, comme des rives
brûlées de la claire Rivière Courante. La lune brillait en
un grand croissant d'argent. Il éleva la carte et l'on vit la
lumière blanche luire au travers.
- Qu'est-ce donc ?
dit-il. Il y a là des lettres lunaires en plus des simples runes qui
disent : « La porte a cinq pieds de haut et trois peuvent passer
de front. »
- Qu'est-ce que les lettres
lunaires ? demanda le hobbit, tout excité.
Il adorait les
cartes, comme je l'ai dit ; et il aimait aussi les runes, les lettres et
les écritures ingénieuses, bien que, lorsqu'il écrivait
lui-même, ce fût un peu des pattes de mouche.
- Les
lettres lunaires sont des lettres runiques, mais invisibles lorsqu'on les
regarde de face. On ne peut les voir que quand la lune brille par-
derrière et, qui plus est, avec la sorte la plus ingénieuse, ce
doit être une lune de la même forme et de la même saison que
le jour où elles furent tracées. Elles ont été
inventées par les nains, qui les écrivaient avec des pointes
d'argent, comme vos amis pourraient vous le dire. Celles-ci ont dû
être écrites il y a bien longtemps une veille de solstice
d'été par une lune à son premier
quartier.
- Que disent-elles ? demandèrent ensemble
Gandalf et Thorïn, un peu vexés peut-être qu'EIrond eût
découvert la chose en premier, encore que, en vérité, il
n'y en eût pas eu l'occasion jusque-là et qu'il n'y en aurait pas
de nouvelle avant Dieu sait quand.
- « Tenez-vous
auprès de la pierre grise quand la grive frappera, lut Elrond, et le
soleil couchant, avec la dernière lumière du Jour de Durïn,
brillera sur la serrure. »
- Durïn,
Durïn ! dit Thorïn. C'était le père des
pères de la race aînée des Nains, les Barbes-Longues, et mon
premier ancêtre : je suis son
héritier.
- Alors, qu'est le Jour de Durïn ?
demanda Elrond.
- Le premier jour de la Nouvelle Année
des nains est, comme tout le monde devrait le savoir, le premier jour de la
dernière lune de l'Automne au seuil de l'Hiver, dit Thorïn. Nous
l'appelons encore le Jour de Durïn quand la dernière lune d'Automne
et le soleil sont en même temps dans le ciel. Mais cela ne nous servira
pas à grand-chose, je le crains, car il est au-dessus de notre
compétence actuelle de deviner quand pareil moment se re
produira.
- Cela reste à voir, dit Gandalf. Y a-t-il
quelque chose d'autre écrit ?
- Rien de visible par
cette lune, dit Elrond.
Et il rendit la carte à
Thorïn ; après quoi, ils descendirent au bord de la
rivière pour assister aux danses et aux chants des elfes à la
veille du solstice d'été.
Le lendemain était un
solstice d'été aussi beau et frais qu'on le pouvait
rêver : ciel bleu, sans un nuage, et soleil dansant sur l'eau. Ils
s'en furent alors sur leurs poneys au milieu des chants d'adieu et de bonne
chance, le cœur prêt à la poursuite de l'aventure, avec la
connaissance de la route qu'ils devaient suivre parmi les Monts Brumeux vers le
pays situé au delà.
4 DANS LA
MONTAGNE ET SOUS LA MONTAGNE
Il y avait bien des sentiers qui menaient dans ces montagnes, et bien des
cols qui les franchissaient. Mais la plupart des sentiers étaient de
trompeuses supercheries et ne menaient nulle part ou aboutissaient à un
terme fâcheux ; et la plupart des cols étaient infestés
de choses mauvaises et de terribles dangers. Les nains et le hobbit, avec
l'assistance des sages conseils d'Elrond comme des connaissances de Gandalf,
prirent la bonne voie vers le col voulu.
De longs jours après
avoir grimpé hors de la vallée et laissé à bien des
milles en arrière la Dernière Maison Simple, ils montaient
toujours et encore. L'ascension était ardue et dangereuse, par un sentier
tortueux, solitaire, interminable. Ils pouvaient à présent
contempler les terres qu'ils avaient quittées et qui s'étendaient
bien en dessous d'eux. Loin, bien loin vers l'ouest, là où tout
était bleu et estompé, Bilbo savait que se trouvaient son propre
pays de confort et de sécurité et son petit trou de hobbit. Il
frissonna. Il commençait à faire froid à cette altitude et
le vent venait, perçant, au milieu des rochers. Des pierres aussi,
libérées de la neige par le soleil de midi, déboulaient par
moments au flanc de la montagne et passaient entre eux (ce qui était une
chance) ou au-dessus de leurs têtes (ce qui était
inquiétant). Les nuits étaient tristement glaciales ; ils
n'osaient ni chanter ni parler fort, car les échos étaient
sinistres et le silence semblait ne vouloir être rompu que par le bruit de
l'eau, la plainte du vent et le craquement de la
pierre.
« L'été se poursuit au loin dans la
plaine, pensa Bilbo ; on fait les foins et on pique-nique. A cette allure,
ce sera bientôt la moisson et la cueillette des mûres, avant que
nous commencions même à descendre de l'autre
côté. »
Et les autres ruminaient des
pensées aussi sombres, bien qu'au moment des adieux à Elrond, dans
tout l'espoir d'un beau matin d'été, ils eussent parlé
gaiement du passage des montagnes et d'une course rapide au travers du pays
d'au-delà. Ils avaient pensé atteindre la porte secrète de
la Montagne Solitaire cette toute prochaine première lune d'Automne
peut-être. « Et peut-être aussi sera-ce le Jour de
Durïn », avaient-ils dit. Seul Gandalf avait hoché la
tête sans mot dire. Les nains n'avaient pas passé par là
depuis bien des années, mais Gandalf, lui, y était allé, il
savait à quel point le mal et le danger s'étaient
développés dans le Désert depuis que les dragons avaient
chassé les hommes des terres et que les gobelins s'étaient
répandus en secret après la bataille des Mines de Moria. Il arrive
que les bons plans de sages magiciens, tels que Gandalf ou de bons amis tels
qu'Elrond, deviennent erronés quand on s'engage en de dangereuses
aventures au delà de la Limite du Désert ; et Gandalf
était un magicien assez sage pour ne pas l'ignorer.
Il savait
que quelque chose d'inattendu pouvait se produire, et il osait à peine
espérer qu'ils franchiraient sans terribles aventures ces énormes
et hautes montagnes aux pics et aux vallées solitaires que nul roi ne
gouvernait. Ils ne le firent point. Tout alla bien jusqu'à ce que, un
jour, ils se heurtent à un orage - plus qu'un orage, un combat
orageux. Vous savez combien terrifiant peut être un vraiment gros orage
dans les terres et dans une vallée ; surtout quand deux orages se
rencontrent et s'entrechoquent. Plus terribles encore sont le tonnerre et les
éclairs la nuit, dans les montagnes, quand les tempêtes montent de
l'est et de l'ouest pour se faire la guerre. L'éclair éclate sur
les sommets, les rocs tremblent, de grands fracas fendent l'air et vont rouler
dans toutes les cavernes et tous les creux ; et les ténèbres
sont remplies de bruits accablants et de lumières
brutales.
Bilbo n'avait jamais rien vu, jamais rien imaginé de
semblable. Ils se trouvaient très haut, sur une étroite
plate-forme, avec, sur un côté, une terrifiante chute dans une
vallée obscure. Ils s'abritaient là pour la nuit, sous un rocher
en surplomb et, enveloppé dans une couverture, Bilbo frissonnait de la
tête aux pieds. Quand, à la lueur des éclairs, il jetait un
coup d'œil au-dehors, il voyait qu'au delà de la vallée les
géants de pierre étaient sortis et que, en manière de jeu,
ils se lançaient mutuellement des rochers, les rattrapaient et les
précipitaient dans les ténèbres, où ils
s'écrasaient parmi les arbres loin en dessous ou éclataient avec
fracas. Puis, vinrent le vent et la pluie, et le vent fouettait la pluie et la
grêle en tous sens, de sorte qu'un roc en surplomb ne représentait
aucune protection. Ils ne tardèrent pas à être
trempés ; leurs poneys se tenaient la tête basse et la queue
entre les jambes, et certains hennissaient de peur. Ils pouvaient entendre les
géants qui s'esclaffaient et criaient partout sur les flancs de la
montagne.
- Ça ne peut pas aller comme ça !
dit Thorïn. Si nous ne sommes pas emportés par le vent, noyés
ou foudroyés, quelque géant nous ramassera et nous projettera en
l'air à coups de pied, en manière de ballon.
- Eh
bien, si vous connaissez un endroit meilleur, emmenez-nous-y ! dit Gandalf,
qui se sentait très bougon et lui-même rien moins qu'heureux parmi
les géants.
La conclusion fut d'envoyer Filin et Kili à
la recherche d'un meilleur abri. Ils avaient l'œil vif et, étant les
plus jeunes des nains de quelque cinquante ans, c'était en
général à eux que revenait ce genre de tâche (alors
que tout le monde pouvait voir l'inutilité d'en charger Bilbo). Rien ne
vaut la recherche lorsqu'on veut trouver quelque chose (c'est du moins ce que
Thorïn dit aux jeunes nains). Quand on cherche, on trouve
généralement quelque chose, mais ce n'est pas toujours exactement
ce qu'on voulait. Ce fut ce qui se passa en
l'occurrence.
Bientôt Filin et Kili revinrent en rampant et en
s'agrippant aux rochers pour résister au
vent :
- Nous avons trouvé une caverne sèche,
dirent-ils, pas très loin après le premier tournant ; nous
pourrons tous y tenir avec les poneys.
- Vous l'avez
entièrement explorée ? demanda le magicien, sachant que les
cavernes, dans les montagnes, sont rarement
inoccupées.
- Oui, oui, répondirent-ils. (Encore
que chacun sût qu'ils ne pouvaient y avoir passé bien
longtemps ; ils étaient revenus trop vite.) Elle n'est pas si grande
que cela, et elle ne s'enfonce pas très loin.
C'est là,
évidemment, le danger dés cavernes : on ne sait pas
jusqu'où elles vont, parfois, où peut mener un passage au fond ou
ce qui vous attend à l'intérieur. Mais la nouvelle apportée
par Filin et Kili semblait assez bonne. Ils se levèrent donc tous et
s'apprêtèrent à bouger. Le vent hurlait, le tonnerre
grondait encore, et ils eurent de la peine à avancer, eux et leurs
poneys. Mais il n'y avait pas loin à aller et, avant peu, ils parvinrent
à un grand rocher qui faisait saillie dans le sentier. En passant
par-derrière, on découvrait une voûte basse ouverte dans le
flanc de la montagne. L'ouverture était tout juste assez large pour y
pousser les poneys après les avoir débarrassés de leur
chargement et de leurs selles. En passant sous l'arche, ils eurent plaisir
à entendre le vent et la pluie au-dehors et non plus tout autour d'eux,
comme à se sentir à l'abri des géants et de leurs rochers.
Mais le magicien ne voulait prendre aucun risque. Il alluma sa baguette -
comme il avait fait dans la salle à manger de Bilbo ce jour qui
paraissait si lointain, rappelez-vous - et, à cette lumière,
ils explorèrent la caverne d'un bout à l'autre.
Elle
paraissait assez spacieuse, mais ni trop grande ni trop mystérieuse. Le
sol était sec et il s'y trouvait des coins confortables. A une
extrémité, il y avait un espace convenable pour les poneys ;
et ils se tinrent là (bien contents du changement), tout fumants,
à mâchonner dans leurs pochets. Oïn et Gloïn
désiraient allumer un feu à l'entrée pour faire
sécher leurs vêtements, mais Gandalf ne voulut rien savoir. Ils
étendirent donc leurs effets mouillés sur le sol et en sortirent
de secs de leurs balluchons ; puis ils installèrent confortablement
leurs couvertures, sortirent leurs pipes et lancèrent des ronds de
fumée que Gandalf colora de diverses couleurs et fit danser au plafond
pour les amuser. Ils se mirent à bavarder, oubliant l'orage, et
discutèrent de l'emploi que chacun ferait de sa part du trésor
(quand ils l'auraient, ce qui pour le moment ne paraissait pas si
impossible) ; et ainsi, ils finirent par s'endormir l'un après
l'autre. Et ce fut la dernière fois qu'ils se servirent des poneys, des
paquets, des bagages, des outils et de tout l'attirail qu'ils avaient
emporté.
Tout compte fait, il se révéla heureux,
ce soir-là, qu'ils eussent amené avec eux le petit Bilbo. Car,
pour une raison quelconque, il ne put s'endormir pendant un assez long
temps ; et quand le sommeil le prit, il eut d'affreux cauchemars. Il
rêva qu'une fissure dans le fond de la caverne allait
s'élargissant, s'ouvrait de plus en plus et, malgré sa frayeur, il
ne pouvait ni crier ni rien faire d'autre que rester couché là
à regarder. Puis il rêva que le sol cédait sous lui et qu'il
glissait - il commençait à descendre, à descendre
encore, Dieu sait vers où.
A ce moment, il s'éveilla
sur un horrible sursaut pour s'apercevoir qu'une partie de son rêve
était réalité. Une fissure s'était ouverte au fond
de la caverne et formait déjà un large passage. Il s'était
éveillé juste à temps pour y voir disparaître la
queue dés derniers poneys. Il poussa évidemment un grand cri, le
plus puissant cri que puisse lancer un hobbit, et qui est surprenant pour une si
petite taille.
Alors sortirent d'un saut les gobelins, de grands
gobelins, de grands et affreux gobelins, des tas de gobelins, avant que l'on
pût même dire rocs et blocs. Il y en avait au moins six par nain, et
même deux pour Bilbo ; et tous se trouvèrent saisis et
emportés par la crevasse avant de pouvoir dire mèche et silex.
Mais pas Gandalf. Le cri de Bilbo avait au moins servi à cela. Il
l'avait réveillé en un quart de seconde et, quand les gobelins
voulurent le saisir, il y eut dans la caverne un éclair terrifiant, une
odeur de poudre et plusieurs gobelins s'écroulèrent,
morts.
La crevasse se referma d'un coup sec; Bilbo et les nains se
trouvaient du mauvais côté ! Où était
Gandalf ? Ni eux ni les gobelins n'en avaient la moindre idée, et
des gobelins ne s'attardèrent pas pour le découvrir. Ils se
saisirent de Bilbo et des nains et les poussèrent devant eux.
C'était profond, profond, d'une obscurité telle que seuls les
gobelins, qui ont pris le goût de vivre au cœur des montagnes,
peuvent voir au travers. Les passages se croisaient et s'emmêlaient en
tous sens ; mais les gobelins connaissaient leur chemin, comme on
connaît celui du bureau de poste voisin ; et le chemin descendait
toujours, et l'air s'y faisait horriblement rare. Les gobelins étaient
très brutaux ; ils les pinçaient sans pitié et
gloussaient ou s'esclaffaient de leur abominable voix rocailleuse ; Bilbo
était plus malheureux encore que quand le troll l'avait soulevé
par les pieds. Combien de fois pensa-t-il avec nostalgie à son gentil et
clair trou de hobbit ! Ce ne seraient pas les
dernières.
Enfin, se révéla devant eux une vague
lueur rouge. Les gobelins se mirent à chanter ou à croasser au
rythme du claquement de leurs pieds plats sur la pierre, secouant de même
leurs prisonniers.
Crac ! clac ! la crevasse noire !
Tiens, serre ! Pince, chope !
Et tout en bas, tout en bas, à
Gobelinville
Tu vas, mon gars !
Chic, clac ! Broie,
brise !
Marteau et tenailles ! Heurtoir et gongs !
Pilonnez,
pilonnez, tout en bas !
Ha, ha ! mon gars !
Siffle,
claque ! Craque, écrase !
Frappé et bats ! gémis et
bêle !
Travaille, travaille ! N'ose pas renâcler,
Lorsque les gobelins lampent et rient!
A la ronde loin sous terre,
Sous terre, mon gars !
L'effet était réellement terrifiant.
Les murs résonnaient du crac, clac ! du craque,
écrase ! et du vilain ricanement de leur ha, ha ! mon
gars ! Le sens général de leur chanson n'était que
trop clair ; car alors les gobelins sortirent des fouets et les
cinglèrent sur un siffle, claque ! et les lancèrent en
une course rapide devant eux ; et plus d'un nain gémissait et
bêlait comme damné quand ils débouchèrent en
trébuchant dans une grande caverne.
Elle était
éclairée par un grand feu qui brûlait au centre et par des
torches alignées sur les murs, et elle était remplie de gobelins.
Tous rirent, battant des pieds et des mains, quand les nains (avec le pauvre
Bilbo en queue et le plus près des fouets) entrèrent en courant,
tandis que les gobelins-conducteurs poussaient leurs houp ! et claquaient
leur fouet derrière eux. Les poneys étaient déjà
là, serrés dans un coin ; et on voyait tous les bagages et
les paquets éventrés, que les gobelins fouillaient, reniflaient,
manipulaient en se querellant.
Ce fut là, je le crains, le
dernier aperçu qu'ils eurent de ces excellents petits poneys, y compris
un joyeux et robuste petit animal blanc qu'Elrond avait prêté
à Gandalf, le cheval de celui-ci ne convenant pas aux chemins de
montagne. Car les gobelins mangent les chevaux, les poneys et les ânes (et
d'autres choses plus affreuses), et ils ont toujours faim. Sur le moment,
toutefois, les prisonniers ne pensaient qu'à eux-mêmes. Les
gobelins leur enchaînèrent les mains derrière le dos et les
lièrent en une seule file ; puis ils les entraînèrent
au fond de la caverne, le petit Bilbo à la
remorque.
Là, dans l'ombre, sur une grande pierre plate,
était assis un formidable gobelin à la tête
énorme ; il était entouré de gobelins armés des
haches et des sabres courbes en usage chez eux. Or, les gobelins sont cruels,
méchants, et ils ont le cœur mauvais. Ils ne fabriquent pas de
belles choses, mais ils en font d'habiles. Ils savent creuser des tunnels et des
mines aussi bien que n'importe qui, hormis les nains spécialistes, quand
ils s'en donnent la peine, bien qu'ils soient d'ordinaire sales et
désordonnés. Les marteaux, les haches, les épées,
les poignards, les pioches, les tenailles et aussi les instruments de torture,
ils les confectionnent très bien ou les font faire sur leurs dessins par
d'autres, prisonniers et esclaves qui sont contraints de travailler
jusqu'à ce qu'ils meurent par manque d'air et de lumière. Il n'est
pas invraisemblable qu'ils aient inventé certains des engins qui ont,
depuis, jeté le trouble dans le monde, surtout les appareils
ingénieux faits pour tuer un grand nombre de gens à la fois, car
ils ont toujours fait leurs délices des rouages, des machines et des
explosions, comme aussi de ne pas travailler plus qu'ils n'y étaient
obligés ; mais en ce temps-là et dans ces régions
sauvages, ils n'avaient pas encore atteint ces progrès (comme on dit).
Ils ne haïssaient pas particulièrement les nains, pas plus qu'ils ne
haïssaient tout le monde et toutes choses, et particulièrement ce
qui était ordonné et prospère ; dans certaines
régions, les mauvais nains avaient même fait alliance avec eux.
Mais ils gardaient une rancune spéciale aux gens de Thorïn, à
cause de la guerre dont vous avez entendu parler, mais qui n'entre pas dans le
champ de ce récit ; et d'ailleurs, les gobelins ne se soucient pas
de qui ils attrapent, pourvu que ce soit fait avec habileté et
secrètement, et que les prisonniers ne soient pas en état de se
défendre.
- Qui sont ces misérables gens ?
dit le Grand Gobelin.
- Des nains, et ceci ! dit l'un des
conducteurs, tirant sur la chaîne de Bilbo, ce qui le fit tomber en avant
sur les genoux. Nous les avons trouvés en train de s'abriter dans notre
Porche d'Entrée.
- Qu'est-ce que vous entendez par
là ? dit le Grand Gobelin, se tournant vers Thorïn. Rien de
bon, je suis sûr ! Vous espionnez les affaires privées des
gens, je suppose ! Des voleurs, je ne serais pas surpris de
l'apprendre ! Des assassins et des amis des elfes, ça n'aurait rien
d'étonnant ! Allons ! Qu'avez-vous à
dire ?
- Thorïn le nain, pour vous servir !
répondit-il. (C'était une simple formule de politesse.) Nous
n'avons aucune idée des choses que vous soupçonnez ou imaginez.
Nous nous étions abrités d'un orage dans ce qui nous avait paru
être une caverne commode et inoccupée ; rien n'était
plus loin de nos pensées que d'incommoder en aucune façon les
gobelins. (Cela, c'était bien vrai !)
- Hum !
fit le Grand Gobelin. C'est vous qui le dites ! Puis-je vous demander ce
que vous faisiez dans les montagnes, de toute façon, et d'où vous
veniez et où vous alliez ? En fait, je voudrais savoir tout ce qui
vous concerne. Non que cela vous serve à grand-chose, Thorïn
Oakenshield, j'en sais déjà trop sur les vôtres ; mais
dites-nous la vérité, ou je vous ferai préparer quelque
chose de particulièrement
désagréable !
- Nous étions en voyage
pour rendre visite à nos parents, neveux et nièces, cousins
germains, issus de germains et autres descendants de nos grands-pères,
qui vivent à l'est de ces vraiment hospitalières montagnes,
répliqua Thorïn, ne sachant trop que dire à l'improviste,
alors que l'exacte vérité ne pouvait manifestement pas
convenir.
- C'est un menteur, ô
Réellement-Terrible ! dit l'un dés conducteurs. Plusieurs des
nôtres furent foudroyés dans la caverne, quand nous avons
invité ces créatures à descendre ; et ils sont aussi
morts que des pierres. Et il ne s'est pas expliqué sur
ceci !
Il tendit l'épée que Thorïn avait
portée, cette épée qui venait de l'antre des
trolls.
Le Grand Gobelin poussa un hurlement de rage
véritablement affreux quand il la regarda, et tous ses soldats
grincèrent des dents, entrechoquèrent leurs boucliers et
trépignèrent. Ils avaient aussitôt reconnu
l'épée. Elle avait tué bien des gobelins en son temps,
quand les elfes blonds de Gondolïn les pourchassaient dans les collines ou
bataillaient devant leurs murs. Ils l'avaient appelée Orcrist, le fendoir
à gobelins, mais les gobelins l'appelaient simplement Mordeuse. Ils la
haïssaient et haïssaient encore davantage qui la
portait.
- Des meurtriers et des amis des elfes ! cria le
Grand Gobelin. Qu'on les écharpe ! Qu'on les morde ! Qu'on les
broie entre les dents ! Emmenez-les aux trous noirs pleins de serpents et
qu'ils ne revoient jamais la lumière !
Il était
dans une telle rage qu'il sauta à bas de son siège et se
précipita en personne, bouche ouverte, sur Thorïn.
A ce
moment précis, toutes les lumières de la caverne
s'éteignirent et le grand feu s'éleva, pouf ! en une tour de
fumée bleue et flamboyante jusqu'à la voûte, d'où il
se répandit en étincelles blanches, perçantes, parmi tous
les gobelins.
Les cris et les gémissements, les coassements,
les bredouillis et les baragouins, les hurlements, jurements et grognements, les
stridences et les clameurs qui suivirent sont indescriptibles. Plusieurs
centaines de chats sauvages et de loups rôtis vivants à petit feu,
tous ensemble, n'auraient rien pu produire de comparable. Les étincelles
creusaient des trous dans les gobelins, et la fumée qui retombait
maintenant de la voûte rendait l'air trop opaque pour que même leurs
yeux vissent au travers. Bientôt, ils tombèrent les uns sur les
autres et roulèrent en tas sur le sol, mordant, ruant et se
débattant comme s'ils étaient tous devenus
fous.
Soudain, une épée lança un éclair
de sa propre lumière. Bilbo la vit transpercer le Grand Gobelin, qui se
tenait interdit au milieu de sa rage. Il tomba mort, et les soldats gobelins
fuirent devant l'épée, en poussant des cris aigus dans les
ténèbres.
L'épée rentra dans son
fourreau.
- Suivez-moi ! dit une voix impétueuse et
étouffée.
Et avant que Bilbo eût compris ce qui
s'était passé, il trottait derechef, de son pas le plus rapide, en
queue de la file, le long de nouveaux passages obscurs, tandis que les
hurlements de la salle des gobelins diminuaient derrière lui. Une
lumière pâle les conduisait.
- Plus vite, plus
vite ! dit la voix. On aura bientôt rallumé les
torches.
- Une demi-minute ! dit Dori, qui se trouvait en
queue à côté de Bilbo et qui était un brave
garçon.
Il fit grimper le hobbit sur ses épaules aussi
bien que le lui permettaient ses mains liées ; après quoi,
tous répartirent au pas de course, dans un cliquetis de chaînes,
non sans trébucher souvent, dans l'impossibilité où ils
étaient de s'équilibrer avec leurs mains. Ils ne
s'arrêtèrent pas de longtemps et, quand ils le firent, ils devaient
être descendus jusqu'au cœur même de la
montagne.
Gandalf alluma alors sa baguette. Naturellement,
c'était Gandalf ; mais à ce moment, ils étaient trop
occupés pour demander comment il était arrivé là. Il
tira de nouveau son épée et de nouveau elle lança
d'elle-même un éclair dans l'obscurité. Quand des gobelins
se trouvaient dans les parages, elle flambait avec une rage qui la faisait
étinceler ; à présent, elle brillait d'une flamme
bleue, par joie d'avoir tué le grand seigneur. de la cave. Elle n'eut
aucune difficulté à trancher les chaînes gobelines et
à libérer les prisonniers aussi rapidement qu'il était
faisable. Cette épée se nommait, vous vous en souvenez, Glamdring,
le marteau à ennemis. Les gobelins l'appelaient seulement Batteuse, et
ils la haïssaient encore plus que Mordeuse, si la chose était
possible. Orcrist aussi avait été sauvée ; car Gandalf
l'avait également emportée après l'avoir arrachée
à l'un des gardes terrifiés. Gandalf pensait à presque
tout ; et s'il ne pouvait tout faire, il était capable de beaucoup
en faveur d'amis en posture critique.
- Sommes-nous tous
ici ? demanda-t-il, rendant son épée à Thorïn
avec un salut. Voyons : un - c'est Thorïn ; deux, trois,
quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze ; ou sont Filin et
Kili ? Ah, les voici ! Douze, treize - et voici M. Baggins,
quatorze ! Bon, bon ! les choses pourraient être pires, mais
elles pourraient aussi être bien meilleures. Plus de poneys, plus de
vivres, pas de renseignements exacts sur l'endroit où nous nous trouvons
et des hordes de gobelins à nos trousses ! Allons ! Et ils
allèrent. Gandalf avait entièrement raison : ils
commençaient à entendre le bruit et les cris horribles des
gobelins au loin, dans les passages qu'ils avaient suivis. Cela les poussa en
avant, avec plus de hâte que jamais, et comme le pauvre Bilbo
n'était vraiment pas en mesure d'aller à moitié aussi vite
(les nains peuvent rouler à une vitesse fantastique quand c'est
nécessaire, je vous le dis), ils se chargèrent de le porter
à tour de rôle sur leur dos.
Mais les gobelins vont plus
vite encore que les nains, et ces gobelins-là connaissaient mieux le
chemin (ils avaient eux-mêmes tracé les passages), et ils
étaient fous de rage ; de sorte qu'en dépit de tous leurs
efforts, les nains entendaient se rapprocher de plus en plus leurs cris et leurs
hurlements. Bientôt, ils perçurent même le claquement de
leurs pieds, beaucoup, beaucoup de pieds qui semblaient être juste
derrière le dernier coin. Ils pouvaient voir derrière eux dans le
tunnel qu'ils suivaient le clignotement de torches rouges ; et ils
commençaient à être mortellement
fatigués.
- Pourquoi, ah ! pourquoi ai-je
quitté mon trou de hobbit ? se dit le pauvre M. Baggins,
soubresautant sur le dos de Bombur.
- Pourquoi, ah !
pourquoi ai-je jamais emmené un misérable petit hobbit dans une
course au trésor ? se disait le pauvre Bombur, qui était gros
et avançait en chancelant, tandis que la chaleur et la terreur faisaient
dégouliner la sueur le long de son nez.
A ce moment, Gandalf
resta en arrière avec Thorïn. Ils tournèrent un coin à
angle droit :
- Demi-tour ! cria-t-il. Tirez votre
épée, Thorïn !
Il n'y avait pas d'autre
solution ; et les gobelins n'aimèrent pas cela. Ils
débouchèrent en se bousculant au milieu de grands cris, pour
tomber sur Fendoir-à-Gobelins et Marteau-à-Ennemis, qui luisaient,
froids et brillants, devant leurs yeux étonnés. Ceux qui
étaient en tête laissèrent tomber leurs torches et
poussèrent un seul cri avant d'être tués. Les suivants
hurlèrent encore davantage et firent un saut en arrière,
renversant ceux qui couraient derrière
eux :
- Mordeuse et Batteuse ! criaient-ils d'une voix
perçante.
Et bientôt ils furent en plein
désarroi, la plupart se bousculant pour repartir par où ils
étaient venus.
Il fallut un très grand moment pour que
le premier d'entre eux osât franchir ce tournant, et les nains avaient eu
le temps de parcourir un long, long chemin dans les sombres tunnels du royaume
des gobelins. Quand ceux-ci le constatèrent, ils éteignirent leurs
torches, enfilèrent des chaussures silencieuses et choisirent ceux de
leurs coureurs les plus lestes qui avaient l'oreille et l'œil les plus
aigus. Ceux-là coururent avant, rapides comme des belettes, sans plus de
bruit que des chauves-souris.
Ce fut pourquoi ni Bilbo, ni les nains,
ni même Gandalf ne les entendirent arriver. Ils ne les virent pas
davantage. Mais les gobelins qui couraient silencieusement derrière eux
les voyaient, car Gandalf laissait sa baguette répandre une faible
lumière pour aider les nains dans leur progression.
Tout
soudain, Dori, qui se trouvait de nouveau en queue, portant Bilbo, fut saisi
par-derrière dans le noir. Il cria et tomba ; et le hobbit roula de
ses épaules dans les ténèbres, se cogna la tête sur
un dur rocher et ne se souvint plus de rien.
5 ENIGMES
DANS L'OBSCURITE
Quand Bilbo ouvrit les yeux, il se demanda s'il les avait effectivement
ouverts : il faisait tout aussi sombre que quand il les avait
fermés. Il n'y avait personne où que ce fût auprès de
lui. Imaginez sa peur ! Il n'entendait rien, ne voyait rien, et il ne
pouvait rien sentir que la pierre du sol.
Très lentement, il
se redressa et se mit à tâtonner à quatre pattes
jusqu'à ce qu'il eût touché la paroi du tunnel ; mais
ni en montant ni en descendant il ne put rien découvrir, rien du
tout ; aucune trace de gobelins, aucune trace de nains. La tête lui
tournait, et il était loin d'être certain même de la
direction qu'ils suivaient au moment de sa chute. Il devina de son mieux et
rampa un bon bout de chemin, jusqu'au moment ou sa main rencontra soudain un
objet qui lui parut être un minuscule anneau de métal froid, gisant
sur le sol du tunnel. C'était un tournant de sa carrière, mais il
n'en savait rien. Il mit l'anneau dans sa poche presque machinalement, l'objet
ne paraissait certes d'aucune utilité sur le moment. Il n'alla pas
beaucoup plus loin, mais s'assit sur le sol froid pour s'abandonner un long
moment à un complet désespoir. Il se vit en train de faire frire
des œufs au lard dans sa cuisine, à la maison - car il sentait
en lui qu'il était grand temps de prendre quelque repas ; ce qui ne
fit que le rendre plus misérable encore.
Il ne pouvait
imaginer que faire ; il ne pouvait non plus imaginer ce qui s'était
passé, ni pourquoi on l'avait abandonné, puisque les gobelins ne
l'avaient pas pris ; il ne comprenait pas même pourquoi il avait si
mal à la tête. A la vérité, il était
resté longtemps étendu, silencieux, hors de vue, dans un coin
très sombre sans que personne ne pensât à lui.
Au
bout d'un moment, il chercha sa pipe. Elle n'était pas brisée,
c'était déjà quelque chose. Puis il chercha sa
blague ; elle contenait encore du tabac, ce qui était encore un
bien. Après quoi, il chercha des allumettes, mais n'en trouva point, et
cette absence le découragea totalement. Mais cela valait aussi bien, il
en convint quand il retrouva son sang-froid. Dieu sait ce que la lueur
d'allumettes et l'odeur du tabac auraient pu faire sortir des trous noirs de cet
horrible endroit. Il ne s'en sentit pas moins accablé sur le moment.
Toutefois, en tâtant toutes ses poches et en cherchant partout sur lui des
allumettes, sa main tomba sur la garde de son épée - ce petit
poignard qu'il avait pris aux trolls et qu'il avait complètement
oublié ; heureusement, les gobelins ne l'avaient pas
remarqué, du fait qu'il le portait à l'intérieur de sa
culotte.
Il la sortit alors. Elle jeta un éclat pâle et
terne : « Elle a donc une lame elfique, elle aussi,
pensa-t-il ; et les gobelins ne sont pas très près, mais
cependant pas assez loin. »
En tout cas, il se sentit
réconforté. C'était assez merveilleux de porter une lame
forgée à Gondolïn pour les guerres contre les gobelins,
célébrées par tant de chants ; et il avait
remarqué aussi que ces armes faisaient grande impression sur les gobelins
qui tombaient dessus à l'improviste.
« Retourner en
arrière ? se dit-il. Cela ne vaudrait rien ! Aller de
côté ? Impossible ! En avant ? C'est la seule chose
à faire ! Allons-y ! »
Il se releva donc
et se mit à trotter, tenant sa petite épée devant lui et
tâtant la paroi, tandis que son cœur battait la
chamade.
Assurément, Bilbo était dans une position
critique. Mais, il faut se le rappeler, elle n'était pas tout à
fait aussi critique pour lui qu'elle l'eût été pour vous ou
moi. Les hobbits ne sont pas entièrement comme les gens ordinaires ;
et, après tout, si leurs trous sont des endroits agréables et
gais, bien aérés et très différents des tunnels de
gobelins, les hobbits sont cependant plus que nous habitués aux
souterrains, et ils n'y perdent pas facilement le sens de la direction -
c'est-à-dire une fois leur tête remise des heurts. Ils sont
capables aussi de se déplacer en grand silence, de se cacher
aisément, de se remettre merveilleusement des chutes et des contusions,
et ils possèdent un fonds de sagesse et d'adages que les hommes n'ont
pour la plupart jamais entendus ou qu'ils ont depuis longtemps
oubliés.
Je n'aurais tout de même pas aimé
être à la place de M. Baggins. Le tunnel semblait n'avoir point de
fin. Tout ce qu'il savait, c'était que ce tunnel continuait à
descendre de façon assez constante, tout en conservant la même
orientation en dépit de quelques serpentements et tournants. Il y avait
par moments des passages qui s'écartaient sur les côtés,
comme il le voyait à la lueur de son épée ou le pouvait
sentir en tâtant la paroi. De ces embranchements, il ne tenait aucun
compte, sinon pour presser le pas de crainte d'en voir surgir des gobelins ou
des choses sombres qu'il imaginait à demi. Il poursuivait ainsi son
chemin, descendant toujours ; mais il n'entendait aucun son de quoi que ce
fût, hormis de temps à autre le bruissement d'une chauve-souris
passant près de ses oreilles, ce qui le fit sursauter au début,
mais qui devint trop fréquent par la suite pour s'en préoccuper.
Je ne sais combien de temps il continua ainsi, détestant avancer, mais
n'osant s'arrêter ; il continua, continua, jusqu'à ce que sa
fatigue devînt presque de l'épuisement. Il avait l'impression
d'avoir marché jusqu'au lendemain, et, par-delà le lendemain,
jusqu'aux jours suivants.
Soudain, sans aucun signe préalable,
il trotta, foc ! dans de l'eau ! Brrr ! elle était d'un
froid glacial. Il s'arrêta pile. Il ne savait pas si c'était
simplement une flaque dans le chemin, le bord d'une rivière souterraine
qui traversait le passage, ou la rive d'un lac noir et profond.
L'épée luisait à peine. Il s'arrêta et, prêtant
une oreille attentive, il put entendre des gouttes tomber une à une d'une
voûte invisible dans l'eau ; mais il semblait n'y avoir aucun autre
son.
« C'est donc une mare ou un lac, et non une
rivière souterraine », se dit-il.
Il n'osait
pourtant patauger dans les ténèbres. Il ne savait pas nager ;
et il imagina aussi de vilaines et visqueuses choses, avec des yeux
protubérants et aveugles, en train de se tortiller dans l'eau. Il
est d'étranges êtres qui vivent dans les mares et les lacs au
cœur des montagnes : des poissons dont les ancêtres
pénétrèrent à la nage, il y a Dieu sait combien
d'années, et ne ressortirent jamais, tandis que leurs yeux devenaient de
plus en plus grands à force de scruter les ténèbres ;
et puis, il y a d'autres choses plus visqueuses que les poissons. Même
dans les tunnels et les cavernes que les gobelins ont faits pour leur propre
compte, vivent d'autres créatures inconnues d'eux, qui se sont
faufilées de l'extérieur afin de séjourner dans les
ténèbres. Certaines de ces cavernes aussi ont une origine bien
antérieure aux gobelins, qui se sont contentés de les
élargir et de les relier par des passages, et les premiers occupants se
trouvent toujours là, furetant en catimini dans les coins
écartés.
Au plus profond de ces lieux, près de
l'eau noire, vivait le vieux Gollum, une petite et visqueuse créature. Je
ne sais d'où il était venu, j'ignore qui et ce qu'il était.
C'était Gollum - aussi ténébreux que les
ténèbres, à l'exception de deux grands yeux pâles et
ronds dans son visage mince. Il avait une petite barque, et il se promenait
silencieusement sur le lac ; car c'était bien un lac, large, profond
et mortellement froid. Il pagayait avec de grands pieds ballant par-dessus le
bord, mais sans jamais causer la moindre ride. Non, pas lui. Il cherchait de ses
pâles yeux, semblables à des lampes, les poissons aveugles qu'il
saisissait comme un éclair dans ses longs doigts. Il aimait aussi la
viande. Il appréciait les gobelins, quand il pouvait s'en procurer ;
mais il prenait bien soin de ne jamais se laisser découvrir par eux. Il
les étranglait simplement par-derrière, si jamais ils approchaient
seuls de la rive tandis qu'il rôdait par là. Ils ne s'y hasardaient
que très rarement, car ils avaient l'impression que quelque chose de
très déplaisant était tapi là en bas, aux fondements
mêmes de la montagne. Ils étaient arrivés au lac quand ils
creusaient leurs tunnels longtemps auparavant, et ils avaient vu qu'ils ne
pouvaient aller plus loin ; leur chemin se terminait donc dans cette
direction, et ils n'avaient pas de raison d'aller par là - à
moins que le Grand Gobelin ne les y envoyât. Il avait parfois envie de
poisson du lac et il arrivait que ni gobelin ni poisson n'en
revinssent.
En fait, Gollum vivait sur un îlot de rocher gluant
au milieu du lac. A ce moment, il observait de loin Bilbo avec ses yeux
pâles, semblables à des télescopes. Le hobbit ne pouvait le
voir, mais il s'interrogeait énormément au sujet de Bilbo, car il
voyait bien que ce n'était aucunement un gobelin.
Gollum monta
dans sa barque et partit comme un trait de son île, tandis que Bilbo
était assis sur le bord, complètement démonté, au
bout de sa route et de son rouleau. Soudain, s'avança Gollum, qui
chuchota d'une voix sifflante :
- Par ex-s-s-semple, que je
s-s-ois tout éclabous-s-sé, mon trés-s-sor ! A c-c-ce
que je vois, voici un fes-s-stin de choix ; au moins un morceau
s-s-savoureux, gollum !
Et, en disant
gollum, il
produisit dans sa gorge un horrible bruit de déglutition. C'est de
là que venait son nom, bien qu'il se nommât toujours lui-même
« mon trésor ».
Quand le sifflement
atteignit ses oreilles, le hobbit crut jaillir de sa peau, et il vit soudain les
yeux pâles braqués sur lui.
- Qui
êtes-vous ? s'écria-t-il, brandissant devant lui son
épée.
- Qu'est-ce que c'est, mon
trés-s-sor ? chuchota Gollum (qui se parlait toujours à
lui-même, n'ayant pas d'autre interlocuteur).
C'était
précisément ce qu'il était venu découvrir, car il
n'avait pas vraiment faim à ce moment ; il était seulement
curieux ; sans quoi, il aurait commencé par saisir pour chuchoter
ensuite.
- Je suis M. Bilbo Baggins. J'ai perdu mes nains, j'ai
perdu le magicien, et je ne sais pas où je suis ; et je ne tiendrais
pas à le savoir, si seulement je pouvais sortir
d'ici.
- Qu'est-ce qu'il a dans ses mains ? dit Gollum, les
yeux fixés sur l'épée, qu'il n'aimait pas
trop.
- Une épée, une lame qui vient de
Gondolïn !
- Sss, dit Gollum, qui se fit très
poli. P't-être que tu restes là à bavarder avec ça un
peu, mon trés-s-sor. Ça aime peut-être les énigmes,
peut-être oui ?
Il désirait paraître amical,
en tout cas pour le moment et jusqu'à ce qu'il en eût
découvert plus long sur l'épée et le hobbit : s'il
était vraiment tout seul, s'il était bon à manger et si
Gollum avait vraiment faim. Les énigmes étaient tout ce qui se
présentait à son esprit. En poser et parfois les deviner avait
été le seul jeu qu'il eût jamais pratiqué avec
d'autres drôles de créatures dans leurs trous, il y avait
très, très longtemps, avant qu'il n'eût perdu tous ses amis
et n'eût été chassé, seul, et qu'il se fût
glissé, descendant toujours plus loin, dans les ténèbres
sous la montagne.
- Très bien, dit Bilbo, fort soucieux
d'acquiescer jusqu'à ce qu'il pût en découvrir un peu plus
long sur la créature. (Si elle était tout à fait seule, si
elle était féroce ou affamée, et si elle était une
amie des gobelins.)
- Commencez, dit-il, car il n'avait pas eu
le temps de penser à une énigme.
Gollum dit donc de sa
voix sifflante :
- Qu'est-ce qui a des racines que personne
ne voit
Qui est plus grand que les arbres,
Qui monte, qui
monte,
Et pourtant ne pousse jamais ?
- C'est
facile ! dit Bilbo. Une montagne, je suppose.
- Ça
devine facilement ? Ça doit faire un concours avec nous, mon
trésor ! Si le trésor demande et que ça ne
réponde pas, on le mange, mon trésor. Si ça nous demande et
qu'on ne réponde pas, alors on fait ce que ça veut, hein ? On
lui montre comment sortir, oui !
- Très bien,
dit Bilbo, n'osant pas marquer de désaccord et se creusant
évidemment la cervelle pour penser à des énigmes capables
de le préserver d'être mangé :
- Trente
chevaux sur une colline rouge ;
D'abord ils mâchonnent,
Puis ils frappent leur marque,
[3]
Ensuite ils restent immobiles.
Ce fut là tout ce qu'il trouva
à demander - l'idée de manger lui trottait un peu par la
tête. La devinette était un peu usée, aussi, et Gollum
connaissait la réponse aussi bien que vous.
- Connu,
connu ! s'écria-t-il. Les dents ! les dents !
trésor ; mais on n'en a que six !
Puis il posa une
seconde question :
- Sans voix, il crie ;
Sans
ailes, il voltige ;
Sans dents, il mord ;
Sans bouche, il
murmure.
- Un instant ! cria Bilbo, qui pensait toujours avec
inquiétude à l'idée de manger.
Heureusement, il
avait déjà entendu quelque chose de ce genre et, retrouvant ses
esprits, il se rappela la réponse :
- Le vent, le
vent, naturellement, dit-il.
Et il était si content qu'il en
inventa une sur-le-champ : « Voici qui va embarrasser cette sale
petite créature souterraine »
,
pensa-t-il :
- Un œil dans un visage bleu
vit
un œil dans un visage vert.
« Cet œil-là
ressemble à cet œil-ci,
Dit le premier œil,
Mais en un lieu bas,
Non pas en un lieu haut.
»
- Ss, ss, ss, fit Gollum.
Il y avait
longtemps, très longtemps qu'il était sous terre et il oubliait ce
genre de choses. Mais juste comme Bilbo commençait à
espérer que le misérable serait incapable de répondre,
Gollum se remémora des souvenirs d'un temps infiniment lointain, de
l'époque où il vivait avec sa grand-mère dans un trou
creusé dans la berge d'une rivière :
- Ss,
sss, mon trésor, dit-il. Le soleil sur les marguerites, ça veut
dire, oui.
Mais ce genre d'énigmes banales à la surface
de la terre étaient pour lui fatigantes. Elles lui rappelaient aussi un
temps où il était moins seul, moins furtif, moins mauvais, et cela
le mit de mauvaise humeur. Qui plus est, cela lui donna faim ; aussi, cette
fois, essaya-t-il quelque chose d'un peu plus difficile et de plus
fâcheux :
- On ne peut la voir, on ne peut la
sentir,
On ne peut l'entendre, on ne peut la respirer
Elle
s'étend derrière les étoiles et sous les collines,
Elle remplit les trous vides
Elle vient d'abord et suit
après.
Elle termine la vie, tue le rire.
Malheureusement
pour Gollum, Bilbo avait déjà entendu cela avant ; et
d'ailleurs la réponse l'environnait de tous
côtés :
- L'obscurité ! dit-il,
sans même se gratter la tête ou prendre le temps de
réfléchir.
- Une boîte sans
charnière,
sans clef, sans couvercle ;
Pourtant
à l'intérieur est caché
un trésor
doré,
demanda-t-il pour gagner du temps, en attendant de pouvoir
penser à une devinette vraiment ardue.
Celle-ci, il la
considérait comme terriblement usée et facile, encore qu'il ne
l'eût point posée dans les termes habituels. Mais elle se
révéla être une colle très rosse pour Gollum. Il
siffla en se parlant à lui-même, mais sans donner de
réponse ; il marmonna et bredouilla.
Au bout d'un moment,
Bilbo montra quelque impatience :
- Alors, qu'est-ce ?
demanda-t-il. La réponse n'est pas : une bouilloire qui
déborde, comme vous semblez le penser, d'après le bruit que vous
faites.
- Donnez-nous une chance ; que ça nous donne
une chance, mon trés-s-sor.
- Eh bien, dit Bilbo
après lui avoir accordé une longue chance, quelle est votre
solution ?
Mais, soudain, Gollum se souvint de pillages de nids
dans des temps très reculés, quand, sous la berge de la
rivière, il apprenait à sa grand-mère à
gober...
- Des œufs ! siffla-t-il. Des œufs, que
c'est ! Puis il demanda :
- Vivant sans souffle.
Froid comme la mort,
Jamais assoiffé, toujours buvant,
En cotte de mailles, jamais cliquetant.
A son tour, il pensait que
c'était terriblement facile, parce qu'il avait la réponse en
tête. Mais il ne se souvenait de rien de mieux sur l'instant, tant la
question sur les œufs lui avait fait perdre la tête. Mais ce n'en
était pas moins embarrassant pour le pauvre Bilbo, qui se gardait de tout
rapport avec l'eau tant qu'il pouvait l'éviter. J'imagine que vous
connaissez la réponse, bien sûr, ou que vous pouvez la deviner sans
la moindre difficulté, confortablement assis chez vous, sans que le
danger d'être mangé vienne troubler votre réflexion. Bilbo
s'absorba, il s'éclaircit deux ou trois fois la voix, mais aucune
réponse ne vint.
Au bout d'un moment, Gollum commença
de chuinter de plaisir, pour lui-même :
- Est-ce bon,
mon trésor ? Est-ce juteux ? Est-ce délicieusement
croquant ?
Et il se mit à scruter Bilbo du sein de
l'obscurité.
- Un instant, dit le hobbit, frissonnant.
Moi, je vous ai donné une bonne et longue
chance.
- Ça doit se dépêcher, se
dépêcher ! dit Gollum, commençant à descendre de
sa barque pour atteindre Bilbo.
Mais quand il posa son long pied
palmé dans l'eau, un poisson, pris de peur, sauta et retomba sur les
orteils de Bilbo.
- Brrr ! fit-il, c'est froid et
humide !
Ce qui lui fournit la
réponse :
- Un poisson ! un poisson !
cria-t-il. C'est un poisson !
Gollum fut horriblement
déçu ; mais Bilbo posa une nouvelle énigme aussi vite
qu'il le put, de sorte que Gollum dut rentrer dans sa barque pour
réfléchir.
- Sans-jambes repose sur une-jambe,
deux-jambes s'assirent auprès sur trois-jambes, quatre-jambes en eut un
peu.
Ce n'était pas exactement le bon moment pour poser
pareille devinette, mais Bilbo était talonné. Peut-être
Gollum aurait-il eu de la peine à deviner, la question eût-elle
été posée à un autre moment. En l'occurrence,
puisqu'on parlait de poissons, « sans-jambes » ne
présentait pas de difficulté ; après quoi, le reste
venait tout seul : « Du poisson sur un guéridon, un homme
à côté assis sur un tabouret, le chat reçoit les
arêtes »
, c'est là la réponse, bien
sûr, et Gollum la donna bientôt. Il pensa alors le moment venu de
demander quelque chose d'horriblement dur. Voici ce qu'il dit :
- Cette chose toutes choses dévore :
Oiseaux, bêtes,
arbres, fleurs ;
Elle ronge le fer, mord l'acier ;
Réduit les dures pierres en poudre ;
Met à mort les
rois, détruit les villes
Et rabat les hautes
montagnes.
Le pauvre Bilbo, assis dans le noir, réfléchit
à tous les horribles noms de géants et d'ogres qu'il avait pu
entendre citer dans les contes, mais aucun n'avait accompli toutes ces choses.
Il eut l'impression que la réponse était tout autre et qu'il
devait la connaître, mais il n'arrivait pas à la trouver. Il
commença de ressentir une grande peur, ce qui n'aide guère
à penser. Gollum descendit de sa barque. Il descendit en clapotant dans
l'eau et gagna le bord à grands coups de ses pieds palmés ;
Bilbo voyait approcher les yeux luisants. Sa langue lui parut collée dans
sa bouche ; il voulut crier :
« Donnez-moi un peu
de temps ! Donnez-moi le temps ! »
Mais tout ce
qui sortit soudain dans un cri perçant fut :
- Le
temps ! le temps !
Il se trouva ainsi sauvé par pure
chance. Car c'était là la réponse, bien
sûr.
Gollum fut déçu une fois de plus ; et
alors il commença d'être fâché et aussi d'en avoir
assez du jeu. Celui-ci lui avait donné très faim, en
vérité. Cette fois, il ne retourna pas à la barque. Il
s'assit dans le noir près de Bilbo, ce qui mit le hobbit
extrêmement mal à l'aise et lui retira tous ses
moyens.
- Il faut que ç-ç-ça nous pose une
ques-s-stion, mon trésor, s-s-si, s-s-si, s-s-si. Jus-ste une ques-stion
de plu-s à deviner, s-si, s-si, dit Gollum.
Mais Bilbo
était tout simplement incapable de penser à aucune question,
à côté de cette vilaine chose humide qui le tripotait et lui
donnait des bourrades. Il se gratta, il se pinça ; mais il ne
pouvait toujours penser à rien.
- Demandez-nous !
Demandez-nous ! dit Gollum.
Bilbo se pinça et se donna
des claques ; il serra sa petite épée ; il fouilla
même dans sa poche de l'autre main. Là, il trouva l'anneau qu'il
avait ramassé dans le passage et qu'il avait
oublié.
- Qu'ai-je dans ma poche ? dit-il tout
haut.
Il se parlait à lui-même, mais Gollum crut que
c'était une devinette, et il fut terriblement
démonté.
- Pas de jeu ! pas de jeu !
s'écria-t-il de sa voix sifflante. C'est pas de jeu, mon trésor,
si ? de demander ce que ça a dans ses s-sales petites
poches-s ?
Bilbo, voyant ce qui s'était passé et
n'ayant rien de mieux à proposer, s'en tint à sa
question :
- Qu'ai-je dans ma poche ? demanda-t-il
d'un ton plus affirmé.
- S-s-s, siffla Gollum. Ça
doit nous le donner en trois, mon trésor.
- Très
bien ! Allez-y ! dit Bilbo.
- Des mains ! dit
Gollum.
- Faux, dit Bilbo, qui venait heureusement de retirer sa
main. Devinez encore !
- S-s-s, fit Gollum, plus
décontenancé que jamais.
Il pensa à tous les
objets qu'il gardait lui-même dans ses poches : des arêtes, des
dents de gobelins, des coquillages humides, un bout d'aile de chauve-souris, une
pierre aiguë pour aiguiser ses crocs, et autres vilaines choses. Il essaya
de se représenter ce que les autres gens pouvaient garder dans leurs
poches.
- Un couteau ! dît-il
enfin.
- Faux ! dit Bilbo, qui avait perdu le sien quelque
temps auparavant. Dernière réponse !
Gollum
était à présent dans un état bien pire que lorsque
Bilbo lui avait posé la question sur les œufs. Il siffla, il
postillonna, il se balança d'avant en arrière et d'arrière
en avant, il frappa le sol de ses pieds palmés, il frétilla, il se
tortilla ; mais il n'osait toujours pas risquer son ultime
réponse.
- Allons ! dit Bilbo.
J'attends !
Il s'efforçait de paraître gai et
hardi, mais il n'éprouvait aucune certitude quant à l'issue de ce
jeu, que Gollum devinât juste ou non.
- Le délai
est épuisé ! dit-il.
- Une ficelle, ou
rien ! cria Gollum (ce qui n'était pas tout à fait juste,
puisqu'il plaçait deux réponses à la
fois).
- Ni l'un ni l'autre, s'écria Bilbo,
extrêmement soulagé.
Sur quoi, il se mit vivement
debout, s'adossa à la paroi la plus proche et tendit devant lui sa petite
épée. Il savait, naturellement, que le jeu des énigmes
était sacré, qu'il remontait à la plus haute
Antiquité et que même les créatures mauvaises redoutaient de
tricher quand elles y jouaient. Mais il sentait qu'il ne pouvait être
certain que cette chose visqueuse tiendrait parole au moment crucial. N'importe
quelle excuse pourrait lui être bonne pour se défiler. Et
après tout, cette dernière question n'était pas une
énigme authentique selon les anciennes règles.
En tout
cas, Gollum ne l'attaqua pas immédiatement. Il voyait
l'épée dans la main de Bilbo. Il resta assis, tremblant et
murmurant. Finalement, Bilbo ne put attendre plus
longtemps.
- Alors ? dit-il. Et votre promesse ? Je
veux partir. Vous devez me montrer le chemin.
- On a dit
ça, trésor ? Montrer au vilain petit Baggins comment sortir,
oui, oui. Mais qu'est-ce que ça a dans ses poches, hé ? Pas
de ficelle, trésor, mais pas rien. Oh non !
Gollum !
- Ne vous occupez pas de cela, dit Bilbo. Une
promesse est une promesse.
- Fâché c'est,
impatient, trésor, siffla Gollum. Mais ça doit attendre, oui,
ça doit. On ne peut pas remonter les tunnels aussi précipitamment.
On doit aller prendre des choses d'abord, oui, des choses pour nous
aider.
- Eh bien, dépêchez-vous ! dit Bilbo,
soulagé à la pensée du départ de
Gollum.
Il jugeait que l'autre, prenant juste un prétexte,
n'entendait pas revenir. De quoi parlait Gollum ? Quel objet utile
pouvait-il conserver là-bas sur le lac noir ? Mais il se trompait.
Gollum avait parfaitement l'intention de revenir. Il était irrité,
maintenant, et il avait faim. Et puis, c'était un être
misérable et méchant, qui avait déjà un
plan.
Toute proche se trouvait son île, dont Bilbo ne savait
rien, et là, dans sa cachette, il conservait quelques misérables
objets de bric et de broc, et une très, très belle, très
merveilleuse chose. Il possédait un anneau, un anneau d'or, un anneau
précieux.
- Mon cadeau d'anniversaire ! murmura-t-il
pour lui-même, comme il avait souvent fait au cours des sombres et
interminables jours. C'est de ça qu'on a besoin maintenant, oui ;
c'est ça qu'on veut !
S'il le voulait, c'est que cet
anneau avait certain pouvoir : en le glissant à son doigt, on
devenait invisible ; on ne pouvait plus être vu qu'en plein soleil et
encore seulement à son ombre, faible et mal
affermie.
- Mon cadeau d'anniversaire ! Il m'est
échu le jour anniversaire de ma naissance, mon
trésor.
C'était ce qu'il se disait toujours à
lui-même. Mais qui sait comment Gollum était venu en possession de
ce cadeau, il y avait des siècles, dans cet ancien temps où
pareils anneaux étaient encore disponibles dans le monde ?
Peut-être le Maître qui les régissait n'aurait-il pu,
lui-même, le dire. Gollum le portait au début, jusqu'au moment
où il ressentit de la fatigue ; alors, il le conserva dans un petit
sac contre sa peau, jusqu'au moment où l'objet l'écorcha ;
à présent, il le dissimulait généralement dans un
trou du rocher sur son île, et il retournait constamment le contempler. Il
lui arrivait encore de le mettre, toutefois, quand il ne pouvait supporter d'en
être plus longtemps séparé, ou quand il avait très,
très faim et qu'il était las du poisson. Il se faufilait alors le
long des sombres passages en quête de gobelins égares. Il lui
arrivait même de s'aventurer en des endroits où étaient
allumées des torches qui lui picotaient les yeux et le faisaient
ciller ; car il était en sécurité. Nul ne pouvait le
voir, nul ne pouvait le remarquer jusqu'au moment où il lui serrait la
gorge. Il avait encore porté l'anneau quelques heures auparavant, et il
avait attrapé un tout petit gobelin. Quels vagissements ! Il lui
restait encore un ou deux os à ronger, mais il voulait quelque chose de
plus moelleux.
- C'est tout à fait sûr, oui, se
murmura-t-il. Ça ne nous verra pas, n'est-ce pas, mon
trésor ? Non. Ça ne nous verra pas, et sa sale petite
épée ne lui servira de rien, oui,
parfaitement.
Voilà ce qu'il avait dans sa méchante
petite tête quand il quitta soudain le côté de Bilbo ;
il pagaya de nouveau vers sa barque et s'enfonça dans l'obscurité.
Bilbo pensa ne plus le revoir. Il attendit toutefois, car il ne savait
aucunement comment trouver son chemin tout seul.
Soudain, il entendit
un cri rauque, qui le fit frissonner. Gollum jurait et vagissait dans
l'obscurité, pas très loin à en juger par le son. Il
était sur son île et jouait des pieds et des mains, cherchant et
fouillant en vain. Bilbo l'entendit crier :
- Où
est-ce ? Où est-c-c-ce ? C'est perdu, mon trésor, perdu,
perdu ! Malédiction, qu'on soit anéanti ! Mon
trésor est perdu !
- Qu'y a-t-il ? lui cria
Bilbo. Qu'avez-vous perdu ?
- Ça ne doit pas nous le
demander, répondit Gollum d'une voix perçante. Pas son affaire,
non, gollum ! C'est perdu, gollum, gollum.
- Eh bien, moi
aussi, cria Bilbo, et je veux ne plus l'être. Et j'ai gagné la
partie, et vous avez promis. Alors, venez ! Venez me faire sortir, et vous
reprendrez votre recherche après !
Si extrêmement
malheureux que Gollum parût, Bilbo ne pouvait trouver beaucoup de
pitié dans son cœur, et il avait le sentiment que tout ce que Gollum
pouvait vouloir si fort ne devait être rien de
bon.
- Venez ! cria-t-il.
- Non, pas
encore, trésor ! répondit Gollum. On doit le chercher, c'est
perdu, gollum.
- Mais vous n'avez jamais trouvé la
réponse à ma dernière question et vous avez promis, dit
Bilbo.
- Jamais trouvé la réponse ! dit
Gollum.
Puis soudain, de l'obscurité, vint un sifflement
perçant :
- Qu'est-ce que ça a dans ses
poches ? Dites-nous cela. Ça doit le dire d'abord.
Bilbo
ne voyait aucune raison particulière pour ne pas le dire. L'esprit de
Gollum avait sauté sur une réponse plus vite que le sien ;
c'était naturel, car Gollum avait couvé pendant des
éternités cette chose particulière, et il vivait dans la
hantise qu'elle ne lui fût volée. Mais Bilbo était
ennuyé du délai. Après tout, il avait gagné la
partie, assez honnêtement, à un horrible
risque :
- Les réponses doivent être
devinées, non données, dit-il.
- Mais ce
n'était pas une question loyale, dit Gollum. Ce n'était pas une
énigme, trésor, non.
- Oh, eh bien, s'il s'agit de
questions ordinaires, j'en ai posé une le premier, répondit Bilbo.
Qu'avez-vous perdu ? Dites-moi cela.
- Qu'est-ce que
ça a dans ses poches ?
Le son venait avec un sifflement
plus fort et plus perçant et, regardant dans cette direction, Bilbo vit
alors, à son grand effroi, deux petits points de lumière qui le
scrutaient. Comme le soupçon grandissait dans l'esprit de Gollum, la
lumière de ses yeux brûlait d'une flamme
pâle.
- Qu'avez-vous perdu ? persista à
demander Bilbo.
Mais à ce moment la lumière dans les
yeux de Gollum était devenue un feu vert et elle s'approchait rapidement.
Gollum était de nouveau dans sa barque ; il pagayait furieusement en
direction de la rive noire, et il avait au cœur une telle rage
causée par sa perte et ses soupçons que nulle épée
ne lui faisait plus peur.
Bilbo ne pouvait deviner ce qui avait
exaspéré la misérable créature, mais il vit que tout
était fini et que Gollum se proposait de le tuer de toute façon.
Juste à temps, il tourna les talons et se rua dans le passage par lequel
il était venu, longeant la paroi qu'il tâtait de la main
gauche.
- Qu'est-ce que ça a dans ses poches ?
entendait-il siffler fortement derrière lui.
Et en même
temps s'éleva le floc de Gollum sautant de sa
barque.
- Qu'ai-je, je me le demande ? se dit-il, pantelant
et trébuchant.
Il fourra la main gauche dans sa poche.
L'anneau lui parut très froid comme il se glissait doucement à son
index tâtonnant.
Le sifflement était juste
derrière lui. Il se retourna alors et il vit monter le long de la pente
les yeux de Gollum, semblables à de petites lampes vertes.
Terrifié, il tenta de courir plus vite, mais soudain ses orteils
butèrent contre une aspérité du sol, et il tomba tout de
son long sur sa petite épée.
En un instant, Gollum fut
sur lui. Mais avant que Bilbo n'eût pu rien faire, retrouver son souffle,
se redresser ou agiter son épée, Gollum passa sans lui
prêter la moindre attention, jurant et chuchotant dans sa
course.
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Gollum voyait dans le
noir. Bilbo apercevait la lumière de ses yeux qui brillaient d'une lueur
pâle, même par-derrière. Il se leva péniblement,
rengaina son épée qui de nouveau luisait faiblement, et suivit
avec grande circonspection. Il semblait qu'il n'y eût rien d'autre
à faire. Rien ne servait de retourner en rampant vers le lac de Gollum.
Peut-être, s'il le suivait, Gollum le conduirait-il inconsciemment vers
quelque issue.
- Que ça soit maudit ! maudit !
maudit ! sifflait Gollum. Que le diable emporte le Baggins. Ça a
disparu ! Qu'est-ce que ça a dans ses poches ? Oh, on le
devine, on le devine, mon trésor. Il l'a trouvé, oui, sans nul
doute. Mon cadeau d'anniversaire.
Bilbo dressa l'oreille. Il
commençait à deviner lui-même. Il pressa un peu le pas pour
se rapprocher autant qu'il l'osait de Gollum, qui marchait toujours vite, sans
regarder en arrière, mais tournant la tête de part et d'autre,
comme Bilbo le pouvait constater au faible reflet sur les
parois.
- Mon cadeau d'anniversaire ! Que le diable
l'emporte ! Comment l'avons-nous perdu, mon trésor ? Oui, c'est
ça. La dernière fois qu'on est venu par ici, quand on a mis
à quia ce sale petit couineur. C'est ça. Le diable
l'emporte ! Il nous a échappé après toute cette
éternité ! Il est parti, gollum.
Soudain, Gollum
s'assit et se mit à pleurer, avec un son sifflant et des gloussements
horribles à entendre. Bilbo s'arrêta et se plaqua contre la paroi
du tunnel. Au bout d'un moment, Gollum cessa de sangloter et commença de
parler. Il semblait discuter avec lui-même :
- Il est
inutile de retourner là-bas le chercher. On ne se rappelle pas tous les
endroits où on a passé. Et ça ne sert à rien. Le
Baggins l'a dans ses poches ; le ssale fouineur l'a trouvé, qu'on
dit.
« On devine, trésor, on devine seulement. On
peut pas savoir jusqu'à ce qu'on trouve la ssale créature et qu'on
l'écrase. Mais ça ne connaît pas le pouvoir du cadeau,
hein ? Ça va seulement le garder dans sa poche. Ça ne sait
pas, et ça n'ira pas loin. C'est perdu soi-même, ce ssale fureteur.
Ça ne connaît pas la sortie. Ça l'a
dit.
« Ça l'a dit, oui ; mais c'est malin.
Ça ne dit pas ce que ça pense. Ça ne veut pas dire ce que
ça a dans ses poches. Ça sait. Ça connaît un chemin
pour entrer ; ça doit en connaître un pour sortir, oui. C'est
parti vers la porte de derrière, oui.
« Les gobelins
l'attraperont, alors. Ça ne peut pas sortir par là,
trésor.
« Sss, sss, gollum ! Les
gobelins ! oui, mais il a le cadeau, notre précieux cadeau ;
alors les gobelins vont l'avoir, gollum ! Ils vont le trouver, ils vont
découvrir ce qu'il fait. On ne sera plus jamais en
sécurité, plus jamais, gollum ! Un des gobelins va le mettre
à son doigt, et alors personne ne le verra. Il sera là, mais on ne
le verra pas. Même nos yeux exercés ne le remarqueront pas ;
il viendra, rampant et malin, et il nous attrapera, gollum,
gollum !
« Eh bien, cessons de discuter,
trésor, et dépêchons-nous. Si le Baggins est parti de ce
côté, il faut qu'on y aille vite voir. Allons-y ! Ce n'est pas
loin à présent. Vite !
D'un bond, Gollum se leva
et il partit rapidement en traînant les pieds. Bilbo courut
derrière lui, toujours avec précaution, bien que sa crainte
principale fût à présent de buter contre une autre saillie
et de tomber avec bruit. L'espoir et l'étonnement tourbillonnaient dans
sa tête. Il semblait que l'anneau qu'il avait fût un anneau
magique : il vous rendait invisible ! Notre hobbit avait entendu
parler de semblable chose dans les vieux, vieux contes, évidemment ;
mais il était difficile de croire qu'il en avait réellement
trouvé un, par hasard. Et pourtant, il avait pu le constater :
Gollum, avec ses yeux brillants, était passé à
côté de lui, à une demi-toise à peine.
Ils
poursuivirent ainsi leur chemin ; Gollum flic-flaquait en tête,
sifflant et jurant ; Bilbo suivait, aussi silencieusement que le peut un
hobbit. Ils arrivèrent bientôt à des endroits où,
comme Bilbo l'avait remarqué en descendant, s'embranchaient des passages
de l'un et l'autre côté. Gollum commença aussitôt
à les compter.
- Un à gauche, oui. Un à
droite, oui. Deux à droite, oui, oui. Deux à gauche, oui,
oui.
Et ainsi de suite.
Comme le compte s'allongeait, il
ralentit le pas et devint altéré et larmoyant ; car,
s'éloignant de plus en plus de l'eau, il commençait d'avoir peur.
Il pouvait y avoir par là des gobelins, et il avait perdu son anneau. Il
s'arrêta finalement près d'une ouverture basse, sur leur gauche en
montant.
- Sept à droite. Oui ! Six à gauche.
Oui ! murmura-t-il. C'est là. C'est le chemin de la porte de
derrière, oui. Voici le passage !
Il le sonda des yeux et
recula : « Mais on n'ose pas y entrer, trésor ; non,
on n'ose pas. Des gobelins là-dedans. Des tas de gobelins. On les sent.
Sss !
« Que faire ? Que le diable les emporte et
les écrase ! Il faut attendre ici, trésor, attendre un peu et
voir venir.
Ils s'arrêtèrent donc net. Gollum avait
amené Bilbo à la sortie, après tout, mais le hobbit ne
pouvait passer ! Gollum s'était assis, arqué juste dans
l'ouverture, et ses yeux luisaient froidement dans son visage, tandis qu'il se
balançait de droite à gauche et de gauche à droite entre
ses genoux.
Bilbo s'éloigna du mur en catimini, plus
silencieux qu'une souris ; mais Gollum se raidit aussitôt, il renifla
et ses yeux devinrent verts. Il siffla doucement, mais de façon
menaçante. Il ne pouvait voir le hobbit, mais à présent il
était alerté, et il avait d'autres sens que l'obscurité
avait aiguisés : l'ouïe et l'odorat. Il semblait ramassé
tout contre le sol, les mains étalées et posées à
plat, la tête tendue en avant, le nez presque sur la pierre. Bien qu'il ne
fût qu'une ombre noire dans la lueur de ses propres yeux, Bilbo pouvait
voir et sentir qu'il était tendu comme la corde d'un arc et prêt
à bondir.
Le hobbit cessa presque de respirer et se raidit lui
aussi. Il était aux abois. Il lui fallait absolument s'échapper de
ces horribles ténèbres pendant qu'il lui restait un peu de forces.
Il devait se battre. Il devait transpercer cet être répugnant,
éteindre ses yeux, le tuer. L'autre voulait le tuer, lui. Non, le combat
n'était pas loyal. Il était invisible, à présent.
Gollum n'avait pas d'épée. Gollum n'avait pas positivement
menacé de le tuer, ni encore tenté de le faire. Et il était
misérable, seul, perdu. Une compréhension soudaine, une
pitié mêlée d'horreur s'élevèrent dans le
cœur de Bilbo : il vit la suite interminable de jours non
marqués, sans lumière, sans aucun espoir d'amélioration, la
pierre dure, le poisson froid, les mouvements furtifs, le chuchotement. La
pensée de tout cela lui traversa l'esprit en une seconde. Il
frémit. Et alors, en un autre éclair aussi rapide, comme
soulevé par une nouvelle force et une nouvelle résolution, il
bondit.
Ce n'était pas un bond bien grand pour un homme, mais
il bondit dans le noir. Il sauta tout droit par-dessus la tête de
Gollum : sept pieds en longueur et trois en hauteur ; en
vérité, mais il n'en sut jamais rien, il faillit se casser la
tête contre la voûte basse du passage.
Gollum se rejeta
en arrière et tendit les bras, comme le hobbit volait par-dessus lui,
mais trop tard : ses mains se refermèrent sur le vide, et Bilbo,
bien retombé sur ses pieds fermes, partit à toute allure dans le
nouveau tunnel. Il ne se retourna pas pour voir ce que faisait Gollum. Il y eut
d'abord un sifflement et des jurons, presque sur ses talons, mais ils
s'arrêtèrent. Tout d'un coup, vînt un cri à glacer le
sang, empli de haine et de désespoir. Gollum était vaincu. Il
n'osait aller plus loin. Il avait perdu : perdu sa proie, perdu aussi la
seule chose à laquelle il eût jamais tenu : son trésor.
A ce cri, Bilbo faillit étouffer d'émotion, mais il tint bon.
Alors, faible comme un écho, mais encore menaçante, la voix lui
parvint :
- Voleur, voleur, voleur ! Baggins ! on
te hait, on te hait, on te hait à jamais !
Puis il y eut
un silence. Mais Bilbo ne le trouva guère moins menaçant :
« Si les gobelins sont assez près pour qu'il les ait sentis,
pensa-t-il, ils n'auront pas manqué d'entendre ses cris et ses
malédictions. Prudence maintenant, ou ce chemin va t'amener à bien
pis encore. »
Le passage était bas et de facture
grossière. Il n'était pas trop difficile pour le hobbit, sauf
quand, en dépit de toute son attention, il heurta de nouveau à
plusieurs reprises ses pauvres orteils sur de vilaines pierres pointues qui
sortaient du sol.
« C'est un peu bas pour les gobelins,
pour les grands tout au moins »
, pensa Bilbo, ignorant que
même les grands, les orques des montagnes, avancent à une grande
vitesse en se baissant très bas, les mains touchant presque le
sol.
Bientôt, le passage qui descendait constamment
commença de remonter et, après un moment, il grimpa en pente
raide. Cela ralentit Bilbo. Mais enfin la montée cessa, le passage tourna
pour replonger, et là, au fond d'une courte déclivité, il
vit, filtrant derrière un autre angle, une vague lueur. Ce n'était
pas une lumière rougeâtre, comme celle d'un feu ou d'une lanterne,
mais une sorte de lumière pâle de plein air. Bilbo
s'élança alors au pas de course.
Détalant aussi
vite que ses jambes pouvaient le porter, il tourna le dernier coin et
déboucha soudain dans un endroit découvert, où la
lumière, après tout ce temps passé dans les
ténèbres, l'éblouit. Ce n'était en
réalité qu'un filet de soleil passant par un portail, dont le
grand battant, de pierre, restait ouvert.
Bilbo cligna des
paupières, et alors, tout à coup, il vit les gobelins : des
gobelins armés de pied en cap, l'épée tirée, qui,
assis juste dans la porte, la surveillaient, les yeux écarquillés,
et observaient aussi le passage qui y menait. Ils étaient alertés,
vigilants, prêts à tout.
Ils le virent avant que
lui-même ne les aperçut. Oui, ils le virent : que ce fût
par accident ou que ce fût le dernier tour joué par l'anneau avant
de choisir un nouveau maître, il ne l'avait plus au doigt. Avec des
hurlements de joie, les gobelins se précipitèrent sur
lui.
Bilbo, désemparé comme en écho de la
misère de Gollum, fut saisi des affres de la peur et, oubliant même
de tirer son épée, il fourra les mains dans sa poche. Et
voilà que l'anneau était toujours là, dans sa poche gauche,
et qu'il se glissa à son doigt. Les gobelins s'arrêtèrent
court. Ils ne voyaient plus le moindre signe de lui. Il s'était
évanoui. Ils hurlèrent deux fois plus fort qu'auparavant, mais
avec beaucoup moins de ravissement.
- Où est-il ?
criaient-ils.
- Remontez dans le passage ! crièrent
certains.
- Par ici ! criaient
d'autres.
- Par là ! criaient d'autres
encore.
- Attention à la porte ! beugla le
capitaine.
Des coups de sifflet retentirent, des armures
s'entrechoquèrent, des gobelins juraient, sacraient et couraient de-ci
de-là, tombant les uns sur les autres, en proie à une
exaspération extrême. La clameur, la confusion et le tumulte
étaient à leur comble.
Bilbo était
terrifié, mais il eut encore assez de raison pour comprendre ce qui
s'était passé, se glisser derrière un grand tonneau
contenant de la boisson pour les gardes gobelins et se mettre ainsi à
l'écart pour éviter d'être heurté,
piétiné à mort ou pris au
toucher.
« Il faut que j'arrive à la porte, il faut
que j'arrive à la porte ! » ne cessait-il de se
dire ; mais il lui fallut longtemps pour se risquer.
Alors, ce
fut comme un horrible jeu de cache-cache. L'endroit était plein de
gobelins qui couraient çà et là, et le pauvre petit hobbit
esquivait de côté et d'autre ; renversé par un gobelin
qui ne pouvait comprendre dans quoi il s'était cogné, il
s'écarta à quatre pattes, se glissa juste à temps entre les
jambes du capitaine, se releva et courut à la porte.
Elle
était encore entrouverte, mais un gobelin l'avait presque
refermée. Bilbo déploya tous ses efforts, sans pouvoir la faire
bouger. Il s'évertua à se glisser par la fente. Il se tassa, se
tassa, et resta bloqué ! C'était affreux. Ses boutons
s'étaient coincés entre le bord de la porte et le montant. Il
pouvait voir au-dehors : quelques marches descendaient dans une
vallée étroite, entre deux hautes montagnes ; le soleil
venait de derrière un nuage et éclairait brillamment la face
extérieure de la porte, mais il n'arrivait pas à
passer.
Soudain, l'un des gobelins qui se trouvaient à
l'intérieur cria :
- Il y a une ombre près de
la porte. Il y a quelque chose dehors !
Bilbo sentit son
cœur lui monter à la gorge. Il se rua dans un terrible tortillement.
Les boutons sautèrent de tous côtés. Il était
passé, veste et gilet arrachés, et il dévala les marches en
sautant comme un cabri, tandis que les gobelins, ahuris, ramassaient encore ses
jolis boutons de cuivre sur le seuil.
Ils ne tardèrent pas,
naturellement, à le suivre et à le pourchasser à grands
cris parmi les arbres. Mais ils n'aiment pas le soleil, qui les fait vaciller et
leur tourne la tête. Ils ne pouvaient découvrir Bilbo :
l'anneau au doigt, il se glissait dans l'ombre des arbres et n'en sortait que
pour traverser vivement et sans bruit les taches de soleil ; ils
rentrèrent donc bientôt, grognant et jurant, pour garder la porte.
Bilbo s'était échappé.
Bilbo avait échappé aux gobelins, mais il ignorait où
il se trouvait. Il avait perdu capuchon, manteau, vivres, poney, ses boutons et
ses amis. Il continua d'errer devant lui, jusqu'à ce que le soleil
commençât de se coucher - derrière les
montagnes. Leur ombre tomba sur le chemin de Bilbo, et il se retourna. Il
regarda ensuite en avant, où il ne vit que des crêtes et des pentes
descendant vers des basses terres et des plaines qu'il apercevait, par moments,
entre les arbres.
- Juste Ciel ! s'exclama-t-il ; il
semble que je sois arrivé tout droit de l'autre côté des
Monts Brumeux, au bord même du Pays d'Au Delà ! Où,
où donc Gandalf et les nains peuvent-ils être arrivés ?
J'espère seulement, pour l'amour de Dieu, qu'ils ne sont plus
là-bas au pouvoir des gobelins !
Il continua d'avancer au
hasard, sortit du haut vallon, en franchit le bord et descendit la pente au
delà ; mais durant tout ce temps, une idée très
inquiétante se développait en lui. Il se demandait s'il ne devrait
pas, maintenant qu'il avait l'anneau magique, retourner dans les horribles,
combien horribles tunnels, à la recherche de ses amis. Il venait de
décider que tel était son devoir, qu'il devait faire demi-tour (et
il en était bien malheureux), quand il entendit des voix.
Il
s'arrêta pour prêter l'oreille. Cela ne paraissait pas être
des gobelins ; aussi, s'avança-t-il avec précaution. Il se
trouvait dans un sentier pierreux qui descendait en serpentant, avec un mur de
rocher sur la gauche ; de l'autre côté, le terrain
dévalait et il y avait sous le niveau du sentier des combes
surplombées par des buissons et des arbres. Dans l'une de ces combes,
sous les buissons, des gens parlaient.
Il se glissa encore plus
près et soudain il vit, scrutant les alentours entre cieux gros blocs de
pierre, une tête recouverte d'un capuchon rouge : c'était
Balïn qui faisait le guet. Bilbo aurait volontiers battu des mains et
crié de joie, mais il s'en abstint. Il portait toujours l'anneau dans la
crainte de rencontrer quelque chose d'inattendu et de désagréable,
et il voyait que Balïn avait le regard fixé droit sur lui sans le
remarquer.
« Je vais les surprendre tous »,
pensa-t-il, comme il se glissait dans les buissons au bord de la
combe.
Gandalf discutait avec les nains. Ils
délibéraient sur tout ce qui leur était arrivé dans
les tunnels, et ils se demandaient et débattaient quelle conduite tenir
à présent. Les nains grognaient, et Gandalf était en train
de dire qu'ils ne pouvaient vraiment pas poursuivre leur expédition en
laissant M. Baggins aux mains des gobelins sans essayer de découvrir s'il
était vivant ou mort et sans tenter de le
délivrer.
- Après tout, c'est mon ami,
déclara le magicien, et un petit gars qui n'est pas mal du tout. Je me
sens responsable de lui. Si seulement vous ne l'aviez pas
perdu !
Les nains demandèrent pourquoi diable on l'avait
emmené, pourquoi il ne pouvait rester attaché à ses amis et
les suivre, et pourquoi le magicien n'avait pas choisi quelqu'un de plus
sensé.
- Il nous a apporté plus de
difficultés que d'aide jusqu'ici, dit l'un. S'il faut maintenant que nous
retournions le chercher dans ces abominables tunnels, eh bien, qu'il aille au
diable, voilà mon avis.
Gandalf répondit d'un ton
courroucé :
- Je l'ai amené, et je n'ai pas
l'habitude d'amener des inutilités. Ou vous m'aidez à le chercher,
ou j'y vais en vous laissant ici pour vous tirer du pétrin tout seuls, du
mieux que vous le pourrez. Si seulement nous pouvons le retrouver, vous me
remercierez avant que tout ne soit terminé. Qu'est-ce qui t'a pris de le
laisser tomber, Dori ?
- Vous l'auriez laissé tomber
vous-même, répondit Dori, si un gobelin vous avait brusquement
saisi par-derrière dans le noir, vous avait fait trébucher et vous
avait donné un grand coup de pied dans le
dos !
- Alors pourquoi ne l'avoir pas ramassé
après cela ?
- Juste Ciel ! Comment pouvez-vous
le demander ? Avec les gobelins qui se battaient et mordaient dans le noir,
et tout le monde qui tombait par-dessus des corps et échangeait des
coups ! Vous avez failli me trancher la tête avec Glamdring, et
Thorïn portait de-ci de-là et partout des estocades avec Orcrist.
Tout à coup, vous avez lancé un de vos éclairs aveuglants,
et nous avons vu les gobelins s'enfuir en glapissant. Vous avez
crié : « Suivez-moi tous ! » et tous
auraient dû suivre. Nous pensions que c'était le cas. Il n'y avait
pas le temps de compter, vous le savez bien, jusqu'à ce que, après
nous être précipités au travers des gardes de la porte et
avoir franchi la porte inférieure, nous sommes arrivés
pêle-mêle ici. Et nous voici - sans le cambrioleur, qu'il soit
confustiqué !
- Et voici le cambrioleur ! dit
Bilbo, descendant au milieu d'eux et retirant son anneau.
Comme ils
sautèrent, Dieu me bénisse ! Puis ils poussèrent des
cris de surprise et de joie. Gandalf fut aussi étonné que les
autres, mais sans doute était-il plus heureux que tous. Il appela
Balïn pour lui dire ce qu'il pensait d'un guetteur qui laissait les gens
arriver en plein milieu d'eux, à l'improviste. Il est de fait
qu'après cela la réputation de Bilbo grandit fortement
auprès des nains. Si, en dépit des assurances de Gandalf, ils
avaient encore douté de sa qualité de cambrioleur de premier
ordre, ils n'en doutaient certes plus. Balïn fut le plus
dérouté de tous ; mais chacun déclara que
c'était là du bien joli travail.
En
vérité, Bilbo était si content de leurs compliments qu'il
se contenta de rire in petto, sans rien dire de l'anneau ; et quand ils lui
demandèrent comment il y était arrivé, il
dit :
- Oh, je me suis simplement faufilé, vous
savez, avec beaucoup de précautions et en grand
silence.
- Eh bien, c'est la première fois que même
une souris se sera faufilée avec précaution et en silence sous mon
nez sans que je l'aperçoive, dit Balïn, et je vous tire mon
capuchon. (Ce qu'il fit :) Balïn, pour vous servir,
dit-il.
- M. Baggins, votre serviteur, dit Bilbo.
Ils
voulurent alors tout savoir de ses aventures après qu'ils l'avaient
perdu ; il s'assit donc et leur raconta tout - hormis la trouvaille de
l'anneau (« Pas tout de suite », se dit-il). Ils furent
particulièrement intéressés par le concours
d'énigmes, et ils frissonnèrent en toute appréciation de la
description qu'il fit de Gollum.
- Et alors je ne pus penser
à aucune autre question, avec lui assis à mon côté,
conclut Bilbo. J'ai donc dit : « Qu'ai-je dans ma
poche ? » Et il ne fut pas capable de le deviner en trois
coups.
Aussi lui dis-je : « Et votre promesse ?
Montrez moi comment sortir d'ici ! » Mais il vint à moi
pour me tuer, et je courus, je dégringolai, et il me manqua dans
l'obscurité. Alors, je le suivis, parce que je l'avais entendu se parler
à lui-même. Il croyait que je connaissais vraiment le chemin de la
sortie et il s'y rendait. Et puis, il s'assit dans l'entrée, et je ne pus
passer. Alors, j'ai sauté par-dessus lui, je me suis
échappé et j'ai couru jusqu'à la
porte.
- Et les gardes ? demandèrent-ils. Il n'y en
avait donc pas ?
- Oh, si ! des tas ; mais je les
ai esquivés. Je me suis trouvé coincé dans la porte, qui
était à peine entrouverte, et j'ai perdu quantité de
boutons, dit-il, regardant tristement ses vêtements
déchirés. Mais je suis tout de même passé en me
pressant comme un citron - et me voici.
Les nains le
considérèrent avec un respect tout nouveau quand il parla
d'esquiver des gardes, de sauter par-dessus Gollum et de se faufiler dans
l'entrebâillement de la porte, comme si tout cela n'avait rien de
difficile ni d'alarmant.
- Qu'est-ce que je vous disais ?
dit Gandalf, riant. M. Baggins a plus de ressources que vous ne pouvez le
deviner.
Ce disant, il lança à Bilbo un curieux regard
de sous ses sourcils broussailleux, et le hobbit se demanda si le magicien
devinait la partie de son histoire qu'il avait passée sous
silence.
Alors, il eut des questions à poser lui-même,
car si Gandalf avait tout expliqué aux nains, lui n'en avait rien
entendu. Il voulait savoir comment le magicien avait reparu et où ils
étaient tous arrivés à présent.
A vrai
dire, le magicien n'aimait pas expliquer plus d'une fois ses artifices ; il
dît donc à Bilbo que lui et Elrond connaissaient bien la
présence de mauvais gobelins dans cette partie des montagnes. Mais leur
porte principale ouvrait autrefois sur un passage différent, un passage
d'accès plus facile, de sorte qu'ils attrapaient souvent des personnes
surprises par la nuit près de leurs portes. Les gens avaient
évidemment renoncé à voyager par là, et les gobelins
devaient avoir ouvert tout récemment leur nouvelle entrée au haut
du passage que les nains avaient pris, puisqu'il avait été
considéré comme tout à fait sûr jusqu'à
présent.
- Il faut que j'avise à trouver un
géant plus ou moins convenable pour le bloquer à nouveau, dit
Gandalf ; sans quoi, on ne pourra bientôt plus franchir les montagnes
du tout.
Dès que Gandalf avait entendu le hurlement de Bilbo,
il s'était rendu compte de ce qui s'était passé. Dans la
fulguration qui avait tué les gobelins l'empoignaient, il s'était
glissé dans l'entrebâillement, juste comme celui-ci se refermait
avec un claquement sec. Il avait suivi les conducteurs et les prisonniers
jusqu'au bord de la grande salle, et là, il s'était assis pour
élaborer dans l'ombre son meilleur tour de magie.
- Et ce
fut une affaire fort délicate, dit-il, une affaire très
incertaine !
Mais évidemment, Gandalf s'était fait
une étude particulière des enchantements par le feu et les
lumières (même le hobbit n'avait jamais oublié les feux
d'artifice magiques, aux réunions de veille du solstice
d'été chez le Vieux Took, vous vous le rappelez sans doute). Le
reste, nous le connaissons, sauf que Gandalf savait tout de la porte de
derrière, comme les gobelins appelaient la porte inférieure,
où Bilbo avait perdu ses boutons. En fait, elle était bien connue
de tous les familiers de cette partie des montagnes ; mais il fallait un
magicien pour garder la tête claire dans les tunnels et les guider dans la
bonne direction.
- Ils ont fait cette porte il y a très
longtemps, dit-il, en partie comme moyen d'évasion, si c'était
nécessaire, en partie pour se rendre dans les terres qui se trouvent au
delà, où ils viennent encore la nuit et où ils causent de
grands dommages. Ils la gardent toujours, et personne n'est jamais parvenu
à la bloquer. Ils la garderont deux fois plus après tout ceci,
ajouta-t-il en riant.
Les autres rirent également.
Après tout, s'ils avaient beaucoup perdu, ils avaient tué le Grand
Gobelin et nombre d'autres par-dessus le marché, et ils s'étaient
tous échappés ; on pouvait donc dire qu'ils avaient
l'avantage jusque-là.
Mais le magicien les rappela à la
raison :
- Il faut continuer notre route sans tarder,
maintenant que nous sommes un peu reposés, dit-il. Ils vont se lancer
à notre poursuite par centaines aussitôt que la nuit sera
tombée; et déjà les ombres s'allongent. Ils pourront sentir
la trace de nos pas durant des heures après notre passage. Il faut que
nous soyons à plusieurs lieues, avant le crépuscule. Il y aura un
peu de lune, si le temps reste au beau, et c'est une chance. Non qu'ils
craignent beaucoup la lune, mais elle nous donnera un peu de lumière pour
nous diriger.
« Oh oui ! dit-il en réponse
à d'autres questions posées par le hobbit. On perd la notion du
temps dans les tunnels de gobelins. Nous sommes aujourd'hui jeudi, et c'est
lundi soir ou mardi matin que nous avons été pris. Nous avons
parcouru bien des lieues, nous sommes descendus au travers du cœur de la
montagne, et nous sommes maintenant de l'autre coté - un beau
raccourci ! Mais nous ne nous trouvons pas au point où notre passage
nous aurait menés ; nous sommes trop au nord, et nous avons devant
nous une région ingrate. Et nous sommes encore assez haut.
Allons !
- Mais j'ai horriblement faim, gémit Bilbo,
qui se rendit soudain compte qu'il n'avait pas pris un seul repas depuis la nuit
d'avant l'avant-dernière nuit. Imaginez cela pour un
hobbit !
Son estomac lui paraissait tout vide et flasque, et ses
jambes toutes flageolantes, maintenant que l'émotion était
passée.
- On n'y peut rien, dit Gandalf, à moins
que vous ne vouliez retourner demander gentiment aux gobelins de vous rendre
votre poney et votre bagage.
- Non, merci ! dit
Bilbo.
- Eh bien, alors, nous n'avons plus qu'à nous
serrer la ceinture et à poursuivre notre pénible chemin -
sans quoi nous servirons de dîner, ce qui sera bien pire que de n'en pas
avoir nous-mêmes.
Durant leur marche, Bilbo cherchait de part
et d'autre quelque chose à manger ; mais les mûres
n'étaient encore qu'en fleur et, naturellement, il n'y avait pas de noix
ni même de baies d'aubépines. Il grignota un bout d'oseille, but
à un petit ruisseau de montagne qui traversait le chemin et mangea trois
fraises des bois qu'il trouva sur le bord, mais cela ne servit pas à
grand-chose.
Ils poursuivirent toujours plus avant. Le sentier
raboteux disparut. Les buissons, les longues herbes entre les gros cailloux, les
taches de gazon tondu par les lapins, le thym, la sauge, la marjolaine et les
soleils jaunes, tout cela s'évanouit, et ils se trouvèrent au haut
d'une large et rapide pente de pierres tombées, restes d'un
éboulement. Quand ils se mirent en devoir de descendre par là, des
décombres et des petits cailloux roulèrent sous leurs pieds ;
bientôt, de plus grands morceaux de pierre détachée
descendirent avec fracas, entraînant d'autres morceaux qui se mirent
à glisser ou à rouler ; puis des blocs de rocher,
ébranlés, s'en allèrent en bondissant s'abattre avec fracas
au milieu de la poussière. Avant peu, toute la pente au-dessous d'eux
parut en déplacement, et ils dériboulaient tous
pêle-mêle, dans une horrible confusion de pierres et de rochers
roulant, crépitant, craquant.
Ce furent des arbres au bas de
la pente qui les sauvèrent. Ils glissèrent dans l'orée
d'une pinède qui, à cet endroit, grimpait au flanc de la montagne,
à partir des forêts plus sombres et plus profondes des
vallées inférieures. Les uns s'accrochèrent aux troncs et
s'élancèrent dans les basses branches, tandis que les autres (dont
le petit hobbit) se réfugiaient derrière un arbre pour se garantir
de l'assaut des rochers. Bientôt le danger fut passé, le glissement
avait cessé et on n'entendit plus que les derniers faibles éclats
des plus grandes pierres déplacées qui bondissaient et
tournoyaient parmi les fougères et les racines des pins, loin en
contrebas.
- Eh bien, voilà qui nous a fait avancer un
peu, dit Gandalf ; et même les gobelins qui nous poursuivront auront
du boulot pour descendre si tranquillement.
- Sans doute,
grommela Bombur ; mais ils n'auront aucune peine à envoyer des
pierres rouler sur nos têtes.
Les nains (et Bilbo) se sentaient
rien moins qu'heureux, et ils massaient leurs jambes et leurs pieds
froissés et meurtris.
- Allons donc ! On va
s'écarter par là du chemin de l'éboulement. Mais il faut se
dépêcher ! Regardez la lumière !
Le
soleil était depuis longtemps descendu derrière les montagnes.
Déjà les ombres s'épaississaient sur elles, bien
qu'à travers les arbres, au loin et par-dessus les têtes noires de
ceux qui poussaient plus bas, on pût encore voir les reflets du soir sur
les plaines au delà. Ils clopinèrent alors aussi vite qu'ils en
étaient capables sur les douces pentes d'une forêt de pins, dans un
sentier incliné qui menait régulièrement vers le sud. Par
moments, ils se frayaient un chemin dans une mer de fougères
impériales, dont les hautes frondes s'élevaient bien au-dessus de
la tête du hobbit ; parfois, ils marchaient sans bruit sur un lit
d'aiguilles de pin ; et tout ce temps, l'assombrissement de la forêt
se faisait plus lourd et le silence plus profond. Il n'y avait pas, ce
soir-là, le moindre vent pour amener même un soupir dans les
branches des arbres.
- Faut-il vraiment aller plus loin ?
demanda Bilbo, quand l'obscurité fut devenue si épaisse qu'il ne
pouvait plus voir que la barbe de Thorïn, qui se dandinait à
côté de lui, et le silence si complet qu'il entendait
résonner la respiration des nains comme un bruit puissant. Mes orteils
sont tout meurtris et crispés, mes jambes me font mal et mon estomac se
balance comme un sac vide.
- Encore un peu plus loin, dit
Gandalf.
Après un temps qui leur parut un siècle, ils
arrivèrent soudain à un espace où ne poussait aucun arbre.
La lune était levée et brillait dans la clairière. Quelque
chose les frappa tous, leur donnant le sentiment que l'endroit n'était
plus du tout agréable, bien qu'on n'y pût rien voir de
mauvais.
Tout à coup, ils entendirent, venant d'assez loin en
contrebas, un long hurlement à donner le frisson. Un autre y
répondit à droite, beaucoup plus proche ; puis un autre, pas
très loin sur la gauche. C'étaient des loups hurlant à la
lune, des loups qui s'assemblaient !
Il n'y avait pas de loups
près du trou de M. Baggins, là-bas, mais il connaissait ce bruit.
Il se l'était assez souvent fait décrire dans les
contes.
L'un de ses cousins plus âgés (du
côté Took), qui avait beaucoup voyagé, le lui imitait pour
lui faire peur. L'entendre dehors, dans la forêt sous la lune, c'en
était trop pour Bilbo. Même les anneaux magiques ne servent
guère contre les loups - surtout contre les bandes malfaisantes qui
vivaient à l'ombre des montagnes infestées de gobelins, au
delà de la Limite du Désert, au bord de l'inconnu. Les loups de
cette espèce ont l'odorat plus fin que les gobelins et n'ont pas besoin
de vous voir pour vous attraper !
- Qu'allons-nous
faire ? Qu'allons-nous faire ? s 'écria-t-il. Echapper aux
gobelins pour être attrapé par les loups ! dit-il, ce qui
devait passer en proverbe, encore que nous disions maintenant « tomber
de Charybde en Scylla » dans ce genre de situation très
inconfortable.
- Dans les arbres, vite ! cria
Gandalf
Et ils coururent aux arbres qui bordaient la
clairière, cherchant ceux dont les branches étaient assez basses
ou qui étaient assez minces pour permettre d'y grimper. Ils les
trouvèrent avec toute la rapidité possible, vous l'imaginez
bien ; et ils montèrent aussi haut que l'autorisait la
solidité des branches. Vous auriez ri (à distance respectable) de
voir les nains assis là-haut dans les arbres, la barbe pendante, comme de
vieux messieurs retombés en enfance et jouant à chat
perché. Fili et Kili se trouvaient au sommet d'un haut
mélèze, semblable à un énorme arbre de Noël.
Dori, Nori, Ori, Oïn et Gloïn étaient plus confortablement
tallés dans un immense pin aux branches régulières qui
sortaient par intervalles comme les rayons d'une roue. Bifur, Bofur, Bombur et
Thorïn étaient perchés dans un autre. Dwalïn et
Balïn avaient grimpé à un mince et haut sapin, assez
dépourvu de branches, et ils s'efforçaient de trouver un endroit
où s'asseoir dans la verdure des rameaux les plus élevés.
Gandalf, qui était passablement plus grand que les autres, avait
trouvé un arbre qu'ils ne pouvaient escalader, un grand pin qui se
dressait au bord même de la clairière. Il était
complètement caché dans les branches, mais on pouvait voir ses
yeux luire à la lumière de la lune quand il regardait
au-dehors.
Et Bilbo ? Il ne pouvait monter à aucun arbre,
et il courait d'un tronc à l'autre, comme un lapin pourchassé par
un chien et qui aurait perdu son trou.
- Tu as encore
laissé le cambrioleur derrière ! dit Nori à Dori,
regardant en bas.
- Je ne peux pas toujours porter des
cambrioleurs sur mon dos le long des tunnels ou en montant aux arbres !
répliqua Dori. Pour quoi me prends-tu ? Pour un
portefaix ?
- Il va être dévoré si nous
ne faisons rien, dit Thorïn, car il y avait tout autour d'eux à
présent des hurlements qui se rapprochaient toujours davantage.
Dori ! appela-t-il (car Dori était le plus bas dans l'arbre le plus
aisé d'accès), aide M. Baggins à monter. Fais
vite !
Dori était vraiment un brave nain, en dépit
de toutes ses grogneries. Le pauvre Bilbo ne put atteindre sa main, même
quand le nain descendit jusqu'à la dernière branche pour tendre le
bras aussi loin qu'il lui était possible. Dori descendit donc
jusqu'à terre afin de permettre à Bilbo de grimper sur son dos et
de se dresser sur ses épaules.
Juste à ce moment, les
loups débouchèrent, hurlant, dans la clairière. Tout
soudain, il y eut des centaines d'yeux qui les regardaient. Dori n'abandonna
toutefois pas Bilbo. Il attendit que le hobbit eût grimpé de ses
épaules dans les branches et alors il y bondit lui-même. Il
était temps ! Un loup, happant le pan de son manteau au moment
même où il se hissait, faillit l'attraper. En un instant, il y eut
toute une horde hurlant tout autour de l'arbre, et bondissant le long du tronc,
yeux flamboyants et langue pendante.
Mais même les Wargs
sauvages (c'est ainsi que se nomment les mauvais loups au delà de la
Limite du Désert) ne peuvent grimper aux arbres. Nos amis étaient
en sécurité pour le moment. Heureusement, il faisait chaud et il
n'y avait pas de vent. Les arbres ne sont en aucun temps un endroit confortable
pour rester assis longtemps ; mais par le froid et le vent, avec des loups
qui vous attendent tout autour, ce peut être une situation parfaitement
lamentable.
Cette clairière encerclée d'arbres
était évidemment un lieu de rassemblement pour les loups. Il en
venait sans cesse de nouveaux. Ils laissèrent des gardiens au pied de
l'arbre dans lequel s'étaient réfugiés Dori et Bilbo et
allèrent flairer alentour jusqu'à ce qu'ils eussent reconnu tous
les arbres où il y avait quelqu'un. Ils gardèrent aussi
ceux-là, tandis que tous les autres (des centaines et des centaines)
allaient s'asseoir en un grand cercle dans la clairière ; et au
centre se trouvait un grand loup gris. Il leur parla dans l'horrible langage des
Wargs. Gandalf le comprenait. Bilbo, non, mais il lui parut terrible et il lui
semblait qu'il ne s'agissait que de choses cruelles et atroces, ce qui
était le cas. De temps à autre, tous les Wargs du cercle
répondaient tous ensemble à leur chef gris, et leur affreuse
clameur faisait presque choir notre ami de son pin.
Je vais vous dire
ce qu'entendit Gandalf, bien que Bilbo ne le comprît point. Les Wargs et
les gobelins s'entraidaient parfois dans leurs méchantes
opérations. Les gobelins ne se hasardent d'ordinaire pas très loin
de leurs montagnes, à moins que, chassés, ils ne doivent chercher
une nouvelle demeure ou qu'ils ne partent en guerre (ce qui, je suis heureux de
l'ajouter, ne s'est pas produit depuis longtemps). Mais à cette
époque-là, ils partaient parfois faire des razzias, en particulier
afin de se procurer des vivres ou les esclaves qui travaillaient pour eux.
Alors, ils faisaient souvent appel à l'aide des Wargs, avec lesquels ils
partageaient le butin. Parfois, ils les montaient comme les hommes font des
chevaux. Or, il apparaissait qu'une grande expédition de gobelins avait
été projetée pour ce soir-là. Les Wargs
étaient venus pour retrouver les gobelins, et ceux-ci étaient en
retard. La raison en était sans nul doute la mort du Grand Gobelin et
tout le trouble causé par les nains, Bilbo et le magicien, qu'ils
pourchassaient probablement encore.
En dépit des dangers de
cette terre lointaine, des hommes hardis étaient revenus depuis quelque
temps dans le Sud, où ils abattaient des arbres et se construisaient des
habitations parmi les bois plus plaisants des vallées et le long de la
rivière. Ils étaient nombreux, braves et bien armés, et
même les Wargs n'osaient les attaquer s'il y en avait beaucoup ensemble,
non plus qu'en plein jour. Mais à présent, ils avaient
formé le projet, avec l'aide des gobelins, de tomber de nuit sur certains
des villages les plus proches des montagnes. Si leur plan avait
été exécuté, il ne serait pas resté là
âme qui vive le lendemain ; tous auraient été
tués, à l'exception des quelques-uns que les gobelins
soustrayaient aux loups pour les emmener prisonniers dans leurs
cavernes.
C'étaient là des discours terribles à
entendre, non seulement à cause des braves bûcherons et de leurs
femmes et enfants, mais aussi à cause du danger qui menaçait
maintenant Gandalf et ses amis. Les Wargs étaient irrités et
déconcertés de les trouver à leur lieu de réunion.
Ils les prenaient pour des amis des bûcherons, venus les espionner, et ils
craignaient que ces intrus ne rapportassent la nouvelle de leurs plans dans les
vallées ; les gobelins et les loups devraient ainsi livrer un
terrible combat au lieu de capturer des prisonniers et de dévorer des
gens tirés brusquement de leur sommeil. Les Wargs n'avaient donc aucune
intention de s'en aller et de laisser échapper les occupants des arbres,
en tout cas pas avant le matin. Et, bien avant cela, disaient-ils, les soldats
gobelins descendraient des montagnes ; et les gobelins savent grimper aux
arbres ou les abattre.
Ainsi, vous pouvez concevoir pourquoi Gandalf,
en écoutant leurs grognements et leurs glapissements, commençait
d'éprouver une peur affreuse, tout magicien qu'il était ; il
sentait que lui et ses amis se trouvaient dans un très mauvais endroit et
qu'ils n'étaient encore aucunement évadés. Tout de
même, il n'allait pas laisser les Wargs faire comme ils l'entendaient,
encore qu'il ne pût pas grand-chose, perché dans un grand arbre
avec des loups tout autour en dessous. Il cueillit les énormes pommes de
pin aux branches de son arbre. Puis il en alluma une avec une brillante flamme
bleue et la jeta toute sifflante dans le cercle des loups. Elle en frappa un sur
le dos ; son pelage rude prit aussitôt feu et il se mit à
bondir de-ci de-là en poussant d'horribles glapissements. Puis en vinrent
une autre et une autre, l'une en flammes bleues, une autre en flammes rouges, et
une autre en flammes vertes. Elles éclatèrent sur le sol au milieu
du cercle et se répandirent en étincelles et en fumées
colorées. L'une, particulièrement grosse, atteignit le chef des
loups sur le museau ; il sauta à dix pieds en l'air, puis se rua
tout autour du rond, mordant et happant les autres loups dans sa colère
et sa peur.
Les nains et Bilbo crièrent et poussèrent
des hourrahs. La rage des loups était terrible à voir, et la
commotion qu'ils faisaient emplit toute la forêt. Les loups craignent le
feu en tout temps, mais ce feu-ci était des plus horriblement
étranges. Quand une étincelle atteignait leur pelage, elle s'y
collait et pénétrait en brûlant leur corps ; s'ils ne
se roulaient vivement, ils étaient bientôt tout en flammes. Au bout
de très peu de temps, dans toute la clairière, des loups se
roulaient sans arrêt pour éteindre les étincelles de leur
dos, tandis que ceux qui brûlaient couraient de-ci de-là, hurlant
et en enflammant d'autres, au point que leurs propres amis les chassaient, et
ils s'enfuirent le long des pentes en criant et en gémissant à la
recherche d'eau.
- Qu'est-ce que tout ce tumulte dans la
forêt, ce soir ? demanda le Seigneur des Aigles.
Il
était assis, noir dans le clair de lune, au sommet d'un pic isolé
du côté oriental des montagnes.
- J'entends la voix
des loups ! Les gobelins sont-ils sortis pour quelque mauvais coup dans la
forêt ?
Il s'éleva dans les airs, et aussitôt
deux de ses gardes s'élancèrent de rocs situés de part et
d'autre pour le suivre. Ils montèrent en décrivant de grands
cercles dans le ciel, d'où ils observèrent le rond des Wargs,
point minuscule, loin, loin en bas. Mais les aigles ont des yeux
perçants, et ils sont capables de voir de petites choses à grande
distance. Le Seigneur des Aigles des Monts Brumeux avait des yeux qui pouvaient
regarder le soleil sans ciller et voir remuer un lapin sur le sol à une
demi-lieue en dessous, fût-ce à la lueur de la lune. Aussi,
même sans discerner les gens dans les arbres, il pouvait distinguer la
commotion qui régnait parmi les loups ainsi que les tout petits
éclats du feu et entendre les hurlements et les glapissements monter
faiblement de loin en dessous de lui. Il voyait aussi le reflet de la lune sur
les lances et les casques des gobelins, comme de longues lignes de ces mauvaises
gens, sortant de leur porte, rampaient le long des pentes des collines pour se
terminer dans la forêt.
Les aigles ne sont pas des animaux
bienveillants. Certains sont lâches et cruels. Mais l'ancienne race des
montagnes du Nord comptait les plus grands de tous les oiseaux ; ils
étaient fiers et forts et avaient le cœur noble. Ils n'aimaient pas
les gobelins, non plus qu'ils ne les craignaient. Quand ils leur prêtaient
la moindre attention (ce qui était rare, car ils ne mangeaient pas de
semblables créatures), ils fondaient sur eux, les renvoyaient, poussant
des cris éperdus, dans leurs cavernes et arrêtaient ainsi toute
méchanceté que les autres étaient en train de commettre.
Les gobelins haïssaient et redoutaient les aigles, mais ils ne pouvaient
atteindre leur demeure élevée ni les chasser des
montagnes.
Ce soir, le Seigneur des Aigles était
extrêmement curieux de savoir ce qui se tramait ; il appela donc de
nombreux autres aigles et ils s'envolèrent des montagnes ;
décrivant lentement de grands cercles, ils descendirent, descendirent
toujours davantage vers le rond des loups et le lieu de rassemblement des
gobelins.
Et ce fut heureux ! Des choses affreuses
s'étaient passées là en bas. Les loups qui avaient pris feu
et s'étaient enfuis dans la forêt l'avaient enflammée en
plusieurs points. C'était le plein été et, sur ce versant
oriental des montagnes il avait peu plu depuis un certain temps. Les
fougères impériales jaunissantes, les branches tombées,
l'épais lit d'aiguilles de pin et, par-ci par-là, des arbres morts
furent bientôt en feu. Tout autour de la clairière des Wargs, les
flammes jaillissaient. Mais les gardes-loups ne quittaient pas les arbres.
Aflolés et exaspérés, ils bondissaient et hurlaient autour
des troncs, maudissant les nains dans leur horrible langage, la langue pendante
et les yeux brillant d'un éclat aussi rouge et aussi féroce que
les flammes.
Et puis, soudain, les gobelins accoururent, poussant de
grands cris. Ils croyaient qu'il s'agissait d'un combat avec les
bûcherons ; mais ils ne tardèrent pas à apprendre ce
qui s'était réellement passé. Les uns s'assirent
positivement pour se laisser aller à un accès de rire. D'autres
agitèrent leurs lances et en heurtèrent la hampe contre leurs
boucliers. Les gobelins n'ont pas peur du feu, et ils eurent bientôt
formé un plan qui leur paraissait des plus amusants.
Certains
rassemblèrent tous les loups en bande. D'autres entassèrent des
fougères et des broussailles au pied des troncs, tandis que d'autres
encore se précipitaient alentour pour piétiner et battre, battre
et piétiner jusqu'à ce que presque toutes les flammes fussent
éteintes - mais ils se gardèrent d'éteindre le feu le
plus voisin des arbres dans lesquels se trouvaient les nains. Ce feu-là,
ils le nourrirent au contraire de feuilles, de branches mortes et de
fougères. Ils eurent ainsi bientôt un cercle de fumée et de
flammes tout autour des nains, cercle qu'ils empêchèrent de
s'étendre vers l'extérieur, mais qui gagna lentement vers son
centre jusqu'à ce que le feu courant vînt lécher le
combustible entassé sous les arbres. La fumée piqua les yeux de
Bilbo, il sentait la chaleur des flammes ; et à travers les nuages,
il pouvait voir les gobelins danser en rond comme les participants à un
feu de la Saint-Jean. Derrière le cercle des guerriers danseurs avec
leurs lances et leurs haches, se tenaient à distance respectueuse les
loups, qui observaient et attendaient.
Le hobbit entendit les
gobelins entonner une chanson horrible :
Quinze oiseaux
dans cinq sapins,
leurs plumes furent agitées par une ardente
brise !
Mais ces pauvres petits oiseaux n'avaient point d'ailes !
Ah, que va-t-on faire de ces drôles de petites choses ?
Les
rôtir vives, ou les faire cuire en ragoût dans une marmite ;
les frire, les faire bouillir et les manger toutes chaudes ?
Puis ils
s'arrêtèrent pour
s'écrier :
- Envolez-vous, petits oiseaux !
Envolez-vous si vous le pouvez ! Descendez, petits oiseaux, ou vous allez
être grillés au nid ! Chantez, chantez, petits oiseaux !
Pourquoi ne chantez-vous pas ?
- Allez-vous-en, petits
garçons ! cria Gandalf en retour. Ce n'est pas l'époque de la
couvaison. Et les vilains petits garçons qui jouent avec le feu se font
punir.
Il disait cela pour les fâcher et pour leur montrer
qu'ils ne lui faisaient pas peur - bien que ce fût le cas,
naturellement, tout magicien qu'il était. Mais ils ne relevèrent
pas la chose et continuèrent à chanter :
Brûlez, brûlez, arbres et fougères !
Recroquevillez-vous et roussissez ! Torche grésillante,
pour
éclairer la nuit de nos délices,
Ya hey !
Cuisez-les, grillez-les, faites-les frire et rôtir !
Jusqu'à ce que les oiseaux flambent et les yeux se fassent vitreux ;
jusqu'à ce que les cheveux fument et que la peau craque,
que la
graisse fonde et que les os noircis
en cendres se répandent
sous le ciel !
Ainsi mourront les nains,
et
s'éclairera la nuit pour notre joie,
Ya hey !
Ya-harri-hey !
Ya hoy !
Et sur ce Ya hoy, les flammes
atteignirent l'arbre de Gandalf. Un instant après, elles avaient
gagné les autres. L'écorce prit feu, les branches basses
craquèrent.
Gandalf grimpa alors au sommet de l'arbre.
L'éclat soudain s'échappa comme un éclair de sa baguette,
tandis qu'il s'apprêtait à sauter de là-haut juste au milieu
des lances des gobelins. C'eût été sa mort, bien qu'il en
eût sans doute tué bon nombre en tombant comme la foudre parmi eux.
Mais il ne sauta jamais.
Juste à ce moment, le Seigneur des
Aigles fondit du haut des airs, le saisit dans ses serres et
disparut.
Un hurlement de colère et de surprise s'éleva
de parmi les gobelins. Le Seigneur des Aigles, auquel Gandalf avait maintenant
parlé, glapit puissamment. Les grands oiseaux qui l'accompagnaient firent
demi-tour et descendirent comme d'énormes ombres noires. Les loups
gémirent et grincèrent des dents ; les gobelins
hurlèrent, trépignèrent de rage et lancèrent en vain
leurs lourdes lances. Au-dessus d'eux fondirent les aigles ; le sombre et
rapide battement de leurs ailes les précipita à terre ou les
projeta au loin ; leurs serres déchirèrent les visages des
gobelins. D'autres oiseaux volèrent au sommet des arbres et saisirent les
nains, qui grimpaient à présent aussi haut qu'ils osaient le
faire.
Le pauvre Bilbo faillit bien être de nouveau
laissé à la traîne ! Il parvint tout juste à
saisir les jambes de Dori au moment où celui-ci était
enlevé le dernier ; et ils s'élevèrent tous deux
au-dessus du tumulte et de l'incendie, Bilbo se balançant dans l'air au
bout de ses bras presque rompus.
A présent, loin en dessous,
gobelins et loups se dispersaient de tous côtés dans la
forêt. Quelques aigles décrivaient encore de vastes cercles
au-dessus du champ de bataille. Les flammes qui avaient attaqué les
arbres s'élancèrent soudain au-dessus des plus hautes branches.
Elles montèrent en un feu crépitant. Il y eut une brusque rafale
d'étincelles et de fumée, Bilbo n'avait échappé que
de justesse !
Bientôt la lumière de l'incendie
devint faible en bas : ce n'était plus qu'un clignotement rouge sur
la terre noire ; et ils étaient très haut dans le ciel,
s'élevant toujours davantage en larges et fermes cercles. Bilbo ne devait
jamais oublier ce vol, agrippé aux chevilles de Dori. Il
gémissait : « Mes bras, mes bras ! » tandis
que Dori grognait : « Mes pauvres jambes, mes pauvres
jambes ! »
Dans les meilleures circonstances, les
hauteurs donnaient le vertige à Bilbo. Il était pris de malaise
rien qu'à regarder par-dessus le bord d'une toute petite falaise ;
et il n'avait jamais aimé les échelles, sans parler des arbres
(n'ayant jamais eu à échapper aux loups jusqu'alors). Vous pouvez
donc imaginer à quel point la tête lui tournait à
présent lorsqu'il regardait en bas entre ses pieds ballants et qu'il
voyait les terres noires béer sous lui, touchées, par-ci
par-là, d'un rayon de lune sur quelque rocher dans les collines ou un
ruisseau dans la plaine.
Les cimes pâles des montagnes
approchaient, avec des pointes rocheuses sortant d'ombres noires. Eté ou
pas, il faisait très froid. Il ferma les yeux, se demandant s'il allait
pouvoir tenir plus longtemps. Alors, il imagina ce qui se passerait s'il ne le
faisait point. Il eut mal au cœur.
Le vol s'acheva juste
à temps pour lui, juste avant que les bras ne lui manquent. Il
lâcha, haletant, les chevilles de Dori et tomba sur la rude plate-forme
d'une aire d'aigle. Il resta étendu là sans parler, et ses
pensées étaient partagées entre la surprise d'avoir
été sauvé du feu et la peur de tomber de cette
étroite surface dans les ombres profondes qui s'étendaient de part
et d'autre. Il se sentait certes la tête assez confuse après toutes
les terribles aventures des trois derniers jours sans avoir presque rien eu
à manger, et il se prit à dire à haute
voix :
- Maintenant, je sais ce que peut ressentir un
morceau de lard que l'on retire soudain de la poêle avec une fourchette
pour le remettre sur l'étagère !
- Non, non,
vous ne le savez pas, entendit-il Dori lui répondre, parce que le lard
sait qu'il reviendra tôt ou tard dans la poêle ; et il faut
espérer que ce ne sera pas le cas pour nous. D'ailleurs, les aigles ne
sont pas des fourchettes !
- Oh, non ! ce ne sont pas
du tout des fauvettes - des fourchettes, veux-je dire -fit Bilbo, se
mettant sur son séant et regardant avec inquiétude l'aigle
perché tout à côté.
Il se demanda quelles
autres bêtises il avait pu sortir et si l'aigle ne les trouverait pas
malhonnêtes. Mieux vaut ne pas être malhonnête envers un
aigle, lorsqu'on n'a que la taille d'un hobbit et qu'on se trouve tout
là-haut, la nuit, dans son aire !
L'aigle ne faisait
qu'aiguiser son bec sur une pierre et lisser ses plumes sans prêter
attention au hobbit.
Bientôt un autre aigle
arriva :
- Le Seigneur des Aigles vous ordonne d'amener vos
prisonniers à la Grande Corniche ! cria-t-il.
Et il
repartit. L'autre saisit Dori dans ses serres et s'envola dans la nuit, laissant
Bilbo tout seul. Il lui restait juste assez de forces pour se demander ce que le
messager entendait par « prisonniers », et commençait
à se voir mis en pièces comme un lapin pour le souper, quand
arriva son tour.
L'aigle revint, le saisît dans ses serres par
le dos de l'habit et s'élança dans les airs. Cette fois, il ne
parcourut qu'une petite distance. Très bientôt, Bilbo fut
déposé, tremblant de peur, sur une grande corniche au flanc de la
montagne. Aucun sentier n'y menait : on ne pouvait y accéder qu'en
volant ou en sortir qu'en sautant par-dessus un précipice. Là, il
trouva tous les autres assis le dos à la paroi de la montagne. Il y avait
aussi le Seigneur des Aigles, lequel parlait à Gandalf.
Il
semblait que Bilbo ne dût pas être mangé, après tout.
Le magicien et le seigneur aigle avaient l'air de se connaître un peu et
même d'être en relations d'amitié. En fait, Gandalf, qui
avait souvent été dans les montagnes, avait un jour rendu service
aux aigles et guéri leur seigneur d'une blessure par flèche. Vous
voyez donc que « les prisonniers » signifiait seulement
« les prisonniers délivrés des gobelins » et
non les captifs des aigles. En écoutant la conversation de Gandalf, Bilbo
comprit qu'ils allaient enfin s'échapper pour de bon des terribles
montagnes. Le magicien discutait avec le Grand Aigle les plans en vue de
transporter très loin les nains, lui-même et Bilbo, et de les
déposer fort avant dans leur traversée des plaines en
contrebas.
Le Seigneur des Aigles ne voulait les amener à
aucun endroit proche des habitations des hommes :
- Ils
tireraient sur nous avec leurs grands arcs d'if, dit-il, car ils croiraient que
nous en voulons à leurs moutons. Et, en d'autres temps, ils auraient
raison. Non ! nous sommes heureux de soustraire leur prise aux gobelins,
ainsi que de vous témoigner notre reconnaissance, mais nous ne voulons
pas nous risquer pour des nains dans les plaines du Sud.
- Bon,
dit Gandalf. Amenez-nous où et aussi loin que vous le voudrez bien !
Nous vous sommes déjà profondément obligés. Mais en
même temps, nous sommes extrêmement
affamés.
- Pour moi, je suis presque mort d'inanition,
dit Bilbo d'une petite voix faible que personne n'entendit.
- On
peut sans doute y remédier, dit le Seigneur des Aigles.
Un peu
plus tard, on pouvait voir un grand feu briller sur la corniche et autour les
silhouettes des nains en train de faire une cuisine d'où s'élevait
une bonne odeur de rôti. Les aigles avaient apporté pour
combustible des branches sèches, et aussi des lapins, des lièvres
et un agneau. Les nains s'occupèrent de tous les apprêts. Bilbo
était trop faible pour aider, et de toute façon il n'avait
guère d'aptitudes à écorcher les lapins ou à
découper la viande, étant dans l'habitude de se la faire livrer
par le boucher toute prête pour la cuisson. Gandalf était, lui
aussi, étendu, après avoir apporté sa contribution en
allumant le feu, puisque Oïn et Gloïn avaient perdu leur briquet (les
nains ne se sont jamais mis aux allumettes, encore à ce
jour).
Ainsi prirent fin les aventures des Monts Brumeux.
Bientôt, l'estomac de Bilbo retrouva sa confortable impression de
plénitude, et notre ami sentit qu'il allait pouvoir dormir avec
contentement, encore qu'en vérité il eût
préféré une bonne miche et du beurre à des petits
morceaux de viande grillée sur des bâtons. Il dormit,
peletonné sur le dur roc, plus profondément qu'il ne l'avait
jamais fait dans son lit de plume, chez lui, dans son petit trou. Mais toute la
nuit, il rêva de sa propre maison et, dans son sommeil, il en parcourut
toutes les pièces à la recherche de quelque chose qu'il ne pouvait
trouver et dont il ne se rappelait pas même l'aspect.
Le lendemain matin, Bilbo se réveilla avec le soleil matinal dans
les yeux. Il sauta sur ses pieds pour regarder l'heure et aller mettre sa
bouilloire sur le feu - et il s'aperçut qu'il n'était
aucunement à la maison. Il s'assit donc et souhaita en vain pouvoir se
laver et se donner un coup de brosse. Il ne put ni l'un ni l'autre, non plus
qu'il n'eut du thé, des rôties et du bacon pour son petit
déjeuner, composé seulement de mouton et de lapin froids.
Après quoi, il dut s'apprêter à un nouveau
départ.
Cette fois, il lui fut permis de grimper sur le dos
d'un aigle et de se cramponner entre ses ailes. L'air se précipitait
au-dessus de lui et il ferma les yeux. Les nains criaient des adieux et
promettaient de s'acquitter envers le Seigneur des Aigles si jamais ils le
pouvaient, comme quinze grands oiseaux s'élevaient du flanc de la
montagne. Le soleil était encore tout proche des crêtes orientales.
Le matin était frais ; des brouillards séjournaient encore
dans les vallées ou les creux et entouraient par-ci par-là les
pics et les sommets. Bilbo, risquant un oeil pour regarder, vit que les oiseaux
étaient déjà très haut, que le monde était
très loin et que les montagnes s'effaçaient derrière eux.
Il referma les yeux et se cramponna encore davantage.
- Ne
pincez pas ! dit son aigle. Vous n'avez pas besoin d'avoir peur comme un
lapin, même si vous en avez assez l'air. C'est une belle matinée et
il y a peu de vent. Qu'y a-t-il de meilleur que de voler ?
Bilbo
aurait bien répondu : « Un bon bain chaud et après
cela un petit déjeuner tardif sur la pelouse », mais il estima
plus sage de ne rien dire du tout et de relâcher très
légèrement sa prise.
Après un assez long temps,
les aigles durent avoir repéré leur but, même de leur grande
altitude, car ils commencèrent à descendre en grandes spirales.
Ils le firent longuement, et finalement le hobbit rouvrit les yeux. La terre
était beaucoup plus proche et, sous eux, il y avait des arbres, des
chênes et des ormes, semblait-il, de grandes étendues d'herbages et
une rivière qui courait à travers tout cela. Mais pointant hors du
sol se voyait, juste au milieu de la rivière qui s'enroulait autour, un
grand rocher, presque une colline de pierre, semblable à un dernier
avant-poste des lointaines montagnes ou à un énorme fragment
projeté à des lieues dans la plaine par quelque géant parmi
les géants. Rapidement à présent, les aigles
foncèrent l'un après l'autre sur le sommet de ce rocher, où
ils déposèrent leurs passagers.
- Bonne
chance ! crièrent-ils, où que vous alliez, jusqu'à ce
que vos aires vous reçoivent à la fin du
voyage !
C'est la formule de politesse en usage chez les
aigles.
- Que le vent sous vos ailes vous porte où le
soleil fait route et où la lune chemine ! répondit Gandalf,
qui connaissait la réponse convenable.
Ainsi se
séparèrent-ils. Et bien que le Seigneur des Aigles devînt
par la suite de Roi de Tous les Oiseaux et portât une couronne d'or, comme
ses quinze chefs des cols d'or également (faits du métal offert
par les nains), Bilbo ne le revit jamais, hormis de très loin et de
très haut dans la bataille des Cinq Armées. Mais comme celle-ci ne
viendra qu'à la fin de ce récit, je n'en dirai pas davantage pour
l'instant.
Il y avait au sommet de la colline de pierre un espace
plat, et un sentier qui accusait un long usage et comptait de nombreuses
marches, en descendant jusqu'à la rivière, au travers de laquelle
un gué de grandes pierres plates menait aux prairies d'au-delà. Au
pied des marches et près du gué empierré, il y avait une
petite grotte (une grotte salubre, au sol recouvert de cailloux). Le groupe se
réunit là pour discuter de ce qu'il y avait lieu de
faire.
- J'avais toujours eu l'intention de voir à ce que
vous arriviez sains et saufs (dans la mesure du possible) de l'autre
côté des montagnes, dit le magicien ; or, grâce à
une bonne direction et aussi à la chance, c'est maintenant chose
faite. En vérité, nous nous trouvons à présent
beaucoup plus loin à l'est que je ne m'étais jamais proposé
de vous accompagner ; car, après tout, ceci n'est pas mon aventure.
Il se peut que j'y remette le nez avant que tout soit terminé, mais en
attendant je dois m'occuper d'autres affaires urgentes.
Les nains
gémirent, l'air fort affligé, et Bilbo pleura. Ils avaient
commencé de croire que Gandalf allait les accompagner tout du long et
qu'il serait toujours là pour les tirer des mauvais
pas.
- Je ne vais pas disparaître dans l'instant, dit-il.
Je puis vous accorder encore un jour ou deux. Je pourrai probablement vous aider
à sortir de votre situation présente et j'ai moi-même besoin
d'un peu d'aide. Nous n'avons pas de vivres, pas de bagages et pas de poneys
à monter ; et vous ignorez où vous vous trouvez. Eh bien, je
puis vous le dire. Vous êtes encore à quelques lieues au nord du
chemin que nous aurions dû suivre si nous n'avions quitté en
hâte le passage dans la montagne. Il y a très peu d'habitants dans
cette région, à moins qu'il n'en soit venu depuis mon dernier
passage par ici, c'est-à-dire depuis quelques années. Mais je sais
quelqu'un qui ne demeure pas loin. C'est ce Quelqu'un qui a taillé
les marches du grand rocher - le Carrock, l'appelle-t-il, à ce que
je crois savoir. Il ne vient pas souvent de ce côté, certainement
pas de jour, et rien ne servirait de l'attendre. En fait, ce serait fort
dangereux. Il nous faut aller à sa recherche ; et si tout va bien,
lors de notre rencontre, je crois que je vous laisserai en vous souhaitant,
comme les aigles, « bonne chance où que vous
alliez » !
Ils le supplièrent de ne les point
abandonner. Ils lui offrirent de l'or des dragons, de l'argent et des joyaux,
mais il ne voulut pas changer d'idée.
- Nous verrons,
nous verrons ! dit-il. Et je crois avoir déjà
mérité un peu de votre or des dragons - quand vous l'aurez
acquis.
Après quoi, ils cessèrent de plaider. Ils
retirèrent alors leurs vêtements et se baignèrent dans la
rivière, qui était peu profonde, claire et pierreuse à
l'endroit du gué. Quand ils se furent séchés au soleil, qui
était à présent fort et chaud, ils se sentirent
rafraîchis, bien qu'encore moulus et qu'ils eussent un peu faim.
Bientôt, ils passèrent le gué (portant le hobbit) et
commencèrent leur marche dans la haute herbe verte et le long des
rangées de chênes aux grands bras et des ormes
élancés.
- Et pourquoi l'appelle-t-on le
Carrock ? demanda Bilbo, tout en cheminant aux côtés du
magicien.
- Il l'a appelé Carrock, parce que carrock est
le mot qu'il emploie pour cela. Il appelle les choses de ce genre des carrocks,
et ceci est le Carrock, parce que c'est le seul qui soit près de
chez lui et qu'il le connaît bien.
- Qui l'appelle
ainsi ? Qui le connaît ?
- Le Quelqu'un dont
j'ai parlé, un très grand personnage. Vous devrez tous être
très polis quand je vous présenterai. Je le ferai lentement, deux
par deux, je pense ; et il vous faudra prendre garde à ne pas
l'ennuyer, ou Dieu sait ce qui se passera. Il peut être effroyable quand
il est en colère, bien qu'il se montre assez bienveillant quand on ne le
contrarie point. Mais je vous en préviens, il se courrouce
facilement.
Les nains se rapprochèrent tous quand ils
entendirent le magicien parler ainsi à
Bilbo :
- Est-ce là la personne auprès de
laquelle vous nous amenez à présent ? demandèrent-ils.
Ne pourriez-vous trouver quelqu'un d'humeur plus facile ? Ne feriez-vous
pas mieux de tout expliquer un peu plus clairement ? (Et ainsi de
suite.)
- Oui, certes ! Non, je ne le pourrais pas !
Et j'expliquais très soigneusement, répliqua le magicien avec
mauvaise humeur. S'il faut que vous en sachiez davantage, il s'appelle Beorn. Il
est très fort, et c'est un changeur de
peau.
- Quoi ! un pelletier, un homme qui donne des noms
fantaisistes au lapin, quand il ne fait pas de sa peau de
l'écureuil ? demanda Bilbo.
- Seigneur ! mon
Dieu ! non, Non, NON, NON ! s'écria Gandalf. Ne soyez
pas stupide, monsieur Baggins, si vous pouvez l'éviter ; et, par
tous les prodiges, ne prononcez pas de nouveau le mot de pelletier tant que vous
vous trouverez à moins de cinquante lieues de sa maison, non plus que
ceux de couverture, d'étole, de manchon, ou tout autre mot malheureux de
ce genre ! C'est un changeur de peau. Il change sa peau : parfois
c'est un énorme ours noir, parfois un homme fort et de grande taille avec
d'immenses bras et une longue barbe. Je ne puis pas vous dire grand-chose de
plus ; cela doit d'ailleurs vous suffire. D'aucuns disent que c'est un ours
descendant des grands et anciens ours des montagnes qui vivaient là avant
l'arrivée des géants. D'autres que c'est un homme descendant des
premiers hommes qui vivaient avant que Smaug ou les autres dragons ne vinssent
dans cette partie du monde et avant que les gobelins n'arrivassent du nord dans
les montagnes. Je n'en sais rien, mais je pencherais assez pour la seconde
version. Il n'est pas de ceux à qui l'on peut poser des
questions.
« En tout cas, il n'est soumis à aucun
autre enchantement que le sien propre. Il habite dans une chênaie,
où il a une grande maison de bois ; et, comme homme, il entretient
du bétail et des chevaux presque aussi étonnants que
lui-même. Ils travaillent pour lui et lui parlent. Il ne les mange
pas ; non plus qu'il ne chasse ni ne mange les bêtes sauvages. Il a
un grand nombre de ruches d'abeilles féroces, et il vit principalement de
crème et de miel. Comme ours, il vagabonde de tous côtés. Je
l'ai vu une fois assis tout seul, la nuit, au sommet du Carrock, observant la
lune qui descendait vers les Monts Brumeux, et je l'ai entendu grogner dans le
langage des ours : « Le jour viendra ou ils périront et
où je retournerai là-bas ! » C'est ce qui me donne
à croire qu'il était lui-même venu autrefois des
montagnes.
Bilbo et les nains avaient à présent ample
matière à réflexion et ils ne posèrent plus de
questions. Ils avaient encore une longue route à parcourir. Par monts et
par vaux, ils poursuivirent leur cheminement. Il commençait à
faire très chaud. Parfois ils se reposaient sous les arbres, et alors
Bilbo ressentait une telle faim qu'il aurait mangé des glands, s'ils
avaient été assez mûrs pour tomber à
terre.
Vers le milieu de l'après-midi, ils remarquèrent
que de grandes plaques de fleurs avaient commencé de surgir, toutes de
mêmes espèces, poussant ensemble comme si elles avaient
été plantées. Il y avait en particulier du trèfle,
de grands carrés ondulants de sainfoin, de trèfle incarnat, et de
larges bandes de mélilot blanc à odeur de miel. Il y avait dans
l'air un bourdonnement, un bruissement, un vrombissement. Des abeilles
s'affairaient partout. Et quelles abeilles ! Bilbo n'avait jamais rien vu
de semblable. « Si l'une d'elles me piquait, pensa-t-il,
j'enflerais jusqu'au double de ma taille. »
Elles
étaient plus grosses que des frelons. Les faux bourdons étaient
plus grands que le pouce, sensiblement, et les bandes jaunes sur leurs corps
d'un noir profond brillaient comme de l'or ardent.
- Nous
approchons, dit Gandalf. Nous voici à la lisière de ses
pâturages à abeilles.
Au bout d'un moment, ils
arrivèrent à une ceinture de grands et très anciens
chênes, et au delà de ceux-ci à une haute haie
d'épineux à travers laquelle on ne pouvait ni voir ni se
glisser.
- Vous feriez mieux d'attendre ici, dit le magicien aux
nains ; et quand j'appellerai ou sifflerai, commencez à me
suivre - vous verrez le chemin que je prendrai - mais seulement par
paires, notez-le, à cinq minutes d'intervalle. Bombur, qui est le plus
gros, comptera pour deux ; mieux vaut qu'il vienne seul et en dernier.
Venez, monsieur Baggins ! Il y a une porte quelque part par
ici.
Sur ces mots, il partit le long de la haie, emmenant avec lui le
hobbit effrayé.
Ils arrivèrent bientôt à
une porte de bois, haute et large, au delà de laquelle ils purent voir
des jardins et un groupe de bâtiments bas, en bois, dont certains
étaient couverts de chaume et faits de troncs non
façonnés ; des granges, des écuries, des
étables et une longue et basse maison de bois. A l'intérieur de la
haie, exposées au midi, se trouvaient de nombreuses rangées de
ruches au sommet de paille en forme de cloche. L'air retentissait du bruit des
abeilles géantes qui allaient et venaient, entraient et
sortaient.
Le magicien et le hobbit poussèrent la lourde
grinçante porte et suivirent une large piste en direction de la maison.
Des chevaux, très luisants et bien pansés, traversèrent le
pré en trottant et les observèrent attentivement de leurs
têtes intelligentes ; après quoi, ils partirent au galop vers
les bâtiments.
- Ils sont allés le prévenir
de l'arrivée d'étrangers, dit Gandalf.
Ils atteignirent
bientôt une cour dont la maison de bois et ses deux longues ailes
formaient trois côtés. Au centre, était couché un
grand tronc de chêne environné de nombreuses branches
coupées. Debout à côté était un homme
énorme, qui avait une chevelure et une barbe noires et épaisses,
de grands bras nus et des jambes aux muscles noueux. Il était vêtu
d'une tunique de laine qui lui descendait jusqu'aux genoux, et il s'appuyait sur
une grande hache. Les chevaux se tenaient à côté de lui, le
museau contre son épaule.
- Peuh ! les voici !
dit-il aux chevaux. Ils ne paraissent pas bien dangereux. Vous pouvez
partir !
Il eut un grand rire sonore, posa sa hache et
s'avança.
- Qui êtes-vous et que
désirez-vous ? demanda-t-il d'un ton bourru, debout devant eux et
dominant de haut la stature de Gandalf
Quant à Bilbo, il
aurait aisément pu trotter entre ses jambes sans même rentrer la
tête pour éviter la frange de la tunique
brune.
- Je suis Gandalf, dit le magicien.
- Je
n'ai jamais entendu parIer de lui, grogna l'homme. Et qu'est-ce que ce petit
bonhomme ? ajouta-t-il, se baissant pour froncer ses sourcils noirs et
broussailleux sur le hobbit.
- C'est M. Baggins, un hobbit de
bonne famille et de réputation inattaquable, dit
Gandalf.
Bilbo s'inclina. Il n'avait pas de chapeau à retirer
et le sentiment de l'absence d'un grand nombre de ses boutons s'imposa
péniblement à lui.
- Je suis un magicien,
poursuivit Gandalf J'ai entendu parler de vous, si vous, vous n'avez pas entendu
parler de moi ; mais peut-être connaissez-vous mon bon cousin
Radagast, qui habite aux lisières sud de
Mirkwood ?
- Oui ; il n'est pas mal pour un magicien,
il me semble. Je le voyais autrefois de temps à autre, dit Beorn. Eh
bien, maintenant que je sais qui vous êtes ou ce que vous dites
être, que voulez-vous ?
- Pour être franc, nous
avons perdu notre bagage et quelque peu notre chemin ; nous avons assez
besoin d'aide ou tout au moins de conseils. Je dois dire que nous avons
passé un mauvais quart d'heure avec les gobelins dans les
montagnes.
- Les gobelins ? dit l'homme de haute stature
d'un ton moins rébarbatif. Ho, ho, ainsi vous avez eu des
difficultés avec ceux-là, hein ? Pourquoi les
aviez-vous approchés ?
- Telle n'était pas
notre intention. Ils nous ont surpris la nuit dans un col que nous devions
passer ; nous venions des Terres de l'Ouest dans ces régions -
c'est une longue histoire.
- Eh bien, vous feriez mieux d'entrer
et de me la raconter en partie, si cela ne doit pas prendre toute la
journée, dit l'homme, le précédant par une porte sombre qui
menait de la cour dans la maison.
L'ayant suivi, ils se
trouvèrent dans une grande salle, au centre de laquelle il y avait un
foyer. Bien que ce fût l'été, il y brûlait un feu de
bois, et la fumée s'élevait jusqu'aux chevrons noircis à la
recherche de l'issue offerte par une ouverture dans le toit. Ils
traversèrent cette salle obscure, uniquement éclairée par
le feu et par le trou qui le surmontait, et ils arrivèrent par une autre
porte plus petite dans une sorte de véranda soutenue par des poteaux
faits de simples troncs d'arbres. Elle était exposée au
midi ; il y faisait encore chaud et elle était emplie de la
lumière du soleil qui, se dirigeant vers l'ouest, y tombait de biais et
se répandait aussi sur le jardin plein de fleurs qui montait jusqu'aux
marches.
Ils s'assirent là sur des bancs de bois, et Gandalf
entama son récit, tandis que Bilbo balançait ses jambes
pendillantes et contemplait les fleurs du jardin, se demandant quel pouvait en
être le nom, car il n'avait jamais vu la moitié d'entre elles
jusque-là.
- Je traversais les montagnes avec un ou deux
amis . . ., dit le magicien.
- Ou deux ? Je n'en vois
qu'un, et un petit, avec ça, dit Beorn.
- Eh bien,
à vrai dire, je ne voulais pas vous encombrer d'un grand nombre de
personnes avant d'avoir vu si vous n'étiez pas occupé. Je vais
appeler, si vous le permettez.
- Allez-y,
appelez !
Gandalf lança donc un long et strident
sifflement, et bientôt Thorïn et Dori, montés par
l'allée du jardin, contournèrent la maison et vinrent faire de
profondes courbettes devant eux.
- Un ou trois, vous voulez
dire, à ce que je vois ! dit Beorn. Mais ceux-ci ne sont pas des
hobbits, mais des nains !
- Thorïn Oakenshield, pour
vous servir ! Dori, pour vous servir ! dirent les deux nains,
s'inclinant derechef.
- Je n'ai pas besoin de vos services,
merci, dit Beorn ; mais sans doute avez-vous besoin des miens. Je n'aime
pas trop les nains ; mais s'il est vrai que vous êtes Thorïn
(fils de Thraïn, fils de Thor, je pense), que votre compagnon soit
honorable, que vous soyez ennemis des gobelins et que vous ne vous proposiez de
commettre aucun méchef sur mes terres... Quelles sont vos intentions, au
fait ?
- Ils sont en chemin pour aller visiter le pays de
leurs pères, là-bas dans l'Est, au delà de Mirkwood, dit
Gandalf, intervenant, et c'est tout à fait par accident que nous nous
trouvons actuellement sur vos terres. Nous passions par le Haut Col, lequel
aurait dû nous amener à la route qui se trouve au sud de votre
pays, quand nous avons été attaqués par les mauvais
gobelins, comme j'allais vous le dire.
- Eh bien, continuez
à raconter, alors ! dit Beorn, qui n'était jamais très
poli.
- Il y a eu un orage terrible ; les géants de
pierre étaient sortis et projetaient des rochers ; à
l'entrée du col, le hobbit, moi et quelques-uns de nos compagnons, nous
nous sommes réfugiés dans une
grotte...
- Appelez-vous donc deux
quelques-uns ?
- Euh, non. En fait, nous étions plus
de deux.
- Où sont-ils ? Tués, mangés,
rentrés chez eux ?
- Eh bien, non. Il semble qu'ils
ne soient pas tous venus quand j'ai sifflé. Par timidité, sans
doute. Nous craignons beaucoup de former un groupe un peu nombreux à
recevoir, vous comprenez.
- Allez-y, sifflez encore ! Je
suis bon pour une partie, à ce qu'il paraît ; un ou deux de
plus ne feront pas grande différence, grogna Beorn.
Gandalf
lança un nouveau sifflement ; mais Nori et Ori furent là
presque avant qu'il ne s'arrêtât, car il leur avait prescrit de
venir par paire toutes les cinq minutes,
rappelez-vous.
- Salut ! dit Beorn. Vous êtes venus
assez vite ; où vous cachiez-vous donc ? Allons, mes diables
à ressort !
- Nori, pour vous servir ; Ori,
pour..., commençaient-ils de dire.
Mais Beorn les
interrompit :
- Merci ! Quand je voudrai votre
assistance, je vous la demanderai. Asseyez-vous, et continuons-en avec votre
récit, sans quoi l'heure du souper arrivera avant qu'il ne soit
achevé.
- Aussitôt que nous fûmes endormis,
reprit Gandalf, une crevasse dans le fond de la grotte s'ouvrit ; des
gobelins en sortirent, qui se saisirent du hobbit, des nains et de notre troupe
de poneys...
- Une troupe de poneys ? Qu'étiez-vous
donc ? un cirque ambulant ? Ou transportiez-vous une quantité
de marchandises ? Ou bien appelez-vous toujours six une
troupe ?
- Oh, non ! En vérité, il y
avait plus de six poneys, car nous étions plus de six - et,
euh ! . . . en voici deux autres !
A ce moment, parurent
Balïn et Dwalïn, qui s'inclinèrent si bas que leur barbe balaya
le sol dallé. Le grand homme commença par froncer les sourcils,
mais ils s'évertuèrent à être terriblement polis, et
ils continuèrent si bien à hocher la tête, à se
courber, à saluer et à agiter leurs capuchons devant leurs genoux
(selon toutes les convenances en cours chez les nains) qu'il finit par
abandonner son renfrognement pour laisser échapper un rire convulsif,
tant ils étaient comiques.
- Troupe était le mot
exact, dit-il. Et belle troupe comique. Entrez, mes joyeux drilles, et comment
vous appelez-vous, vous ? Je n'ai pas besoin de vos services pour
l'instant, je ne veux connaître que vos noms ; après quoi,
cessez de vous balancer et asseyez-vous !
- Balïn et
Dwalïn, dirent-ils, n'osant s'offusquer.
Et ils s'assirent d'un
coup à terre, l'air assez surpris.
- Alors, reprenez
votre récit ! dit Beorn au magicien.
- Où en
étais-je ? Ah, oui - moi, je ne fus pas saisi. Je tuai
un ou deux gobelins d'un éclair . . .
- Bien !
grogna Beorn. Il sert donc à quelque chose d'être
magicien.
- ... et je me glissai dans la crevasse avant qu'elle
ne se refermât. Je suivis jusque dans la grande salle, qui était
pleine de gobelins. Le Grand Gobelin se trouvait là avec trente ou
quarante gardes en armes. Je pensai : « Même s'ils
n'étaient pas enchaînés tous ensemble, que pourraient-ils
faire à douze contre un tel nombre ? »
-
Une douzaine ! C'est la première fois que j'entends appeler huit une
douzaine. Ou bien avez-vous encore quelques diables qui ne soient pas encore
sortis de leur boîte ?
- Eh bien, oui, il semble
qu'en voilà justement une paire - Fili et Kili, je crois, dit
Gandalf, tandis que ces deux apparaissaient et se tenaient là, souriant
et saluant.
- C'est assez ! dit Beorn. Asseyez-vous et
taisez-vous ! Continuez, Gandalf !
Gandalf poursuivit donc
son récit et il en arriva au combat dans l'obscurité, à la
découverte de la porte d'en bas et à leur horreur en constatant
l'absence de M. Baggins :
- Nous comptant, nous vîmes
qu'il n'y avait pas de hobbit. Nous n'étions plus que
quatorze !
- Quatorze ! C'est la première fois
que j'entends dire que dix moins un égale quatorze. Vous voulez dire
neuf, ou bien vous ne m'avez pas encore nommé tous les membres de votre
groupe.
- Oh, bien sûr, vous n'avez pas encore vu Oïn
et Gloïn. Ah, tiens, les voici ! J'espère que vous leur
pardonnerez leur importunité.
- Oh, qu'ils viennent
tous ! Venez, vous deux ; dépêchez-vous de vous
asseoir ! Mais, dites-moi, Gandalf, encore maintenant nous n'avons ici que
vous, dix nains et le hobbit que vous aviez perdu. Cela ne fait que onze (plus
un égaré) et non quatorze, à moins que les magiciens
n'aient une façon particulière de compter. Mais, je vous en prie,
continuez votre narration.
Beorn ne le montrait pas plus qu'il ne
pouvait l'éviter, mais en réalité il avait commencé
d'être fort intéressé. Dans l'ancien temps, il avait connu
la partie même des montagnes que Gandalf décrivait, vous comprenez.
Il hocha la tête en grognant au récit de la réapparition du
hobbit, de leur dégoulinade dans l'éboulis et du cercle de loups
dans la forêt.
Quand Gandalf en arriva à leur
grimpée aux arbres avec les loups assemblés en dessous, il se leva
et se mit à arpenter la pièce en
murmurant :
- J'aurais bien voulu être
là ! Je leur aurais donné mieux que des feux
d'artifice !
- Enfin j'ai fait de mon mieux, dit Gandalf,
enchanté de voir que son récit produisait une bonne impression.
Nous étions là avec les loups pris de folie en dessous de nous et
la forêt qui commençait à s'embraser, quand les gobelins
descendirent des montagnes et nous découvrirent. Ils poussèrent
des hurlements de joie et chantèrent des chansons dans lesquelles ils se
moquaient de nous. Quinze oiseaux dans cinq sapins...
-
Seigneur ! grogna Beorn. N'allez pas prétendre que les gobelins ne
savent pas compter. Ils le peuvent fort bien. Douze ne font pas quinze, et ils
le savent.
- C'est juste. Il y avait aussi Bifur et Bofur. Je ne
me suis pas risqué à les présenter plus tôt, mais les
voici.
Entrèrent Bifur et Bofur.
- Et
moi ! fit Bombur, qui, tout essoufflé, se rengorgeait
par-derrière.
Il était gros, et irrité aussi
d'avoir été laissé pour la fin. Refusant d'attendre cinq
minutes de plus, il suivait immédiatement sur les talons des deux
autres.
- Eh bien, maintenant vous êtes en effet
quinze ; et puisque les gobelins savent compter, je suppose que c'est
là tous ceux qui se trouvaient dans les arbres. Alors peut-être
pourrons-nous achever l'histoire sans autre interruption.
M. Baggins
vit alors toute l'habileté de Gandalf. Les interruptions avaient vraiment
accru l'intérêt de Beorn pour l'histoire, et l'histoire l'avait
empêché de renvoyer aussitôt les nains comme des mendiants
suspects. Il n'invitait jamais personne à entrer chez lui quand il
pouvait l'éviter. Il avait très peu d'amis et ceux-ci habitaient
assez loin ; et il n'en invitait jamais plus de deux à la fois. A
présent, il avait quinze étrangers assis dans son
porche !
Quand le magicien eut fini son récit et
raconté leur sauvetage par les aigles, ainsi que la façon dont ils
avaient été transportés jusqu'au Carrock, le soleil
s'était couché derrière les cimes des Monts Brumeux et,
dans le jardin de Beorn, les ombres s'étaient
allongées.
- Une très bonne histoire !
dit-il. La meilleure que j'ai entendue depuis longtemps. Si tous les mendiants
pouvaient en raconter une aussi bonne, peut-être rencontreraient-ils chez
moi plus d'amabilité. Il se peut que vous l'ayez entièrement
forgée, bien sûr, mais vous n'en méritez pas moins un
souper. Mangeons donc un morceau !
- Oh oui, s'il vous
plaît ! dirent-ils tous à la fois. Merci
beaucoup.
Dans la salle, il faisait maintenant tout à fait
noir. Beorn claqua des mains, et entrèrent en trottant quatre magnifiques
poneys blanc et plusieurs grands chiens gris au corps allongé. Beorn leur
dit quelque chose dans un curieux langage, semblable à des bruits
d'animaux transformés en paroles. Ils ressortirent et revinrent
bientôt portant dans leur gueule des torches qu'ils allumèrent au
feu et plantèrent dans les supports bas, accolés aux colonnes de
la salle autour de l'âtre central. Les chiens pouvaient se tenir, quand
ils le voulaient, sur leurs pattes de derrière et porter des objets avec
celles de devant. Ils sortirent rapidement des murs latéraux des planches
et des tréteaux, qu'ils dressèrent près du
feu.
Et puis, on entendit « bê, bê,
bê ! » et entrèrent des moutons d'une blancheur de
neige, menés par un grand bélier noir comme jais. L'un d'entre eux
portait une nappe blanche, brodée sur les bords de motifs
d'animaux ; d'autres portaient sur leurs larges dos des plateaux contenant
des bols, des écuelles, des couteaux et des cuillers de bois, que les
chiens prirent et disposèrent vivement sur les tréteaux. Ceux-ci
étaient très bas, assez bas pour que même Bilbo pût y
être assis confortablement. Des deux côtés, un poney poussa
deux bancs peu élevés à large dessus paillé et
petits pieds courts et épais pour Gandalf et Thorïn, tandis
qu'à l'autre bout il plaçait le grand fauteuil noir, semblable, de
Beorn (dans lequel il s'asseyait, ses grandes jambes étendues loin sous
la table). C'étaient là tous les sièges qu'il avait dans la
salle, et sans doute les avait-il voulus bas comme la table pour la
commodité des étonnants animaux qui le servaient. Sur quoi
devaient s'asseoir les autres ? On ne les oublia point. Les autres poneys
arrivèrent, faisant rouler de grands tronçons d'arbres en forme de
tambours, lisses et cirés, assez bas même pour Bilbo ; ainsi,
furent-ils bientôt tous assis autour de la table de Beorn, et la salle
n'avait pas vu pareille réunion depuis bien des
années.
Là, ils eurent un souper, ou un dîner,
tel qu'ils n'en avaient pas goûté depuis leur départ de la
Dernière Maison Simple dans l'Ouest et leurs adieux à Elrond. Les
torches et le feu projetaient autour d'eux leur lueur vacillante et sur la table
se trouvaient deux hautes bougies de cire d'abeilles, rouge. Pendant tout le
temps qu'ils mangeaient, Beorn raconta de sa voix profonde et grasseyante des
histoires relatives aux terres sauvages de ce côté des montagnes,
et particulièrement à la forêt sombre et dangereuse qui
s'étendait loin vers le nord et vers le sud, à un jour de
chevauchée, leur barrant la route de l'est : la terrible forêt
de Mirkwood.
Les nains écoutèrent en agitant leurs
barbes, car ils savaient qu'il leur faudrait bientôt s'aventurer dans
cette forêt et que, après les montagnes, c'était le pire des
dangers qu'ils avaient encore à affronter avant d'arriver à la
forteresse du dragon. Le dîner achevé, ils se mirent à
conter des histoires à eux, mais Beorn donna des signes de somnolence et
ne leur prêta pas grande attention. Ils parlaient surtout d'or, d'argent,
de joyaux et de la fabrication d'objets forgés, et Beorn ne semblait pas
s'intéresser à ce genre de choses : on ne voyait aucun objet
d'or ou d'argent dans sa salle, et il n'y avait guère que les couteaux
qui fussent faits de métal.
Ils restèrent longtemps
à table, avec leurs bols de bois remplis d'hydromel. La nuit sombre tomba
au-dehors. On ranima avec des bûches neuves les feux au centre de la
salle, et les torches furent éteintes ; et ils demeurèrent
assis là dans la lueur des flammes dansantes entre les piliers de la
maison qui se dressaient haut derrière eux, sombres à leur sommet
comme les arbres de la forêt. Que ce fût par enchantement ou non,
Bilbo crut entendre remuer dans les chevrons un son semblable à celui du
vent dans les branches et le ululement de hiboux. Bientôt, il
commença d'être pris de somnolence et les voix lui semblaient se
faire très lointaines, quand soudain il se réveilla en
sursaut.
La grande porte avait grincé et claqué. Beorn
était parti. Les nains étaient accroupis, jambes croisées,
autour du feu, et bientôt ils commencèrent à chanter. Voici
un exemple de leurs vers, mais il y en eut beaucoup d'autres, et leur chant se
poursuivit longtemps :
Le vent soufflait sur la lande
desséchée,
mais dans la forêt pas une feuille ne
remuait ;
là, les ombres règnent la nuit et le
jour,
et de noires choses rampaient silencieusement dessous.
Le vent descendait, froid, des montagnes
et, comme une marée,
rugissait et roulait ;
les branches gémissaient, la
forêt lamentait,
et les feuilles étaient répandues
sur l'humus.
Le vent passa de l'ouest à l'est ;
tout mouvement dans la forêt cessa,
mais, sur les marais, aigres
et stridents,
furent lâchés ses tons sifflants.
Les herbes bruissaient, la tête courbée
les roseaux
vibraient - il passa,
par-dessus la mare ridée sous les
cieux froids,
où les nuages rapides étaient
déchirés.
Il franchit la Montagne solitaire et nue
et battit la surface de l'antre du dragon :
là, noires et
sombres, gisaient des pierres rigides,
et dans l'air flottait une
fumée.
Il quitta le monde et prit son vol
au-dessus
de l'océan de la nuit.
La lune mit à la voile sur la bonne
brise
et les étoiles furent emportées devant la
lumière jaillissante.
Bilbo retomba dans sa somnolence. Soudain,
Gandalf se dressa :
- Il est temps de dormir, dit-il. Pour
nous, mais pas pour Beorn, je pense. Dans cette salle, nous pouvons nous reposer
à fond et en toute sécurité, mais je vous mets tous en
garde d'oublier ce que Beorn a dit avant de nous quitter : vous ne devez
pas vous égarer au-dehors, sinon à vos risques et périls,
avant le lever du soleil.
Bilbo vit que les lits étaient
déjà faits, sur une sorte de bat-flanc qui s'étendait entre
les piliers et le mur extérieur. Pour lui, il y avait un petit matelas de
paille et des couvertures de laine. Il s'y blottit avec grand plaisir, bien que
ce fût l'été. Le feu baissait et il sombra dans le sommeil.
Il se réveilla toutefois au milieu de la nuit : le feu
s'était alors réduit à quelques braises ; les nains et
Gandalf dormaient tous, à en juger par leur respiration ; une
éclaboussure blanche tombait à la verticale de la lune sur le
parquet par l'ouverture ménagée dans le toit pour la
fumée.
Il y eut à l'extérieur une sorte de
grognement et un son semblable à celui de quelque grosse bête en
train de piétiner derrière la porte. Bilbo se demanda de quoi il
s'agissait, si ce n'était pas Beorn sous sa forme enchantée et
s'il n'allait pas venir, comme ours, les tuer. Il plongea sous ses couvertures,
se cacha la tête et retomba finalement dans le sommeil, en dépit de
toutes ses craintes.
Le matin était tout à fait
levé quand il se réveilla. Un des nains avait basculé
par-dessus lui dans l'ombre où il se trouvait, et il avait roulé
en un choc sourd du bat-flanc sur le parquet. C'était Bofur, et il
ronchonnait à ce sujet quand Bilbo ouvrit les
yeux.
- Debout, flemmard, dit-il, sans quoi il ne vous restera
plus de petit déjeuner.
Bilbo sauta à
terre :
- Le petit déjeuner !
s'écria-t-il. Où est le petit
déjeuner ?
- Pour la plus grande part dans nos
estomacs, répondirent les autres nains, qui allaient et venaient dans la
salle ; mais ce qu'il en reste est dans la véranda. Depuis le lever
du soleil, nous cherchons partout Beorn ; mais nous ne voyons trace de lui
nulle part, bien que nous ayons trouvé le petit déjeuner servi,
dès que nous avons mis les pieds dehors.
- Où est
Gandalf ? demanda Bilbo, tout en se dirigeant aussi vite que possible vers
l'endroit où il pouvait trouver quelque chose à
manger.
- Oh, quelque part par là,
répondit-on.
Mais de toute la journée, il ne vit rien
du magicien. Juste avant le coucher du soleil, Gandalf fit son entrée
dans la salle, où le hobbit et les nains soupaient, servis par les
étonnants animaux de Beorn, comme ils l'avaient été tout au
long de la journée. Beorn, ils ne l'avaient pas vu, ils n'en avaient eu
aucune nouvelle depuis la veille au soir, ce qui commençait à les
inquiéter.
- Où est notre hôte et où
avez-vous été vous-même durant toute cette
journée ? s'écrièrent-ils tous
ensemble.
- Une question à la fois, et pas avant la fin
du souper ! Je n'ai pas mangé le plus petit morceau depuis le petit
déjeuner.
Enfin, Gandalf repoussa son assiette et son pichet
- il avait mangé deux miches entières (avec des masses de
beurre, de miel et de crème caillebottée) et bu pour le moins un
litre d'hydromel - et il tira sa pipe :
- Je vais
d'abord répondre à la seconde question, dit-il . . . Mais, tiens,
tiens, tiens ! voici un endroit merveilleux pour les ronds de
fumée !
De fait, ils ne purent plus rien tirer de lui
pendant un bon moment, tant il était occupé à envoyer des
ronds tourner autour des piliers de la salle, leur faisant prendre toutes sortes
de formes et de couleurs, pour les envoyer à la chasse l'un de l'autre
par le trou du toit. Ils devaient paraître bien curieux, de
l'extérieur, s'élançant l'un après l'autre dans
l'air, verts, bleus, rouges, gris argent, jaunes, blancs ; certains grands,
certains petits, ceux-ci se faufilant au travers de ceux-là pour se
rejoindre en forme de huit et s'en aller au loin comme une volée
d'oiseaux.
- J'ai relevé des traces d'ours, dit-il enfin.
Il a dû y avoir un vrai rassemblement d'ours ici dehors, la nuit
dernière. J'ai vite vu qu'elles ne pouvaient pas être toutes de
Beorn : il y en avait beaucoup trop, et aussi elles étaient de
diverses tailles. Je dirais qu'il y avait de petits ours, de grands ours, des
ours ordinaires et des ours de taille gigantesque, et qu'ils ont tous
dansé là, dehors de la tombée de la nuit presque jusqu'au
lever du jour. Ils sont venus des montagnes de presque toutes les directions,
sauf de l'ouest, où il y a la rivière à franchir. Dans
cette direction-là ne menait qu'une seule série de pas -
aucun ne venait par ici, tous en partaient. J'ai suivi ces traces jusqu'au
Carrock. Là, elles disparaissaient dans la rivière ; mais
l'eau était trop profonde et le courant trop fort au delà du
rocher pour me permettre de traverser. Il est assez facile, vous vous en
souvenez, de passer de cette rive-ci au Carrock par le gué ; mais de
l'autre côté, il y a une falaise qui sort tout droit d'un chenal
plein de remous. Il m'a fallu parcourir des lieues à pied pour trouver un
endroit où la rivière était assez large et assez peu
profonde pour me permettre de marcher à gué et de nager ;
après quoi, j'ai dû parcourir encore des lieues en sens inverse
pour retrouver les traces. A ce moment, il était trop tard pour pouvoir
les suivre sur une longue distance. Elles partaient tout droit vers les
forêts de pins qui se trouvent sur le versant oriental des Monts Brumeux,
là où nous avons eu notre agréable réunion avec les
Wargs, la nuit avant-dernière. Et maintenant, je crois avoir
répondu également à votre première question, conclut
Gandalf.
Et il demeura un long moment silencieux.
Bilbo
pensa comprendre la pensée du
magicien :
- Qu'allons-nous faire, s'écria-t-il,
s'il amène ici tous les Wargs et les gobelins ? Nous serons tous
pris et tués ! Vous nous aviez dit, je croyais, qu'il n'était
pas de leurs amis.
- C'est exact. Et ne soyez pas stupide !
Vous feriez mieux d'aller vous coucher ; vous avez l'esprit
fatigué.
Le hobbit se sentit tout écrasé ;
comme il n'y avait rien d'autre à faire, il alla se coucher ; et,
tandis que les nains continuaient leurs chants, il sombra dans le sommeil non
sans continuer à creuser sa petite tête au sujet de Beorn, de sorte
qu'il rêva de cent ours noirs en train de danser en rond de lourdes et
lentes danses, au clair de lune, dans la cour. Puis il se réveilla, alors
que tout le monde dormait, et il entendit les mêmes grattements,
traînages de pieds, reniflements et grognements
qu'auparavant.
Le lendemain matin, Beorn les réveilla tous
lui-même :
- Ainsi vous êtes encore tous
là ! dit-il.
Il ramassa le hobbit et
rit :
- Vous n'avez pas encore été
dévoré par les Wargs, les gobelins ou les méchants ours,
à ce que je vois. (Et il piqua son index dans le gilet de M. Baggins de
façon fort irrespectueuse.) Jeannot Lapin redevient gras et
appétissant, à force de pain et de miel, ajouta-t-il en gloussant.
Venez donc en prendre encore un peu !
Ils allèrent donc
tous déjeuner avec lui. Beorn se montra fort gai pour changer ; en
vérité, il semblait d'excellente humeur et il les fit tous rire
avec ses histoires drôles ; ils, n'eurent pas à se demander
longtemps où il avait été ou pourquoi il se montrait si
gentil à leur égard, car il le leur dit de lui-même. Il
avait traversé la rivière et il était monté jusque
dans les montagnes - ce qui vous donne à comprendre qu'il pouvait
voyager à vive allure, en tout cas sous sa forme d'ours. D'après
la clairière aux loups brûlée, il avait vite constaté
la vérité de cette partie de leur histoire ; mais il en avait
découvert davantage : il avait attrapé un Warg et un gobelin
qui erraient dans la forêt. Par ceux-ci, il avait eu des nouvelles :
les patrouilles gobelines cherchaient toujours les nains avec l'aide des
Wargs ; ils étaient dans la colère la plus féroce
à cause de la mort du Grand Gobelin et aussi parce que le chef loup avait
eu le museau brûlé et que nombre de ses principaux serviteurs
étaient morts par le feu du magicien. Cela, ils le lui dirent quand il
les y força, mais il avait deviné qu'il y avait plus de
méfaits en oeuvre et qu'il pourrait bientôt se faire une grande
descente de toute l'armée gobeline avec ses alliés loups dans les
terres qui s'étendaient à l'ombre des montagnes, afin de
découvrir les nains ou de se venger des hommes et des créatures
qui vivaient là et qui devaient, pensaient-ils, les
abriter.
- Votre histoire était bonne, dit Beorn, mais je
l'aime encore mieux maintenant que je suis assuré de sa
véracité. Il faut me pardonner de ne vous avoir pas crus sur
parole. Si vous viviez à l'orée de Mirkwood, vous ne vous fieriez
à la parole de personne que vous ne connaissiez aussi bien que votre
frère, et encore. Dans la situation actuelle, tout ce que je puis dire,
c'est que je me suis dépêché de revenir le plus vite
possible pour assurer votre sécurité et pour vous offrir toute
l'aide que je pourrai vous fournir. J'aurai dorénavant meilleure opinion
des nains. « Tué le Grand Gobelin, tué le Grand
Gobelin ! » se dit-il avec un petit rire
féroce.
- Qu'avez-vous fait du gobelin et du Warg ?
demanda brusquement Bilbo.
- Venez voir ! dit
Beorn.
Et ils firent avec lui le tour de la maison. Une tête de
gobelin était plantée à l'extérieur de la porte et
une peau de warg était clouée à un arbre juste
derrière. Beorn était un ennemi féroce. Mais à
présent, il était leur ami, et Gandalf jugea sage de lui raconter
toute leur histoire et de lui donner la raison de leur voyage, de façon
à obtenir le maximum d'aide de sa part.
Voici ce qu'il promit
de faire en leur faveur : il fournirait un poney pour chacun d'eux et
à Gandalf un cheval pour le trajet jusqu'à la forêt ;
il les chargerait de vivres, pour plusieurs semaines si on les ménageait,
emballés de façon qu'ils soient faciles à porter -
noix, farine, récipients scellés de fruits secs, pots de terre
rouge contenant du miel, et biscuits de longue conservation, dont une petite
quantité leur permettrait une longue marche. La fabrication de ces
biscuits était un de ses secrets ; mais il y avait dedans du miel,
comme dans la plupart de ses aliments, et le goût en était
agréable, encore qu ils donnassent soif. L'eau, leur dit-il, il
n'était pas nécessaire d'en porter de ce côté de la
forêt, car il y avait des ruisseaux et des sources le long du
chemin :
- Mais votre trajet au travers de Mirkwood est
sombre, dangereux et difficile, dit-il. Il n'est pas aisé d'y trouver de
l'eau, non plus que de la nourriture. La saison des noix n'est pas encore venue
(bien qu'elle puisse, certes, arriver et passer avant que vous ne soyez de
l'autre côté) ; or, les noix sont à peu près
tout ce qui pousse là de mangeable ; dans ces forêts, les
choses sont noirâtres, étranges et sauvages. Je vous pourvoirai
d'outres pour transporter l'eau, et je vous donnerai des arcs et des
flèches. Mais je doute beaucoup que vous trouviez rien de sain à
manger ou à boire dans Mirkwood. Il y a là, je le sais, une
rivière noire et forte qui croise le chemin. Il ne faudra surtout pas y
boire, ni vous y baigner ; car j'ai entendu dire qu'elle porte un charme et
transmet une grande somnolence et l'oubli. D'autre part, dans les ombres
indistinctes de ces lieux, je pense que vous ne tirerez rien de sain ou de
malsain sans vous écarter du chemin. Et cela, il ne le faut POUR RIEN AU
MONDE.
« Voilà tous les conseils que je peux vous
donner. Au delà de l'orée de la forêt, je ne puis plus
guère vous aider ; vous devrez compter sur votre chance, sur votre
courage et sur la nourriture que j'envoie avec vous. A l'entrée de la
forêt, je dois vous demander de me renvoyer mon cheval et mes poneys. Mais
je vous souhaite toute bonne chance et ma maison vous est ouverte, si jamais
vous revenez par ici. »
Ils le remercièrent,
naturellement, avec maintes courbettes, maints grands mouvements de capuchons et
maints « à votre service, ô Maître des vastes
salles de bois ! » Mais ces graves paroles avaient abattu leur
ardeur, et ils sentaient tous que l'aventure était beaucoup plus
dangereuse qu'ils ne l'avaient pensé, alors que, tout du long, même
s'ils surmontaient tous les dangers de la route, le dragon les attendait
à la fin.
Toute cette matinée, ils s'affairèrent
aux préparatifs. Peu après midi, ils prirent leur dernier
déjeuner avec Beorn et, le repas terminé, ils montèrent les
coursiers qu'il leur offrait et, après maints adieux, ils
passèrent sa porte à bonne allure.
Aussitôt
après avoir quitté les hautes haies qui bordaient ses terres
closes, ils se tournèrent vers le nord, puis mirent le cap sur le
nord-ouest. Suivant le conseil de Beorn, ils ne cherchaient plus la grande route
forestière au sud de son domaine. S'ils étaient passés par
le col, le chemin les descendait des montagnes le long d'un ruisseau qui
rejoignait la grande rivière à plusieurs lieues au sud du Carrock.
A cet endroit, il y avait un gué profond qu'ils auraient pu franchir
s'ils avaient toujours eu leurs poneys, et au delà une piste menait
à l'orée des bois et à l'entrée de l'ancienne route
de la vieille forêt. Mais Beorn les avait avertis que, à
présent, les gobelins empruntaient souvent cette voie, alors que la route
forestière elle-même, à ce qu'il avait entendu dire,
était recouverte de végétation, abandonnée à
l'extrémité orientale et ne menait plus qu'à des marais
infranchissables, où les sentiers étaient depuis longtemps perdus.
Son débouché à l'est avait toujours été,
aussi, loin de la Montagne Solitaire et les aurait laissés, quand ils
seraient arrivés de l'autre côté, devant une marche longue
et difficile en direction du nord. Au nord du Carrock, l'orée de Mirkwood
se rapprochait des bords de la Grande Rivière et, bien qu'à cet
endroit les Montagnes descendissent plus près, Beorn leur avait
conseillé de prendre ce chemin ; car, à quelques jours de
chevauchée en plein nord du Carrock, se trouvait l'entrée d'un
sentier peu connu qui traversait Mirkwood et menait presque en droite ligne vers
la Montagne Solitaire.
- Les gobelins, avait dit Beorn,
n'oseront pas traverser la Grande Rivière à moins de cinquante
lieues au nord du Carrock, non plus que s'approcher de ma maison - elle est
bien protégée la nuit ! - mais à votre place, je
ferais vite ; car, s'ils font leur expédition bientôt, ils
passeront la rivière au sud et battront toute l'orée de la
forêt de façon à vous barrer la route, et les Wargs courent
plus vite que les poneys. Il est toutefois plus sûr pour vous d'aller vers
le nord, même s'il vous semble retourner plus près de leur place
forte ; car c'est ce à quoi ils s'attendent le moins, et la
chevauchée sera plus longue pour vous attraper. Partez, maintenant, aussi
vite que vous le pourrez !
C'est pourquoi ils chevauchaient
maintenant en silence, galopant chaque fois que le terrain était herbeux
et uni, avec les montagnes sombres à leur gauche et au loin la ligne de
la rivière bordée d'arbres qui se rapprochait toujours davantage.
Lors de leur départ, le soleil venait de passer à l'ouest et,
jusqu'au soir, il plana, doré, sur les terres qui les entouraient. Il
était difficile de penser à des gobelins pourchasseurs et, quand
ils eurent mis bien des lieues entre eux et la maison de Beorn, ils
commencèrent à parler et à chanter de nouveau, oubliant le
sombre sentier de forêt qu'ils avaient encore devant eux. Mais au soir,
quand le crépuscule tomba et que les cimes des montagnes prirent leur
mine farouche dans le soleil couchant, ils établirent un campement,
postèrent des sentinelles, et ne dormirent que d'un sommeil inquiet,
traversé de rêves où résonnaient le hurlement de
loups chasseurs et des cris de gobelins.
Le lendemain matin se leva
toutefois, de nouveau clair et beau. Il y avait comme une brume blanche
d'automne sur le sol et l'air était frais, mais bientôt le soleil
s'éleva tout rouge à l'est ; les brouillards
s'évanouirent, et ils avaient disparu alors que les ombres étaient
encore allongées. Nos amis chevauchèrent donc deux ou trois jours,
sans rien voir d'autre que de l'herbe, des fleurs, des oiseaux, des arbres
épars et, de temps à autre, de petites hardes de cerfs, gagnant ou
couchés le soir à l'ombre. Bilbo voyait parfois pointer hors de
l'herbe haute les bois, qu'il prit au début pour des branches mortes. Ce
troisième soir, ils étaient si désireux de gagner du
terrain, Beorn leur ayant dit qu'ils atteindraient l'orée de la
forêt de bonne heure le quatrième jour, qu'ils continuèrent
de chevaucher après le crépuscule, la nuit sous la lune. Comme la
lumière s'évanouissait, le hobbit crut voir, tantôt vers la
gauche et tantôt vers la droite, l'ombre vague d'un grand ours qui
rôdait, suivant la même direction qu'eux. Mais s'il se risquait
à en parler à Gandalf, le magicien se contentait de
répondre : « Chut ! N'y faites pas
attention ! »
Le lendemain, ils se mirent en route
avant l'aube, malgré la brièveté de leur nuit. Dès
qu'il fit jour, ils purent voir la forêt approcher comme si elle venait
à leur rencontre, ou les attendre comme un mur noir et menaçant.
Le sol s'élevait graduellement, et il sembla au hobbit qu'un silence
commençait à les entourer. Les oiseaux chantaient moins. Il n'y
avait plus de cerfs ; on ne voyait plus de lapins. Au début de
l'après-midi, ils avaient atteint les avancées de Mirkwood, et ils
se reposaient presque sous les grandes branches surplombantes des premiers
arbres. Les troncs en étaient énormes et rugueux, les branches
tordues, les feuilles longues et sombres. Du lierre les enserrait et rampait sur
la terre.
- Eh bien, nous voici à Mirkwood ! dit
Gandalf La plus grande des forêts du monde nordique. J'espère que
vous en aimez l'aspect. Maintenant, il faut renvoyer ces excellents poneys que
vous avez empruntés.
Les nains étaient portés
à murmurer, mais le magicien leur dit qu'ils n'étaient que des
fous :
- Beorn n'est pas aussi loin que vous semblez
l'imaginer et vous feriez mieux de tenir vos promesses de toute façon,
car c'est un ennemi redoutable. Les yeux de M. Baggins sont plus perçants
que les vôtres, si vous n'avez pas vu tous les soirs, la nuit
tombée, un grand ours qui nous suivait ou qui, assis au loin sous la
lune, observait nos campements. Non pas seulement pour vous garder et vous
guider, mais aussi pour avoir l'œil sur les poneys. Beorn est
peut-être votre ami, mais il aime ses animaux comme il aimerait ses
propres enfants. Vous ne pouvez savoir quelle bienveillance il vous a
témoignée en laissant des nains les monter si loin et à un
tel train, ni ce qui vous arriverait si vous essayiez de les emmener dans la
forêt.
- Et le cheval, alors ? dit Thorïn. Vous
ne parlez pas de le renvoyer, lui.
- Je n'en parle pas parce que
je ne le renvoie pas.
- Et votre promesse à vous,
alors ?
- J'y veillerai. Je ne renvoie pas le cheval, je le
monte !
Ils surent alors que Gandalf allait les quitter à
l'orée même de Mirkwood et ils en furent au désespoir. Mais
rien de ce qu'ils trouvèrent à dire ne put modifier sa
décision.
- Allons, nous nous sommes déjà
entièrement expliqués là-dessus à notre
arrivée sur le Carrock, dit-il. Il ne sert à rien de discuter.
J'ai, je vous l'ai dit, des affaires urgentes à régler dans le
Sud ! et je suis déjà en retard pour m'être
occupé de vous autres. Peut-être nous reverrons-nous avant que tout
ne soit terminé, et peut-être que non, bien sûr. Cela
dépendra de votre chance, de votre courage et de votre raison ; et
je vous fais accompagner par M. Baggins. Je vous l'ai déjà dit, il
y a beaucoup plus en lui que vous ne le pensez et vous vous en apercevrez avant
peu. Alors, courage, Bilbo, et n'ayez pas l'air si renfrogné. Courage,
Thorïn et Cie ! C'est votre expédition, après tout.
Pensez au trésor qui est au bout et oubliez la forêt et le dragon,
tout au moins jusqu'à demain matin !
Le lendemain venu,
il n'avait pas changé d'idée. Il n'y avait donc plus rien à
faire que remplir les outres à une source claire qu'ils trouvèrent
tout près de l'entrée de la forêt et décharger les
poneys. Ils distribuèrent les colis le plus équitablement
possible, encore que Bilbo eût l'impression que son lot était d'une
fâcheuse lourdeur et qu'il n'aimât pas du tout l'idée de
cheminer pendant des lieues et des lieues avec tout cela sur le
dos.
- Ne vous en faîtes donc pas ! dit Thorïn.
Le chargement ne s'allégera que trop vite. Nous ne tarderons guère
à regretter tous que nos paquets ne soient pas plus lourds, quand les
vivres commenceront à se faire rares.
Enfin, ils firent leurs
adieux aux poneys et les dirigèrent vers la maison. Les bêtes s'en
furent d'un petit trot allègre, paraissant fort heureuses de tourner la
queue vers les ombres de Mirkwood. Comme ils s'éloignaient, Bilbo aurait
pu jurer que quelque chose comme un ours quittait l'obscurité des arbres
et s'en allait d'un pas lourd mais rapide derrière
eux.
Après cela, Gandalf lui aussi leur souhaita bonne chance.
Bilbo s'assit à terre, très malheureux et regrettant de ne pas
être à côté du magicien sur son grand cheval. Il avait
juste pénétré dans la grande forêt après le
petit déjeuner (un petit déjeuner bien médiocre) et
l'endroit lui avait paru là le matin aussi sombre que la nuit et
très mystérieux : « Le sentiment d'une sorte
d'observation et d'attente », s'était-il
dit.
- Au revoir ! dit Gandalf à Thorïn. Et au
revoir à vous tous, au revoir ! Tout droit au travers de la
forêt, voilà votre chemin maintenant. Ne vous écartez pas de
la piste ! Autrement, il y a neuf cent quatre-dix-neuf chances sur mille
que vous ne la retrouviez point et que vous ne sortiez jamais de Mirkwood ;
et alors, je suppose que ni moi ni personne ne vous reverra
plus.
- Faut-il vraiment que nous passions par là ?
gémit le hobbit.
- Oui, certes ! dit le magicien,
pour peu que vous vouliez arriver de l'autre côté. Ou vous devez
traverser Mirkwood, ou vous devez renoncer à votre quête. Et je ne
vais pas vous laisser vous dérober maintenant, monsieur Baggins. J'ai
honte pour vous d'y penser seulement. Vous devez veiller sur tous ces nains pour
moi, dit-il, riant.
- Non ! non ! dit Bilbo. Ce n'est
pas ce que je voulais dire : n'y a-t-il pas un chemin qui contourne la
forêt ?
- Si, pour peu que vous vouliez vous
détourner de cent lieues environ de votre route vers le nord, et du
double vers le sud. Mais même alors, vous n'auriez pas un chemin
sûr. Il n'en est aucun en cette partie du monde. Rappelez-vous que vous
vous trouvez au delà de l'Orée du Désert à
présent, et que vous en êtes maintenant pour toutes sortes de
distractions, où que vous alliez. Avant d'avoir pu contourner Mirkwood
par le nord, vous vous trouveriez en plein sur les pentes des Montagnes Grises,
et elles sont tout simplement truffées de gobelins, de farfadets et
d'orques de la pire sorte. Avant de l'avoir contourné par le sud, vous
seriez sur les terres du Nécromancien ; et même à vous,
Bilbo, il n'est pas nécessaire de raconter des histoires sur ce sorcier
noir. Je ne vous conseille pas d'approcher aucunement des lieux que domine sa
sombre tour ! Tenez-vous-en à la piste forestière, ne vous
laissez pas abattre, ne désespérez pas et, avec beaucoup de
chance, il se peut que vous en sortiez un jour et que vous voyiez devant vous
les Longs Marais et, les dominant, haut à l'est, la Montagne Solitaire
où vit le cher vieux Smaug - encore souhaité-je qu'il ne vous
attende pas.
- Voilà qui est très
réconfortant, pour sûr, grogna Thorïn. Adieu ! Si vous ne
voulez pas venir avec nous, mieux vaudrait partir sans autre
commentaire.
- Eh bien, adieu, adieu pour de vrai, dit
Gandalf
Il tourna son cheval et partit vers l'ouest. Mais il ne put
résister à la tentation d'avoir le dernier mot. Avant d'être
tout à fait hors de portée de voix, il se retourna et, les mains
en porte-voix, il cria dans leur direction : « Adieu ! Soyez
sages, prenez bien soin de vous-mêmes, et NE QUITTEZ PAS LE
SENTIER ! »
Après quoi, il s'en fut au galop,
et ils le perdirent bientôt de vue.
- Oh, adieu et fichez
le camp ! grognèrent les nains, d'autant plus irrités qu'ils
étaient tout désemparés de l'avoir perdu.
Alors
commença la partie la plus dangereuse du voyage. Chacun se chargea du
lourd colis et de l'outre qui lui revenaient ; ils se
détournèrent de la lumière qui s'étendait sur les
terres extérieures, et ils plongèrent dans la
forêt.
Ils marchaient en file indienne. L'entrée du chemin était
comme une sorte d'arche menant dans un sombre tunnel, qui était
formé par deux grands arbres appuyés l'un contre l'autre, et trop
vieux, trop étouffés par le lierre et enrobés de lichen
pour porter plus de quelques feuilles noircies. Le sentier lui-même
était étroit et serpendait parmi les troncs. Bientôt, la
lumière de l'entrée ne fut plus qu'un petit trou brillant loin
derrière eux, et le silence était si profond que leurs pieds leur
semblaient frapper le sol à grands coups sourds tandis que tous les
arbres se penchaient sur eux pour écouter.
A mesure que leurs
yeux commençaient à s'accoutumer à l'obscurité, ils
purent discerner un petit sentier de part et d'autre dans une sorte de lueur
d'un vert sombre. De temps en temps, un maigre rayon de soleil, qui avait eu la
chance de pouvoir se glisser par quelque ouverture dans les feuilles loin
au-dessus, et la chance plus grande encore de ne pas disparaître dans le
lacis de branches et de ramilles entremêlées par en dessous,
perçait, mince et brillant, devant eux. Mais c'était rare, et cela
ne tarda pas à cesser entièrement.
Il y avait dans la
forêt des écureuils noirs. Comme les yeux perçants et
inquisiteurs de Bilbo s'habituaient à voir les choses, il en avait
aperçu, tandis qu'ils s'écartaient vivement du sentier pour se
réfugier derrière les troncs d'arbres. On entendait aussi des
bruits étranges, des grognements, des bousculades et des courses dans les
broussailles et parmi l'entassement épais des feuilles qui tapissaient en
permanence par endroits le sol de la forêt ; mais ce qui produisait
ces bruits, il ne pouvait le voir. Les plus vilaines choses qu'ils discernaient
étaient les toiles d'araignée : des toiles d'araignée
sombres et denses aux fils d'une épaisseur extraordinaire, qui
s'étendaient souvent d'un arbre à l'autre ou
s'enchevêtraient de part et d'autre dans les basses branches. Il n'y en
avait pas au travers du sentier, mais que ce fût parce que quelque
sortilège le gardait libre ou pour toute autre raison, ils ne le
pouvaient conjecturer.
Il ne leur fallut pas longtemps pour haïr
la forêt aussi cordialement qu'ils avaient détesté les
tunnels des gobelins, et elle paraissait offrir encore moins d'espoir de sortie.
Mais ils devaient poursuivre toujours plus loin, bien après qu'ils furent
en proie à la nostalgie d'une échappée sur le soleil ou le
ciel et qu'ils soupiraient après la sensation du vent sur leur visage. Il
n'y avait pas le moindre mouvement de l'air sous la voûte de la
forêt et rien ne venait rompre le silence, l'obscurité et
l'impression d'étouffement. Même les nains la ressentaient, eux qui
étaient pourtant accoutumés aux tunnels et à une existence
dépourvue de soleil pendant de longues périodes ; mais le
hobbit, qui aimait les trous pour en faire une maison, mais non pour y passer
les journées estivales, se sentait étouffer peu à
peu.
Le pire, c'étaient les nuits. Il régnait alors un
noir de poix - à peine au figuré, un noir vraiment
opaque : il faisait si noir que l'on n'y distinguait réellement
rien. Bilbo essayait d'agiter la main juste devant son nez, mais il ne la voyait
aucunement. Peut-être n'est-il pas exact de dire qu'ils n 'ai y voyaient
rien : ils pouvaient voir des yeux. Ils dormaient tous serrés les
uns contre les autres et veillaient à tour de rôle ; et quand
venait le tour de Bilbo, il voyait alentour dans l'obscurité des
lueurs ; et parfois des paires d'yeux jaunes, rouges ou verts le
regardaient fixement d'une petite distance, puis s'évanouissaient
lentement et disparaissaient pour reparaître petit à petit,
luisants, à un autre endroit. Parfois aussi, ils luisaient dans les
branches juste au-dessus de lui, ce qui était fort terrifiant. Mais les
yeux qu'il détestait le plus étaient une sorte d'horribles yeux
pâles et globuleux : « Des yeux d'insectes, pensait-il, non
pas des yeux d'animaux, sauf qu'ils sont beaucoup trop
grands. »
Bien qu'il ne fît pas encore très
froid, ils essayèrent d'allumer la nuit des feux de bivouac, mais ils y
renoncèrent bientôt. Cela semblait attirer tout autour d'eux des
centaines et des centaines d'yeux, bien que les créatures, quelles
qu'elles fussent, prissent bien soin de ne jamais laisser voir leur corps dans
le petit tremblotement des flammes. Pis encore, cela attirait des milliers de
phalènes gris foncé ou noires, dont certaines étaient aussi
grosses que la main, et qui venaient battre et bruire autour de leurs oreilles.
Ils ne purent. le supporter, non plus que les énormes chauves-souris,
d'un noir de chapeau haut de forme ; ils renoncèrent donc aux feux
et restèrent la nuit à somnoler dans ces immenses et
inquiétantes ténèbres.
Cela se poursuivit
pendant un temps qui parut des siècles au hobbit ; et il avait
toujours faim, car on faisait extrêmement attention aux provisions.
Même ainsi, comme les jours succédaient aux jours et que la
forêt paraissait rester toujours la même, l'inquiétude se fit
jour en eux. Les vivres ne dureraient pas éternellement : ils
commençaient, en fait, à se raréfier. Les nains
essayèrent de tirer les écureuils, et ils perdirent beaucoup de
flèches avant d'en abattre un seul. Mais rôti, il se
révéla d'un goût horrible, et ils n'en tirèrent
plus.
Ils avaient soif, aussi, car ils n'avaient pas trop d'eau et,
de tout ce temps, ils n'avaient rencontré ni source ni ruisseau. Tel
était leur état quand, un jour, ils trouvèrent leur chemin
bouché par de l'eau courante. Elle coulait, rapide et abondante, mais non
très large à l'endroit du sentier, et elle était noire ou
paraissait telle dans l'obscurité. Il était heureux que Beorn les
eût prévenus contre elle, sans quoi ils eussent bu en dépit
de sa couleur et eussent rempli à ses rives quelques-unes de leurs outres
vides. Mais les choses étant ce qu'elles étaient, ils ne
pensèrent qu'à la manière de traverser sans s'y mouiller.
Il avait existé un pont de bois, mais pourri, il s'était
écroulé et il ne restait plus que les piles brisées
près de la rive.
Agenouillé au bord pour scruter la
rivière, Bilbo s'écria :
- Il y a une barque
de l'autre côté ! Ah, si elle avait pu être par
ici !
- A quelle distance croyez-vous qu'elle se
trouve ? demanda Thorïn, car ils savaient à présent que,
de tous, c'était Bilbo qui avait les yeux les plus
perçants.
- Elle n'est pas loin du tout. Pas à
plus de cinq toises, je pense.
- Cinq toises ! J'aurais cru
que cela faisait au moins quinze, mais mes yeux n'y voient plus aussi bien qu'il
y a une centaine d'années. Quoi qu'il en soit, cinq toises, ça ne
vaut pas mieux qu'une lieue. On ne peut pas les franchir d'un bond, et nous
n'osons pas essayer de passer à gué ou de
nager.
- L'un de vous peut-il lancer une
corde ?
- A quoi bon ? La barque est certainement
attachée, même si nous pouvions l'accrocher, ce dont je
doute.
- Je ne crois pas qu'elle le soit, dit Bilbo, quoique,
évidemment, je ne puisse en être sûr à cette
lumière ; mais il me semble qu'elle vient d'être
remontée sur la rive, laquelle est basse juste à cet endroit,
où le sentier descend jusque dans l'eau.
- Dori est le
plus fort, mais Fili est le plus jeune et c'est encore lui qui a la meilleure
vue, dit Thorïn. Viens ici, Fili, et vois donc si tu peux attraper la
barque dont parle M. Baggins.
Fili pensa le pouvoir ; et, quand
il eut regardé longuement pour se faire une idée de la direction,
les autres lui apportèrent une corde. Ils en avaient plusieurs et
à l'extrémité de la plus longue ils fixèrent un des
grands crochets de fer qui leur avaient servi à accrocher leurs paquets
aux courroies passées sur leurs épaules. Fili le prit dans sa
main, le balança un moment, puis le lança par-dessus la
rivière. Plouf ! il tomba dans l'eau !
- Pas
assez loin ! dit Bilbo qui scrutait plus en avant. Deux pieds de plus, et
vous auriez eu le bateau. Essayez de nouveau. Je ne pense pas que le charme soit
assez fort pour vous faire du mal si vous ne touchez qu'un petit bout de corde
mouillée.
Fili ramassa le crochet quand il l'eut
ramené, mais non sans quelque réticence quand même. Cette
fois, il le lança avec plus de vigueur.
- Du calme !
s'écria Bilbo ; vous l'avez lancé jusque dans le bois de
l'autre côté, maintenant. Tirez-le doucement.
Fili hala
doucement sur la corde et, peu après, Bilbo
dit :
- Attention ! Elle est sur la barque ;
espérons que le crochet va mordre.
Il mordit. La corde se
tendit et Fili tira en vain. Kili vint à son aide, puis Oïn et
Gloïn. Ils tirèrent, tirèrent, et soudain tombèrent
tous sur le dos. Bilbo était aux aguets, toutefois ; il attrapa la
corde et, avec un bâton, il tint à distance la petite barque noire
qui arrivait impétueusement :
- A l'aide !
cria-t-il.
Et Balïn arriva juste à temps pour saisir
l'embarcation avant qu'elle ne partît, entraînée par le
courant.
- Elle était attachée, après tout,
fit-il observer en regardant l'amarre qui se balançait encore. C'est une
bonne traction que vous avez faite, mes gars ; et il est heureux que notre
corde ait été la plus solide.
- Qui va passer le
premier ? demanda Bilbo. Moi, dit Thorïn, et vous viendrez avec moi,
ainsi que Fili et Balïn. C'est tout ce que la barque peut contenir en une
fournée. Après, ce sera Kili, Oïn, Gloïn et
Dorïn ; ensuite, Ori et Nori, Bifur et Bofur ; et enfin
Dwalïn et Bombur.
- C'est toujours moi le dernier, et je
n'aime pas ça, dit Bombur. Que ce soit à quelqu'un d'autre,
aujourd'hui !
- Tu ne devrais pas être aussi gros.
Tel que tu es, il faut que tu sois le dernier et le plus léger
chargement. Ne commence pas à récriminer contre les ordres, sans
quoi il t'arrivera quelque chose de
désagréable.
- Il n'y a pas de rames. Comment
va-t-on renvoyer la barque de l'autre côté ? demanda le
hobbit.
- Donnez-moi une autre longueur de corde et un autre
crochet, dit Fili.
Et, quand on les lui eut préparés,
il les lança dans les ténèbres devant lui, aussi haut qu'il
le pouvait. Le crochet n'étant pas retombé, ils virent qu'il avait
du s'accrocher dans les branches.
- Attrapez-le, maintenant, dit
Fili, et que l'un de vous tire sur la corde qui est accrochée à un
arbre de l'autre côté. Il faut qu'un des autres ne lâche pas
le premier crochet dont nous nous sommes servis et, quand nous serons bien
arrivés sur l'autre bord, il n'aura qu'à le fixer et vous pourrez
ramener la barque en la halant.
Par ce moyen, ils se
trouvèrent bientôt tous sains et saufs de l'autre côté
de la rivière enchantée. Dwalïn venait d'escalader le bord et
de se laisser glisser à terre, le rouleau de corde au bras, quand il se
produisit quelque chose de fâcheux. Le son de sabots rapides se fit
entendre dans le sentier qui se trouvait devant eux. De l'obscurité
déboucha soudain la forme d'un cerf en pleine course. Il chargea droit
sur les nains et les renversa comme des quilles, puis prit son élan pour
un saut. Il s'éleva haut et franchit la rivière d'un seul bond
puissant. Mais il n'atteignit pas sauf l'autre bord. Thorïn était le
seul à avoir conservé son équilibre et sa présence
d'esprit. Dès qu'ils avaient abordé, il avait bandé son arc
et y avait placé une flèche pour le cas où serait apparu
quelque gardien caché du bateau. Il décocha alors un coup
sûr et rapide sur la bête bondissante. En arrivant sur l'autre rive,
elle trébucha. Les ombres l'engloutirent, mais on entendit le son des
sabots vaciller rapidement, puis cesser.
Avant toutefois qu'ils
n'eussent eu le temps de pousser un cri de louange pour la sûreté
du coup, un horrible gémissement de Bilbo écarta toute
pensée de venaison :
- Bombur est tombé
à l'eau ! Bombur se noie ! criait-il.
Ce
n'était que trop vrai. Bombur n'avait posé qu'un pied à
terre quand la bête avait fondu sur lui et avait bondi. Il avait
chancelé, rejetant la barque de la rive, puis il avait basculé
dans l'eau noire et les racines limoneuses du bord avaient glissé entre
ses doigts, tandis que la barque partait en pivotant lentement et
disparaissait.
En accourant sur la rive, ils virent encore le
capuchon au-dessus de l'eau. Ils lancèrent vivement dans sa direction une
corde munie d'un crochet. Sa main s'en saisit, et ils le tirèrent
à terre. Il était trempé des cheveux aux bottes, bien
sûr, mais ce n'était pas le pire. Quand ils l'étendirent sur
le sol, il était déjà plongé dans un profond
sommeil, avec une main si fortement serrée sur la corde qu'ils ne purent
lui faire lâcher prise ; et il demeura dans cet état en
dépit de tous leurs efforts.
Ils étaient encore
penchés sur lui, maudissant leur malchance et la maladresse de Bombur et
lamentant la perte de l'embarcation qui les mettait dans l'impossibilité
d'aller chercher le cerf, quand ils perçurent le faible son de cors et de
chiens qui aboyaient au loin dans la forêt. Ils furent alors tous
frappés de mutisme ; et, comme ils restaient là, silencieux,
il leur sembla entendre la rumeur d'une grande chasse qui passait au nord du
sentier, bien qu'ils n'en vissent aucun signe.
Ils demeurèrent
un long moment sans oser bouger. Bombur dormait, un sourire sur sa large face,
comme s'il ne se souciait plus aucunement de toutes les anxiétés
qui les assaillaient. Soudain, parurent sur le sentier en face d'eux des
cervidés blancs, une biche et des faons aussi blancs que le cerf
précédent était noir. Ils luisaient dans
l'obscurité. Avant que Thorïn n'eût eu le temps de crier,
trois des nains s'étaient dressés et avaient tiré des
flèches. Aucune ne parut avoir atteint son but. Les cerfs firent
volte-face et disparurent parmi les arbres aussi silencieusement qu'ils
étaient venus, et ce fut en vain que les nains les poursuivirent de leurs
flèches.
- Arrêtez ! Arrêtez ! cria
Thorïn
Mais il était trop tard ; les nains
excités avaient tiré leurs dernières flèches, et
maintenant, les arcs fournis par Beorn n'étaient plus bons à
rien.
Leur groupe fut assez sombre ce soir-là ; et cet
assombrissement ne fit que s'accentuer au cours des jours suivants. Ils avaient
passé la rivière enchantée ; mais au delà, le
sentier paraissait se poursuivre tout comme avant, et ils ne voyaient aucun
changement dans la forêt. Pourtant, s'ils en avaient su plus long à
ce sujet et s'ils avaient considéré la signification de la chasse
et des cerfs blancs, ils auraient su qu'ils approchaient enfin de l'orée
orientale et qu'ils n'auraient pas tardé à arriver, pour peu
qu'ils eussent pu maintenir leur courage et leurs espoirs, à des arbres
plus clairsemés et à des lieux où le soleil perçait
de nouveau.
Mais cela, ils l'ignoraient, et ils étaient
chargés du lourd corps de Bombur, qu'ils étaient obligés de
porter de leur mieux, assumant cette tâche ingrate par quatre à
tour de rôle, tandis que les autres se partageaient leurs paquets. Si ces
derniers n'étaient devenus que trop légers au cours des quelques
derniers jours, les nains n'auraient jamais pu s'en tirer ; mais un Bombur
endormi et souriant n'était qu'une piètre compensation de colis
pleins de vivres, quelque lourds qu'ils fussent. Après peu de jours, vint
le moment où il n'y eut pratiquement plus rien à manger ni
à boire. Ils ne voyaient pousser dans la forêt aucune nourriture
saine ; il n'y avait là que des champignons vénéneux
et des herbes aux feuilles pâles et à l'odeur
nauséabonde.
A environ quatre jours de la rivière
enchantée, ils arrivèrent à une partie de la forêt
dont la plupart des arbres étaient des hêtres. Ils furent tout
d'abord enclins à se réjouir du changement, car il n'y avait pas
de broussailles et l'ombre n'était plus aussi épaisse. Une
lumière verte s'étendait autour d'eux et, par endroits, ils
pouvaient voir à quelque distance de part et d'autre du sentier. La
lumière ne leur révélait toutefois que des rangées
sans fin de troncs gris et droits, tels les piliers de quelque immense salle
crépusculaire. Il y avait un souffle d'air et un susurrement de vent,
mais le son en était triste. Quelques feuilles descendirent en bruissant
pour leur rappeler que, au-dehors, l'automne approchait. Leurs pieds agitaient
les feuilles mortes d'innombrables automnes passés, lesquelles
descendaient des profonds tapis rouges de la forêt le long des bords du
sentier.
Bombur dormait toujours, et ils étaient très
las. Par moments, ils entendaient un rire inquiétant. Parfois, il y avait
aussi du chant au loin. Le rire était celui de voix agréables, non
pas de gobelins, et le chant était beau, mais il avait un son
étrange et surnaturel ; ils n'en étaient pas
réconfortés et mettaient toute la force qui leur restait à
presser le pas pour sortir de ces endroits-là.
Deux jour plus
tard, ils virent que leur chemin descendait et avant peu ils se
trouvèrent dans une vallée presque entièrement
occupée par un grand bois de chênes.
- Cette
maudite forêt n'aura-t-elle donc jamais de fin ? s'écria
Thorïn ! Il faut que quelqu'un grimpe à un arbre et voie s'il
peut passer la tête au-dessus des faîtes pour regarder alentour. La
seule solution est de choisir le plus élevé des arbres qui
surplombent le chemin.
«
Quelqu'un »
signifiait Bilbo, naturellement. Ils le choisirent du fait que, pour être
de la moindre utilité, le grimpeur devait pouvoir passer la tête
par-dessus les feuilles les plus élevées ; il lui fallait
donc être assez léger pour que les branches les plus hautes et les
plus ténues le supportassent. Le pauvre M. Baggins n'avait jamais
beaucoup pratiqué l'escalade des arbres ; mais ils le
hissèrent dans les basses branches d'un énorme chêne qui
s'élevait juste au-dessus du chemin, et il dut continuer à grimper
de son mieux. Il se fraya un chemin au travers des ramilles
emmêlées, non sans recevoir maints coups dans les yeux ; il
était tout verdi et sali par la vieille écorce des plus grandes
branches ; plus d'une fois il glissa et ne se rattrapa que de
justesse ; mais enfin, après un terrible effort dans un passage
difficile où il semblait n'y avoir aucune branche accessible du tout, il
arriva près du sommet. Durant toute l'ascension, il se demandait s'il y
avait dans l'arbre des araignées et comment il allait pouvoir redescendre
(autrement que par la chute).
Finalement, il passa la tête
au-dessus de la voûte des feuilles, et alors il trouva bien des
araignées. Mais ce n'étaient que de petites araignées,
d'une taille ordinaire, et elles s'occupaient des papillons. Bilbo fut presque
aveuglé par la lumière. Il entendit les nains l'appeler de
très loin en dessous, mais il était incapable de
répondre ; il ne pouvait que tenir bon et cligner des yeux. Le
soleil brillait avec éclat, et il lui fallut un bon moment pour le
supporter. Quand il parvint à rouvrir les yeux. il vit tout autour de lui
une mer de vert sombre, ondulant de-ci de-là sous la brise ; et il y
avait partout des centaines de papillons. Je suppose que c'était une
sorte de « mars pourpre », ce papillon qui recherche les
cimes des forêts de chênes, mais ceux-ci n'étaient pas
pourpres du tout ; ils étaient d'un noir profond et velouté,
sans aucun dessin visible.
Bilbo observa longuement les
« mars pourpres » et il jouit de la sensation de la brise
dans ses cheveux et sur son visage ; mais les cris des nains qui, tout en
bas, trépignaient tout simplement d'impatience le rappelèrent
à sa véritable affaire. Il n'en fut pas plus avancé :
il eut beau scruter de tous côtés, il ne vit aucune fin aux arbres
et aux feuilles, en quelque direction que ce fût. Son cœur, qui avait
été tout réjoui par la vue du soleil et par la sensation du
vent, se serra : il n'y avait, en bas, aucune nourriture vers laquelle se
diriger.
En fait, je vous l'ai dit, ils n'étaient plus
très éloignés de l'orée de la forêt ; et,
si Bilbo avait eu le bon sens de le voir, l'arbre auquel il avait grimpé,
bien que très haut en soi, se dressait près du fond d'une large
vallée, de sorte que, de son faîte, les arbres paraissaient
s'élever tout autour comme les bords d'une vaste cuvette, et il ne
pouvait espérer voir jusqu'où s'étendait la forêt.
Mais cela, il ne s'en rendit pas compte et il redescendit, empli de
désespoir. Il arriva enfin au bas, tout égratigné, en nage,
malheureux et incapable de rien voir dans l'obscurité, quand il y fut.
Son compte rendu laissa les autres aussi malheureux que
lui-même.
- La forêt continue sans fin, sans fin,
sans fin, dans toutes les directions ! Au nom du Ciel, qu'allons-nous
faire ? Et à quoi bon envoyer un hobbit ?
s'écrièrent-ils, comme si c'était sa faute.
Ils
se moquaient pas mal des papillons, et ils ne furent que plus irrités
quand il leur parla de la délicieuse brise que leur lourdeur les
empêchait d'aller goûter là-haut.
Ce
soir-là, ils mangèrent leurs dernières bribes et
miettes ; et le lendemain matin, au réveil, la première chose
qu'ils remarquèrent, ce fut qu'ils avaient encore une faim
tenaillante ; la seconde fut qu'il pleuvait et que, par endroits,
l'égoutture tombait lourdement sur le sol de la forêt. Cela ne fit
que leur rappeler qu'ils avaient aussi une soif dévorante sans leur
apporter aucun soulagement : on ne peut étancher une soif affreuse
en se tenant sous les chênes géants pour attendre qu'une goutte
vous tombe par chance sur la langue. La seule lueur de réconfort leur
vint de manière tout inattendue de Bombur.
Il se
réveilla soudain et se redressa, tout en se grattant la tête. Il
n'arrivait pas à comprendre où il était, ni pourquoi il
avait si faim ; car il avait oublié tout ce qui s'était
passé depuis le matin de mai si éloigné où ils
étaient partis pour leur voyage. La dernière chose dont il
eût souvenance était la soirée chez le hobbit, et ils eurent
grand peine à lui faire accepter leur récit des nombreuses
aventures qui leur étaient arrivées depuis lors.
A la
nouvelle qu'ail n'y avait rien à manger, il s'assit et se mit à
pleurer, car il se sentait très faible avec les jambes
flageolantes.
- Pourquoi me suis-je jamais
réveillé ? s'écria-t-il. Je faisais de si beaux
rêves ! Je rêvais que je marchais dans une forêt assez
semblable à celle-ci, mais éclairée par des torches
apposées aux arbres, des lampes qui se balançaient aux branches et
des feux qui brûlaient sur le sol ; et il s'y déroulait en
permanence un grand festin. Un roi sylvestre était là,
couronné de feuilles ; des chants joyeux résonnaient de
toutes parts, et je ne saurais ni compter ni décrire tout ce qu'il y
avait à manger et à boire.
- Ce n'est pas la peine
d'essayer, dit Thorïn. En fait, si tu ne peux parler d'autre chose, tu
ferais mieux de te taire. Nous sommes déjà assez encombrés
de toi comme cela. Si tu ne t'étais pas réveillé, nous
t'aurions abandonné à tes rêves idiots dans la
forêt ; tu n'es pas drôle à porter seulement
après des semaines de maigre pitance.
Il n'y avait plus
d'autre solution maintenant que de se serrer la ceinture sur leur ventre creux,
de rendosser les sacs et les paquets vides et de reprendre péniblement la
piste sans grand espoir de parvenir à son extrémité avant
de s'étendre pour mourir d'inanition. Ils cheminèrent donc toute
cette journée, d'un pas très lent et très las ; tandis
que Bombur ne cessait de gémir que ses jambes ne voulaient plus le porter
et qu'il souhaitait s'étendre et dormir.
- Non !
dirent les autres. Que tes jambes en aient leur part ; nous t'avons
porté assez longtemps.
Malgré tout, il refusa soudain
de faire un pas de plus, et il se jeta à
terre.
- Continuez, s'il le faut, dit-il. Moi je vais rester
couché ici pour dormir et rêver de nourriture, si je ne puis en
obtenir d'aucune autre manière. J'espère ne plus jamais me
réveiller.
A ce moment même, Balïn, qui se trouvait
un peu en avant, cria :
- Qu'était-ce que
cela ? Il m'a semblé voir une lumière scintiller dans la
forêt.
Tous regardèrent et, à une grande
distance, ils crurent distinguer un clignotement rouge dans les
ténèbres ; puis un autre, et un autre encore surgirent
à côté. Même Bombur se leva, et ils se
portèrent en avant sans se soucier que ce fussent des trolls ou des
gobelins. La lumière était devant eux, à gauche du
sentier ; et quand ils furent arrivés à sa hauteur, il leur
parut évident que des torches et des feux étaient allumés
sous les arbres, mais à assez grande distance de leur
piste.
- On dirait que mes rêves se réalisent, dit
Bombur, haletant derrière eux.
Il voulait se précipiter
tout droit dans la forêt vers les lumières. Mais les autres ne se
rappelaient que trop bien les avertissements du magicien et de
Beorn.
- Un festin ne servirait de rien, si nous me devions
jamais en revenir vivants, dit Thorïn.
- Mais sans festin,
nous ne resterons pas longtemps vivants, de toute façon, dit
Bombur.
Et Bilbo acquiesça, du fond de son
cœur.
Ils discutèrent longuement du pour et du contre,
jusqu'au moment où ils finirent par décider d'envoyer deux
espions, qui s'approcheraient furtivement des lumières pour en savoir
plus long. Mais alors, ils ne purent s'accorder sur le choix de ceux qui
iraient : aucun ne semblait prêt à courir le risque de se
perdre et de ne jamais retrouver ses amis. Finalement, en dépit des
avertissements, la faim les décida, parce que Bombur ne cessait de
décrire toutes les bonnes choses que l'on mangeait, d'après son
rêve, dans le festin sylvestre ; ils quittèrent donc tous le
sentier et plongèrent d'un commun accord dans la
forêt.
Après un bon moment de rampement et de reptation,
ils risquèrent un coup d'œil de derrière les arbres et virent
une clairière dans laquelle quelques arbres avaient été
abattus et où le sol avait été nivelé. Il y avait
là beaucoup de gens à l'air d'elfes, tous vêtus en vert et
brun, assis en un grand cercle sur les tronçons des arbres abattus. Il y
avait un feu au centre, et des torches étaient fixées à
certains arbres alentour. Mais le plus beau du spectacle était qu'ils
mangeaient et buvaient en riant joyeusement.
L'odeur des viandes
rôties était si enchanteresse que, sans prendre le temps de se
consulter, tous se levèrent et se précipitèrent vers le
cercle avec la seule idée de mendier un peu de nourriture. A peine le
premier avait-il posé le pied dans la clairière que toutes les
lumières s'éteignirent comme par magie. Quelqu'un donna un coup de
pied dans le feu, qui s'éleva en fusée d'étincelles
scintillantes et s'évanouit. Ils se trouvèrent perdus dans une
obscurité totale et ils ne purent se retrouver mutuellement, pendant un
long moment en tout cas. Après force tâtonnements
frénétiques dans les ténèbres, chutes sur des
tronçons de bois, heurts fracassants contre les arbres, cris et appels
à réveiller toute la forêt à des lieues à la
ronde, ils parvinrent à se rassembler en un seul paquet et à se
compter au toucher. A ce moment, ils avaient naturellement perdu toute
idée de la direction dans laquelle se trouvait le sentier, et ils
étaient tous perdus sans espoir, au moins jusqu'au matin.
Ils
n'avaient plus qu'à s'installer pour la nuit là où ils
étaient ; ils n'osèrent même pas chercher à
terre des bribes de nourriture, de crainte d'être de nouveau
séparés. Mais ils n'étaient pas étendus depuis bien
longtemps et Bilbo commençait juste à s'assoupir, quand Dori, qui
était le premier à monter la garde, murmura assez
fort :
- Les lumières ressortent là-bas, et
il y en a davantage que jamais.
Ils bondirent tous. Et là, pas
très loin, se voyaient, pour sûr, quantité de
lumières clignotantes ; ils entendaient aussi très nettement
les voix et les rires. Ils se glissèrent lentement dans cette direction,
à la queue leu leu, chacun touchant le dos de celui qui le
précédait.
Quand ils furent près, Thorïn
dit :
- Il ne faut pas se précipiter en avant, cette
fois ! Personne ne doit cesser de se cacher avant que je ne le dise. Je
vais envoyer en premier M. Baggins seul pour leur parler. Ils n'auront pas peur
de lui - (« Mais moi d'eux ? » pensa Bilbo) -
et, en tout cas, j'espère qu'ils ne lui feront pas de
mal.
Arrivés au bord du cercle de lumières, ils
poussèrent soudain Bilbo par-derrière. Avant qu'il n'eût eu
le temps de passer son anneau a son doigt, il trébucha en avant dans tout
le flamboiement du feu et des torches. Inutile ! Les lumières
s'éteignirent toutes derechef, et l'obscurité complète
retomba.
S'il leur avait été difficile de se rassembler
précédemment, ce fut bien pis cette fois-ci. Et ils ne purent tout
simplement pas retrouver le hobbit. Chaque fois qu'ils se comptaient, cela ne
faisait jamais que treize. Ils appelèrent, ils
crièrent :
- Bilbo Baggins ! Hobbit !
Sacré hobbit ! Hola ! Que le diable vous confustique !
Où êtes-vous ?
Et autres choses de ce genre ;
mais il n'y eut aucune réponse.
Ils allaient abandonner tout
espoir, quand Dori buta sur lui par pure chance. Dans les
ténèbres, il tomba par-dessus quelque chose qu'il prit pour une
grosse bûche, et il découvrit que c'était le hobbit
ramassé sur lui-même et dormant profondément. Il fallut
beaucoup le secouer pour le réveiller et, quand il le fut, il
n'était pas du tout content.
- Je faisais un si beau
rêve, grogna-t-il ; c'était tout sur le plus somptueux des
dîners.
- Juste Ciel ! le voilà devenu comme
Bombur, dirent-ils. Ne nous parlez pas de rêves. Les dîners en
rêve, ça ne sert à rien et on ne peut pas les
partager.
- Ce sont les meilleurs que j'aurai sans doute dans ce
sale endroit, murmura-t-il, tandis qu'il s'étendait à
côté des nains et essayait de se rendormir pour retrouver son
rêve.
Mais ce n'en était pas fini des lumières
dans la forêt. Plus tard, quand la nuit devait commencer à se faire
vieille, Kili, qui était de garde, vint les réveiller tous de
nouveau, disant :
- Il y a un véritable flamboiement
de lumière qui a commencé non loin - des centaines de torches
et de nombreux feux ont dû être allumés soudain par magie. Et
écoutez le chant et les harpes !
Après être
restés un moment couchés à écouter, ils
s'aperçurent qu'ils ne pouvaient résister au désir
d'approcher et de tenter une fois encore d'obtenir de l'aide. Les voilà
donc debout ; et cette fois, le résultat fut désastreux. Le
festin qu'ils virent alors était plus grand et plus magnifique
qu'auparavant ; et à la tête d'une longue rangée de
convives siégeait un roi sylvestre, qui portait une couronne de feuilles
sur sa chevelure dorée et ressemblait fort au personnage que Bombur avait
décrit d'après son rêve. Les elfes se passaient des coupes
de main en main et par-dessus les feux ; certains jouaient de la harpe, et
beaucoup chantaient. Leur chevelure miroitante était entrelacée de
fleurs ; des gemmes vertes et blanches étincelaient sur leurs cols
et leurs ceintures ; et leurs visages comme leurs chants étaient
remplis de gaieté. Sonores, clairs et beaux étaient ces chants, et
Thorïn s'avança parmi les banqueteurs.
Un silence de mort
tomba au milieu d'un mot. Toute lumière s'éteignit. Les feux
s'élevèrent en fumées noires. Des cendres
retombèrent dans les yeux des nains, et la forêt retentit de
nouveau de leur clameur et de leurs cris.
Bilbo se trouva en train de
courir en rond (à ce qu'il pensa) et d'appeler sans relâche :
« Dori, Nori, Ori, Oïn, Gloïn, Fili, Kili, Bombur, Bifur,
Bofur, Dwalïn, Balïn, Thorïn Oakenshield ! »
tandis que des gens qu'il ne pouvait ni voir ni toucher faisaient de même
tout autour de lui (avec de temps à autre un
« Bilbo » additionnel). Mais les cris des autres se firent
graduellement plus lointains et plus faibles et, bien qu'après un moment
ils lui semblassent se muer en hurlements et en appels au secours à
très grande distance, tout bruit finit par s'évanouir
complètement, et il resta seul au milieu d'un silence complet dans des
ténèbres totales.
Ce fut un des moments les plus
affreux de sa vie. Mais il décida bientôt qu'il ne servait à
rien de tenter quoi que ce fût avant que l'aube n'apportât un peu de
lumière, et qu'il était parfaitement inutile de tourner à
l'aveuglette jusqu'à l'épuisement sans aucun espoir de petit
déjeuner pour se ranimer. Il s'assit donc, le dos contre un tronc
d'arbre, et se mit à penser - ce ne serait pas la dernière
fois - à son lointain trou de hobbit aux merveilleuses
dépendences. Il était plongé dans des pensées
d'œufs au lard et de rôties beurrées, quand il sentit un
contact. Il avait contre la main gauche une sorte de ficelle, forte et gluante
et, quand il essaya de bouger, il s'aperçut que ses jambes étaient
déjà enveloppées de la même manière, de telle
sorte que, se levant, il bascula.
Alors, la grande araignée
qui l'avait lié pendant son assoupissement s'avança de
derrière et se jeta sur lui. Il ne voyait que les yeux de l'animal, mais
il sentait ses pattes velues, comme l'araignée se démenait pour
l'entortiller dans ses abominables fils. Il avait par chance repris conscience
à temps. Un peu plus, et il aurait été dans
l'incapacité de faire le moindre mouvement. Même ainsi, il dut
lutter désespérément pour se libérer. Il repoussa
avec ses mains l'animal qui tentait de l'empoisonner pour le faire tenir
tranquille, comme les petites araignées font avec les mouches, jusqu'au
moment où, se souvenant de l'épée, il la tira.
L'araignée fit alors un bond en arrière et il eut le temps de
libérer ses jambes en tranchant les fils. Après quoi, ce fut son
tour d'attaquer. L'araignée n'était pas habituée, de toute
évidence, à des choses qui portaient au côté de tels
dards, sans quoi elle eût mis plus de hâte à s'enfuir. Bilbo
l'attaqua avant qu'elle eût le temps de disparaître et il la
perça de son épée en plein dans les yeux. L'animal devint
alors fou ; il sauta en l'air, trépigna et jeta ses pattes de droite
et de gauche en d'horribles bonds, jusqu'au moment où Bilbo le tua d'un
nouveau coup d'épée ; après quoi, il tomba et perdit
conscience un long moment.
Quand il revint à lui, il y avait
alentour l'habituelle lumière grise et terne du jour forestier.
L'araignée gisait morte à son côté et la lame de son
épée était tachée de noir. Le fait d'avoir
tué l'araignée géante, tout seul dans les
ténèbres, sans l'aide du magicien, des nains ni de quiconque,
modifia grandement les choses pour M. Baggins. Essuyant son épée
dans l'herbe avant de la remettre au fourreau, il se sentit un personnage
différent, beaucoup plus féroce et plus hardi en dépit de
son estomac vide.
- Je vais te donner un nom, lui dit-il. Tu
t'appelleras
Dard.Après cela, il se lança dans
l'exploration. La forêt était menaçante et
silencieuse ; mais manifestement, la première chose à faire
était de chercher ses amis, qui ne pouvaient être bien loin,
à moins d'avoir été faits prisonniers par les elfes (ou des
êtres pires). Bilbo sentait le danger qu'il y avait à crier, et il
resta un bon moment à se demander dans quelle direction se trouvait le
sentier où il devait d'abord aller à la recherche des
nains.
Ah ! que ne nous sommes-nous souvenus des conseils de
Beorn et de Gandalf ! gémit-il. Dans quel pétrin nous
voilà maintenant ! Nous ! Je voudrais bien que ce fût
nous : c'est horrible d'être seul.
Finalement, il
hasarda la meilleure conjecture possible sur la direction d'où
étaient venus les appels au secours dans la nuit - et la chance (il
était né sous une bonne étoile) voulut qu'il devinât
plus ou moins juste, comme on le verra. Sa décision prise, il partit en
catimini avec toute l'adresse qu'il pouvait déployer. Les hobbits sont
particulièrement doués pour le silence, surtout dans les bois,
comme je vous l'ai déjà dit ; et Bilbo avait enfilé
son anneau avant de partir. C'est pourquoi les araignées ne l'entendirent
ni ne le virent venir.
Il avait parcouru une certaine distance avec
précaution et à pas de loup, quand il remarqua en avant de lui un
endroit où s'étendait une ombre dense et noire, noire même
pour cette forêt ; c'était comme un pan de minuit qui
n'eût jamais disparu. En approchant, il vit que l'ombre était faite
de toiles d'araignée, l'une derrière l'autre, superposées
et tout emmêlées. Il vit aussi qu'il y avait, installées
dans les branches au-dessus de lui, des araignées énormes et
horribles ; et en dépit de son anneau, il trembla de la peur
d'être découvert. Debout derrière un arbre, il observa
pendant quelque temps un groupe de ces bêtes, et puis, dans le silence et
l'immobilité de la forêt, il s'aperçut que ces
créatures repoussantes se parlaient entre elles. Leur voix était
une sorte de grincement et chuintement ténus, mais il put distinguer
nombre des mots qu'elles prononçaient. Elles parlaient des
nains !
- La lutte a été chaude, mais elle en
valait la peine, dit l'une. Quelle vilaine peau épaisse ils ont,
vrai ! mais je gage qu'il y a du bon jus à
l'intérieur.
- Oui, ils feront un excellent mets
après quelque temps de mortification, dit une autre.
- Ne
les laissez pas faisander trop longtemps, dit une troisième. Ils ne sont
pas aussi gras qu'ils le pourraient. Ils n'ont pas dû être trop bien
nourris ces derniers temps.
- Il faut les tuer, moi je dis,
siffla une quatrième ; tuez-les tout de suite, et suspendez-les
morts pendant quelque temps.
- Ils doivent être morts
maintenant, je parie, dit la première.
- Pour ça
non. J'en ai vu un se débattre il y a un instant. Il reprenait ses
esprits, je pense, après un merveilleux sommeil. Je vais vous faire
voir.
Sur quoi, l'une des grosses araignées courut le long
d'une corde jusqu'à ce qu'elle fût arrivée auprès
d'une douzaine de paquets suspendus en rang à une haute branche. Bilbo
fut horrifié, maintenant qu'il les remarquait pour la première
fois, oscillant dans les ombres, de voir un pied de nain sortir du fond de
certains des paquets ou par-ci par-là le bout d'un nez, une touffe de
barbe ou un pan de capuchon.
L'araignée se dirigea vers le
plus gros de ces paquets - « C'est ce pauvre Bombur, je
parie », pensa Bilbo - et elle pinça fortement le nez qui
dépassait. Il y eut dans le paquet un glapissement étouffé,
un pied jaillit et frappa en plein et durement l'araignée. Bombur
était toujours bien vivant. Il y eut un bruit semblable à celui
d'un coup de pied dans un ballon flasque, et l'araignée furieuse tomba de
la branche et ne se rattrapa que de justesse grâce à son propre
fil.
Les autres rirent :
- Vous ne vous trompiez
pas, dirent-elles, la viande est vivante et elle rue !
- Je
vais sans tarder mettre un terme à cet état de choses, siffla
l'araignée en colère, tout en regrimpant sur la
branche.
Bilbo vit que le moment était venu de faire quelque
chose. Il ne pouvait atteindre les brutes, et il n'avait pas de quoi tirer sur
elles ; mais en regardant alentour, il vit qu'en cet endroit il y avait
beaucoup de pierres qui gisaient dans ce qui semblait être le lit d'un
petit cours d'eau maintenant asséché. Il était assez bon
tireur à la pierre, et il ne lui fallut pas longtemps pour en trouver une
bien lisse, en forme d'œuf, qui convenait bien à sa main.
Garçon, il avait accoutumé de s'exercer à lancer des
pierres sur les choses, au point que les lapins, les écureuils et
même les oiseaux déguerpissaient comme l'éclair dès
qu'ils le voyaient se baisser ; et, même adulte, il avait encore
passé une certaine partie de son temps à jouer au palet, aux
fléchettes, au tir à la baguette, aux boules, aux quilles et
autres jeux tranquilles qui consistent à viser et à lancer -
en fait, il savait faire une masse d'autres choses que souffler des ronds de
fumée, poser des devinettes et faire la cuisine, bien que je n'aie pas eu
le loisir de vous en parler. Je n'en ai pas le temps à présent.
Pendant qu'il ramassait des pierres, l'araignée était
arrivée auprès de Bombur et celui-ci n'aurait pas tardé
à être un nain mort, si Bilbo n'avait lancé une pierre. Le
projectile frappa l'araignée en pleine tête, et elle chut avec un
bruit sourd, inanimée et les pattes recroquevillées, sur le
sol.
La pierre suivante partit en sifflant à travers une
grande toile, en déchirant les cordes et, vlan ! emportant, morte,
l'araignée qui siégeait au centre. Après cela, la plus
grande confusion régna dans la colonie arachnéenne, et elles
oublièrent quelque peu les nains, je vous le jure. Elles ne pouvaient
voir Bilbo, mais il leur était aisé de deviner d'où
venaient les pierres. Comme l'éclair, elles accoururent vers le hobbit en
se balançant et en jetant de tous côtés leurs longs fils, de
telle sorte que l'air parut bientôt rempli de filets
ondoyants.
Bilbo, toutefois, se glissa bientôt à un
autre endroit. L'idée lui vint d'entraîner, s'il le pouvait, les
araignées furieuses de plus en plus loin des nains ; d'aiguiser leur
curiosité, de les exciter et de les irriter tout à la fois. Quand
une cinquantaine d'entre elles furent allées à l'endroit où
il se trouvait précédemment, il leur lança encore des
pierres, ainsi qu'à d'autres qui s'étaient arrêtées
par-derrière ; puis, dansant parmi les arbres, il se mit à
chanter une chanson destinée à les rendre furieuses et à
les attirer toutes à lui, en même temps qu'à permettre aux
nains d'entendre sa voix.
Voici ce qu'il chanta :
La vieille grosse araignée file dans un arbre !
La vieille
grosse araignée ne me voit pas !
Attercop ! Attercop
[4] !
Ne veux-tu pas
arrêter,
Arrêter ton filage pour me chercher ?
La Vieille Nigaude, toute grosse,
la Vieille Nigaude ne peut
m'apercevoir !
Attercop ! Attercop !
Laisse-moi
tomber !
Jamais tu ne m'attraperas là-haut dans ton
arbre !
Ce n'était peut-être pas une bien bonne
chanson, mais il faut se rappeler qu'il l'avait improvisée
lui-même, sous l'inspiration d'un moment très fâcheux. Elle
eut le résultat désiré, en tout cas. Tout en chantant, il
lança encore des pierres et frappa du pied. Pratiquement, toutes les
araignées qui se trouvaient là vinrent après lui : les
unes tombèrent à terre, d'autres coururent le long des branches,
se balancèrent d'arbre en arbre ou lancèrent de nouvelles cordes
en travers des espaces obscurs. Elles se portèrent vers ses bruits
beaucoup plus vite qu'il ne s'y attendait. Elles étaient terriblement en
colère. En dehors de toute question de pierres, aucune araignée
n'aime s'entendre appeler Attercop, et Nigaude est insultant pour n importe qui,
bien sûr.
Bilbo fila à un nouvel endroit, mais plusieurs
des araignées avaient alors couru à différents points de la
clairière où elles vivaient, et elles s'affairaient à
tendre des toiles en travers de tous les espaces entre les troncs. Très
vite, le hobbit serait pris dans l'épaisse barrière qui
l'entourerait de toutes parts tout au moins était-ce là leur
idée. Debout au milieu des insectes chasseurs et fileurs, Bilbo rassembla
son courage et entama une nouvelle chanson :
Lob la molle
et Cob la folle
tissent des toiles pour m'entortiller.
Je suis
bien plus frais que tout autre mets,
mais elles ne peuvent tout de
même pas me trouver !
Je suis ici, méchante petite
mouche ;
vous êtes grosses et molles.
Vous ne pouvez me
piéger, malgré vos efforts,
dans vos stupides
toiles.
Là-dessus, il se retourna et vit que le dernier espace
entre deux hauts arbres avait été barré par une
toile - mais heureusement pas une toile adéquate : ce
n'étaient que de grands torons de cordes d'araignée de double
épaisseur, tendues d'un tronc à l'autre en un mouvement
hâtif de navette. Il tira sa petite épée. Il en taillada les
fils et s'en fut en chantant.
Les araignées virent
l'épée, sans savoir ce que c'était, je suppose ; et
aussitôt toute leur cohorte se précipita, sur le sol et le long des
branches, à la poursuite du hobbit, agitant leurs pattes velues, claquant
pinces et filières, yeux exorbités, écumantes et pleines de
rage. Elles le suivirent dans la forêt jusqu'à ce qu'il fût
allé aussi loin qu'il l'osait. Alors, plus silencieux qu'une souris, il
revint en tapinois sur ses pas.
Il ne disposait que d'un temps
très restreint, il le savait, avant que les araignées,
dégoûtées, ne revinssent à leurs arbres où les
nains étaient suspendus. Il lui fallait les délivrer dans ce court
intervalle. Le plus difficile de l'affaire fut de grimper jusqu'à la
longue branche de laquelle se balançaient les paquets. Je ne pense pas
qu'il y serait parvenu, si une araignée n'avait heureusement
laissé pendre de là une corde ; grâce à cette
aide, bien qu'elle lui collât à la main et le brûlât,
il monta tant bien que mal - pour se trouver nez à nez avec une
méchante vieille araignée, grosse et lente, qui était
restée sur place pour garder les prisonniers, et qui avait passé
son temps à les pincer pour voir lequel serait le plus juteux à
manger. Elle avait pensé commencer le festin en l'absence des autres,
mais M. Baggins était pressé et avant que l'araignée ne
sût ce qui se passait, elle ressentit son dard et tomba de la branche,
morte.
La tâche suivante fut de libérer un nain. Que
devait faire Bilbo ? S'il tranchait la corde qui le tenait suspendu, le
malheureux nain choirait brutalement à terre, assez loin en dessous. Se
faufilant le long de la branche (ce qui fit danser et bringuebaler tous les
pauvres nains comme des fruits mûrs), il atteignit le premier
paquet.
« C'est Fili ou Kili, pensa-t-il à la vue de
la pointe d'un capuchon bleu qui dépassait au sommet. Plus probablement
Fili », se dit-il d'après le bout d'un long nez qui pointait
à travers les fils entortillés.
Il parvint, en se
penchant, à couper la plupart des gros fils gluants qui liaient le nain
comme un saucisson, et alors, avec un coup de pied et quelque effort, surgit
effectivement Fili. Je dois dire que Bilbo ne put se retenir de rire à la
vue du nain secouant par saccades ses bras et ses jambes engourdis tandis qu'il
dansait sur le fil de l'araignée passé sous ses aisselles, tout
comme un de ces jouets comiques qui s'agitent sur un fil de fer.
Tant
bien que mal, Fili fut remonté sur la branche, et alors il fit tout son
possible pour aider le hobbit, bien qu'il se sentit très malade et
nauséeux de par le poison de l'araignée et le fait d'être
resté pendu la plus grande partie de la nuit et le lendemain, tout
entortillé, le nez seul pointant au-dehors pour lui permettre de respirer
Il lui fallut une éternité pour se débarrasser les yeux et
les sourcils de l'infecte substance ; quant à sa barbe, il dut en
couper la plus grande partie. Enfin... A eux deux, ils se mirent en devoir de
hisser les nains l'un après l'autre et de les libérer en taillant
dans leur cocon. Aucun n'était en meilleur état que Fili ;
certains étaient même plus mal en point. Les uns avaient à
peine pu respirer (les longs nez ont leur utilité, on le voit), et
d'autres avaient été plus empoisonnés.
Ils
délivrèrent ainsi Kili, Bifur, Bofur, Dori et Nori. Le pauvre
vieux Bombur était tellement épuisé - c'était
le plus gras, et on l'avait sans cesse pincé et piqué du
doigt - qu'il roula tout simplement de la branche et tomba, foc ! sur
le sol, mais heureusement sur un lit de feuilles, où il resta
étendu. Il restait cependant cinq nains suspendus au bout de la branche
quand les araignées commencèrent de revenir, plus enragées
que jamais.
Bilbo alla aussitôt à
l'extrémité de la branche la plus proche du tronc et arrêta
celles qui montaient. Il avait retiré son anneau quand il avait
libéré Fili et il avait oublié de le remettre, de sorte que
les araignées commencèrent toutes à chuinter en
postillonnant :
- Ah, on te voit maintenant, sale petite
créature ! On te mangera, et après on laissera tes os et ta
peau suspendus à un arbre. Il a un dard ? Bah ! ça ne
nous empêchera pas de l'attraper, et alors on le suspendra la tête
en bas pendant un jour ou deux.
Cependant, les autres nains
s'occupaient du reste des captifs et coupaient les fils avec leurs couteaux.
Bientôt, ils seraient tous libres, encore qu'on ne sût trop ce qui
allait se passer après cela. Les araignées n'avaient pas eu
grand-peine à les prendre la nuit précédente, mais cela,
c'était à l'improviste et dans les ténèbres. Cette
fois-ci, il semblait qu'il dût y avoir une horrible
bataille.
Soudain, Bilbo s'aperçut que quelques
araignées s'étaient assemblées autour de Bombur
étendu à terre ; elles l'avaient de nouveau ligoté et
elles s'employaient à l'entraîner. Il poussa un cri et donna de
grands coups d'épée dans les araignées qu'il avait devant
lui. Elles cédèrent vite ; il s'avança à quatre
pattes sur la branche et tomba au beau milieu de celles qui étaient en
bas. Sa petite épée représentait pour elles une
expérience nouvelle en matière de piqûre. Avec quelle
vivacité elle allait et venait ! Comme il perçait ses
ennemies, elle luisait de plaisir. Il en avait déjà tué une
demi-douzaine avant que les autres ne se retirassent, laissant Bombur entre ses
mains.
- Descendez ! Descendez ! cria-t-il aux nains
qui étaient dans les branches. Ne restez pas là-haut pour vous
faire prendre au filet.
Il voyait en effet des araignées
grimper à tous les arbres environnants et ramper le long des branches
au-dessus de la tête des nains.
Ceux-ci descendirent en jouant
des pieds et des mains, sautant ou dégringolant à onze en un tas,
la plupart fort chancelants et de peu d'efficacité sur leurs jambes. Mais
ils étaient finalement là tous les douze, en comptant le pauvre
vieux Bombur, soutenu de part et d'autre par son cousin Bifur et son
frère Bofur ; Bilbo, lui, dansait de tous côtés en
brandissant son dard, et des centaines d'araignées en colère le
regardaient en roulant des yeux, tout alentour et au-dessus. La situation
semblait assez désespérée.
Alors commença
la bataille. Certains des nains avaient des couteaux, d'autres des bâtons
et tous des pierres à leur disposition ; quant à Bilbo, il
avait son poignard d'elfe. Maintes et maintes fois les araignées furent
repoussées, et beaucoup furent tuées. Mais cela ne pouvait durer
longtemps. Bilbo était presque épuisé ; quatre des
nains seulement étaient capables de tenir fermement sur leurs jambes, et
ils n'allaient pas tarder à être tous maîtrisés comme
des mouches fatiguées. Déjà, les araignées
recommençaient à tisser leurs toiles d'un arbre à l'autre
tout autour d'eux.
Finalement, Bilbo ne put trouver d'autre plan que
de livrer aux nains le secret de l'anneau. Il en était un peu marri, mais
il n'y avait pas moyen de faire autrement.
- Je vais
disparaître, dit-il. Je vais attirer les araignées d'un autre
côté, si je le puis ; pour vous, vous devez rester ensemble et
partir dans la direction opposée. Par là, vers la gauche, c'est
plus ou moins le chemin de l'endroit où nous avons vu en dernier les feux
des elfes.
Bilbo eut de la peine à se faire comprendre, avec
leurs têtes qui tournaient, les cris, le bruit des coups de bâton et
le choc des pierres ; mais enfin, il sentit qu'il ne pouvait plus
différer - les araignées resserraient de plus en plus leur
cercle. Il glissa soudain l'anneau à son doigt et, au grand
étonnement des nains, il disparut.
Tout à coup
résonnèrent parmi les arbres sur la droite les « Lob la
Molle » et les « Attercop ». Les araignées
en furent fort bouleversées. Elles cessèrent d'avancer, et
quelques-unes partirent en direction de la voix.
« Attercop » les rendait si furieuses qu'elles en perdaient
l'esprit. Balïn, qui avait saisi mieux que les autres le plan de Bilbo,
mena alors une attaque. Les nains se ramassèrent en un groupe
compact ; lançant une pluie de pierres, ils marchèrent contre
les araignées sur la gauche et percèrent leur cercle. Loin
derrière eux, à présent, les cris et les chants
cessèrent soudain.
Espérant éperdument que Bilbo
n'avait pas été pris, les nains poursuivirent leur marche. Pas
assez vite, toutefois. Ils étaient malades et fatigués, et ils ne
pouvaient guère aller qu'en clopinant et en chancelant, bien qu'un grand
nombre des araignées fussent sur leurs talons. Par moments, ils devaient
se retourner pour combattre les créatures qui les rattrapaient ; et
déjà, il y avait dans les arbres au-dessus de leurs têtes
des araignées qui jetaient vers le sol leurs longs fils
collants.
La situation paraissait de nouveau assez mauvaise, quand,
soudain, Bilbo reparut et, à l'improviste, chargea de flanc les
araignées surprises.
- Continuez ! Continuez !
cria-t-il. Je me charge des piqûres !
Ce qu'il fit. Il
allait et venait comme l'éclair, tailladant les fils des
araignées, leur hachant les pattes et transperçant leurs gros
corps si elles approchaient trop. Les araignées, gonflées de
colère, lançaient leur salive, écumaient et sifflaient
d'horribles malédictions ; mais elles avaient une peur mortelle de
Dard et elles n'osaient venir très près maintenant qu'elle avait
reparu. Aussi, elles pouvaient bien jurer tout leur soûl, leur proie
s'éloignait lentement, mais constamment. Ce fut une terrible affaire, qui
parut durer des heures. Mais enfin, au moment où Bilbo se sentait
incapable de lever le bras pour porter un seul coup de plus, les
araignées, renonçant soudain, cessèrent de le suivre et
regagnèrent, déçues, leur sombre colonie.
Les
nains remarquèrent alors qu'il étaient arrivés au bord d'un
cercle où il y avait eu des feux d'elfes. Que ce fût un de ceux
qu'ils avaient vus la veille, ils ne pouvaient le déterminer. Mais il
restait sans doute en pareils endroits quelque bon enchantement que les
araignées n'aimaient guère. En tout cas, la lumière y
était plus verte, les branches moins épaisses et moins
menaçantes, et ils eurent la possibilité de se reposer et de
reprendre haleine.
Ils restèrent là quelque temps
à souffler et à haleter. Mais très bientôt, ils se
mirent à poser des questions. Ils tinrent à se faire expliquer
très clairement toute l'affairé de la disparition, et la
découverte de l'anneau les intéressa au point de leur faire
oublier un moment leurs propres difficultés. Balïn, en particulier,
insista pour se faire répéter de bout en bout l'histoire de Gollum
avec les devinettes et tous les détails, l'anneau en juste place. Mais
après un moment, la lumière commença de manquer, et alors
d'autres questions se présentèrent. Où se trouvait-on,
où était le chemin, où y avait-il de la nourriture et
qu'allait-on faire ensuite ? Ces questions, ils se les posèrent
maintes et maintes fois et c'était du petit Bilbo qu'ils semblaient
attendre les réponses. Comme quoi, vous pouvez voir qu'ils avaient tout
à fait changé d'opinion sur M. Baggins et qu'ils
commençaient d'éprouver un grand respect à son égard
(comme Gandalf l'avait prédit). En vérité, ils comptaient
réellement qu'il trouvât quelque plan merveilleux pour les aider,
et ils ne taisaient pas que grogner. Ils savaient fort bien que, sans le hobbit,
ils n'eussent pas tardé à être tous morts ; et ils l'en
remercièrent bien des fois. Certains allèrent jusqu'à se
lever et à se courber jusqu'à terre devant lui ; encore
basculèrent-ils dans leur effort et ne purent-ils de quelque temps se
remettre sur leurs jambes. La connaissance de la vérité sur la
disparition de Bilbo ne diminuait en rien l'opinion qu'ils avaient de lui ;
car ils voyaient qu'il était doué de ressources, en même
temps que de chance et d'un anneau magique. En fait, ils le plaçaient si
haut que Bilbo commença de sentir qu'il y avait réellement en lui,
après tout, l'étoffe d'un hardi aventurier ; mais il se
fût senti encore beaucoup plus hardi s'il y avait eu quelque chose
à manger.
Or, il n'y avait rien, rien de rien ; et aucun
d'entre eux n'était en état d'aller en quête de quoi que ce
fût, non plus que de rechercher le sentier perdu. Le sentier perdu !
La tête fatiguée de Bilbo ne pouvait concevoir d'autre idée.
Il restait là, les yeux fixés sur les arbres sans fin qu'il avait
devant lui ; et après un moment, tous retombèrent dans le
mutisme. Tous, sauf Balïn. Bien après que les autres eurent
cessé de parler et fermé les yeux, il continua de marmonner et de
pousser pour lui-même des petits rires
étouffés.
- Gollum ! Par exemple ! C'est
donc comme ça qu'il est passé en catimini près de
moi ! Maintenant, je sais. Vous vous êtes simplement faufilé,
hein, monsieur Baggins ? Des boutons partout sur le seuil ! Ce bon
vieux Bilbo... Bilbo... bo... bo... bo.
Là-dessus, il
s'assoupit, et un complet silence régna pendant un long
moment.
Tout à coup, Dwalïn ouvrit un œil et regarda
alentour.
- Où est Thorïn ?
demanda-t-il.
Ce fut un coup terrible. Naturellement, ils
n'étaient que treize : douze nains et le hobbit. Oui, vraiment,
où était Thorïn ? Ils se demandaient quel sort funeste
lui était advenu : sortilège ou monstres sombres ? Et
ils frissonnèrent, perdus qu'ils étaient dans la forêt.
Là, ils tombèrent l'un après l'autre dans un sommeil
inquiet, rempli de cauchemars horribles, tandis que le soir se muait en nuit
noire ; et c'est ainsi que nous devons les laisser pour le moment, trop
malades et trop fatigués pour poster des sentinelles ou prendre la garde
à tour de rôle.
Thorïn avait été pris
beaucoup plus rapidement qu'eux. Vous vous souvenez que Bilbo s'était
endormi comme une bûche en pénétrant dans un cercle de
lumière ? Après lui, ce fut Thorïn qui s'avança
et, comme les lumières s'éteignaient, il tomba comme une pierre,
sous le charme. Tout le bruit que faisaient les nains perdus dans la nuit, leurs
cris quand les araignées les saisissaient et les ligotaient et tous les
sons de la bataille du lendemain, tout cela était passé sur lui
sans qu'il en entendît rien. Alors, les Elfes de la Forêt
étaient venus à lui ; ils l'avaient lié et
emporté.
Les banqueteurs étaient des Elfes de la
Forêt, naturellement. Ces elfes ne sont pas méchants. S'ils ont un
défaut, c'est la méfiance envers les étrangers.
Malgré la puissance de leurs sortilèges, ils étaient,
même à cette époque, circonspects. Ils différaient
des Grands Elfes de l'Ouest, et ils étaient en même temps plus
dangereux et moins sages. Car, pour la plupart (ainsi que leurs parents
dispersés dans les collines et les montagnes), ils descendaient des
anciennes tribus qui n'allèrent jamais en Féerie de l'Ouest.
Là, se rendirent et vécurent durant des siècles les Elfes
Légers, les Elfes Profonds et les Elfes Marins ; ils y acquirent
davantage de beauté, de sagesse et de savoir, et c'est là qu'ils
inventèrent leur magie et leur art dans la fabrication de choses belles
et merveilleuses avant que certains ne revinssent dans le Vaste Monde. Dans le
Vaste Monde, les Elfes des Forêts traînaient dans le
crépuscule de notre Soleil et de notre Lune, mais ce qu'ils
préféraient, c'étaient les étoiles ; et ils
vagabondaient dans les grandes forêts qui s'élevaient bien haut sur
des terres aujourd'hui perdues. Ils résidaient le plus souvent à
l'orée des bois, d'où ils pouvaient s'échapper parfois pour
chasser, ou chevaucher et courir en terrain découvert, au clair de lune
ou à la lumière des étoiles ; et, après
l'arrivée des Hommes, ils prirent toujours davantage goût au
crépuscule et à l'obscurité. Ils étaient toutefois
et demeurent des elfes, c'est-à-dire des Etres
Fées.
Dans une grande caverne, à quelques lieues
à l'intérieur de Mirkwood sur le côté est, vivait
à cette époque leur plus grand roi. Devant ses énormes
portes de pierre, coulait une rivière qui descendait des hauteurs de la
forêt pour se perdre dans les marais au pied des plateaux boisés.
Cette grande caverne, d'où rayonnaient d'innombrables grottes plus
petites, serpentait très loin sous terre et elle comportait maints
passages et vastes salles ; mais elle était plus claire et plus
saine qu'aucune demeure de gobelin ; elle était aussi moins profonde
et moins dangereuse. En fait, les sujets du roi vivaient et chassaient
principalement en plein air dans les bois, et ils avaient des maisons ou des
huttes sur la terre ou dans les branches. Leurs arbres favoris étaient
les hêtres. La caverne du roi était son palais, la chambre forte de
son trésor et la forteresse de son peuple en cas d'attaque de ses
ennemis.
Elle servait aussi de cachot pour ses prisonniers. Ce fut
donc à la caverne qu'ils traînèrent Thorïn - sans
grande douceur, car ils n'aimaient pas les nains et ils le prenaient pour un
ennemi. Dans les temps anciens, ils avaient été en guerre contre
certains des nains, qu'ils accusaient de voler leur trésor. La version
des nains était différente, il n'est que juste de le
signaler : ils disaient qu'ils ne faisaient que prendre leur dû, car
le Roi des Elfes avait négocié avec eux le façonnage de son
or et de son argent bruts, et il avait refusé ensuite de leur payer leur
salaire. S'il avait une faiblesse, c'était d'amasser des trésors,
surtout en argent et en gemmes blanches ; et, malgré la richesse de
son magot, il était toujours avide de l'accroître, son
trésor n'égalant pas encore celui d'autres seigneurs des elfes de
l'ancien temps. Ses sujets n'extrayaient ni ne travaillaient les métaux
ou les joyaux, et ils ne se souciaient guère de commerce ou de labourage.
Ces choses étaient bien connues de tous les nains, bien que la famille de
Thorïn n'eût rien eu à voir dans l'ancienne querelle dont j'ai
parlé. Aussi, celui-ci fut-il fort irrité du traitement qu'on lui
infligeait quand, le charme qui pesait sur lui ayant été
retiré, il reprit ses sens ; et aussi, il était
déterminé à ne se laisser arracher le moindre mot au sujet
d'or ou de joyaux.
Quand Thorïn fut amené devant lui, le
roi le considéra d'un œil sévère et il lui posa
maintes questions. Mais tout ce que le nain consentit à répondre,
ce fut qu'il était affamé.
- Pourquoi vous et les
vôtres avez-vous essayé par trois fois d'attaquer mes gens au cours
de leurs réjouissances ? demanda le roi.
- Nous ne
les avons pas attaqués, répondit Thorïn. Nous étions
venus mendier, parce que nous étions
affamés.
- Où sont vos amis à
présent, et que font-ils ?
- Je n'en sais rien, mais
je pense qu'ils crèvent de faim dans la
forêt.
- Que faisiez-vous dans la
forêt ?
- Nous cherchions de quoi boire et manger
parce que nous étions affamés.
- Mais qu'est-ce
qui vous avait amenés là, de toute façon ? demanda le
roi avec colère.
A cette question, Thorïn serra les
lèvres, refusant d'ajouter un mot.
- Bon ! dit le
roi. Emmenez-le et gardez-le étroitement jusqu'à ce qu'il se sente
disposé à dire la vérité, dût-il attendre cent
ans.
Les elfes l'assujettirent alors de courroies et
l'enfermèrent dans une des cavernes les plus reculées, garnie de
puissantes portes de bois, où ils le laissèrent seul. On lui avait
mis là de quoi manger et boire, en bonne quantité sinon en bonne
qualité ; car les Elfes des Forêts n'étaient pas des
gobelins : ils se conduisaient raisonnablement bien envers leurs pires
ennemis, même quand ils les faisaient prisonniers. Les araignées
géantes étaient les seules créatures vivantes envers
lesquelles ils se montraient sans merci.
Là, dans le cachot du
roi, resta Thorïn ; et, quand il en eut fini de sa reconnaissance pour
le pain, la viande et l'eau, il se mit à se demander ce qu'il
était advenu de ses malheureux amis. Il ne fallut pas longtemps pour
qu'il le découvrît ; mais cela relève d'un autre
chapitre et du début d'une nouvelle aventure, dans laquelle le hobbit
prouva encore une fois son utilité.
Le lendemain de la bataille contre les araignées, Bilbo et les nains
firent un effort désespéré pour trouver une issue avant de
mourir de faim et de soif. Ils se levèrent et partirent d'un pas
chancelant dans la direction que huit sur les treize estimèrent
être celle du sentier ; mais ils ne devaient jamais savoir s'ils
avaient raison. Le peu de jour qui existait dans la forêt disparaissait
une fois de plus dans les ténèbres de la nuit quand, soudain,
surgit tout autour d'eux la lumière de nombreuses torches, semblables
à des centaines d'étoiles rouges. Des elfes de la forêt
bondirent, armés d'arcs et de javelots, et crièrent aux nains de
faire halte.
Personne ne pensa à se battre. Quand bien
même les nains ne se seraient pas trouvés positivement satisfaits
d'être capturés, leurs petits couteaux - seules armes en leur
possession - n'auraient été d'aucunes utilité devant
les flèches des elfes qui pouvaient atteindre un œil d'oiseau dans
les ténèbres. Ils s'arrêtèrent donc pile et
s'assirent pour attendre - tous, hormis Bilbo, qui enfila son anneau et
s'écarta vivement. C'est pourquoi, lorsque les elfes lièrent les
nains en une longue file à la queue leu leu, ils ne trouvèrent ni
ne comptèrent jamais le hobbit.
Ils ne l'entendirent ni ne le
sentirent pas davantage trotter à bonne distance derrière la lueur
de leurs torches, tandis qu'ils emmenaient les prisonniers dans la forêt.
Les nains avaient tous les yeux bandés, mais cela ne faisait guère
de différence, car même Bilbo qui avait l'usage de ses yeux ne
pouvait voir où ils allaient et, de toute façon, ni lui ni les
autres ne savaient d'où ils étaient partis. Bilbo avait beaucoup
de mal à suivre l'allure des torches, car les elfes faisaient marcher les
nains aussi vite qu'ils le pouvaient, tout malades et las qu'ils étaient.
Le roi leur avait ordonné de faire diligence. Soudain, les torches
s'arrêtèrent et le hobbit eut juste le temps de les rattraper avant
que les elfes ne commencent à traverser le pont. C'était le pont
qui franchissait la rivière pour mener chez le roi. En dessous, l'eau
coulait en un flot rapide et noir ; et, à l'autre bout, des portes
fermaient l'entrée d'une énorme caverne qui s'enfonçait
dans le flanc d'une pente escarpée, couverte d'arbres. Là, les
grands hêtres descendaient jusqu'à la rive, au point que leur pied
plongeait dans l'eau.
Les elfes poussèrent leurs prisonniers
à travers ce pont, mais Bilbo hésita par-derrière. Il
n'aimait pas du tout l'entrée de la caverne, et il se décida
à ne pas abandonner ses amis juste à temps pour se
précipiter sur les talons des derniers elfes avant que les grandes portes
du roi ne se refermassent derrière eux avec un bruit
retentissant.
A l'intérieur, les passages étaient
éclairés par des torches rouges, et les gardes elfes
chantèrent en suivant les chemins sinueux et croisés, remplis
d'échos. Ces chemins ne ressemblaient pas à ceux des villes des
gobelins : ils étaient plus petits, moins profondément
enterrés, et l'air y était plus pur. Dans une grande salle aux
piliers taillés dans la pierre vive trônait le Roi des Elfes, sur
un siège de bois sculpté. Sur sa tête, était
posée une couronne de baies et de feuilles rouges, car l'automne
était revenu. Au printemps, il portait une couronne de fleurs sylvestres.
A la main, il tenait un bâton de chêne
sculpté.
Les prisonniers furent amenés devant
lui ; et, malgré ses regards féroces, il dit à ses
hommes de les délier, car ils étaient las et
abattus.
- D'ailleurs, point n'est besoin de cordes ici, dit-il.
Il n'y a aucun moyen de s'évader de mes portes magiques pour qui a
été amené à l'intérieur.
Il
interrogea longuement et minutieusement les nains sur leurs faits et
gestes ; il leur demanda où ils allaient et d'où ils
venaient ; mais il ne tira d'eux guère plus d'informations qu'il
n'en avait obtenu de Thorïn. Ils se montrèrent hargneux et
irrités, et ne firent même pas semblant d'être
polis.
- Qu'avons-nous fait, ô Roi ? dit Balïn,
qui était le plus âgé de ceux qui restaient. Est-ce un crime
d'être perdus dans la forêt, d'avoir faim et soif, d'être pris
au piège par des araignées ? Les araignées sont-elles
pour vous des animaux apprivoisés, des animaux choyés, pour que
vous vous irritiez de leur mise à mort ?
Une telle
question courrouça naturellement le roi encore davantage, et il
répondit :
- C'est un crime de vagabonder dans mon
royaume sans autorisation. Oubliez-vous que vous étiez dans mon royaume
et que vous utilisiez la route faite par mes sujets ? N'avez-vous point par
trois fois poursuivi et troublé mes sujets dans la forêt et
agité les araignées par votre tumulte et vos clameurs ?
Après toute la perturbation que vous avez apportée, j'ai le droit
de savoir ce qui vous amène ici, et si vous ne voulez pas me le dire
maintenant, je vous garderai tous en prison jusqu'à ce que vous ayez
appris la raison et les bonnes manières !
Il ordonna
alors de placer les nains chacun dans une cellule séparée et de
leur donner à manger et à boire, mais de ne pas les laisser passer
la porte de leurs petites prisons tant que l'un au moins d'entre eux ne serait
pas disposé à lui dire ce qu'il voulait savoir. Mais il ne leur
fit pas connaître que Thorïn était aussi son prisonnier. Ce
fut Bilbo qui découvrit la chose.
Le pauvre M. Baggins !
Ce fut pour lui un temps affreusement long que celui qu'il passa tout seul dans
cet endroit, toujours en train de se cacher sans jamais se risquer à
retirer son anneau, osant à peine dormir, même retiré dans
les coins les plus sombres et les plus écartés qu'il pouvait
trouver. Pour s'occuper, il se prit à errer dans le palais du Roi des
Elfes. Les portes se fermaient par magie, mais il pouvait parfois sortir, s'il
était rapide. Des compagnies d'Elfes de la Forêt, avec parfois le
roi à leur tête, sortaient de temps à autre à cheval
pour chasser ou pour quelque autre affaire dans les bois et les terres de l'Est.
Alors, en étant très preste, Bilbo pouvait se glisser
derrière eux, bien que ce fût chose dangereuse. A plus d'une
reprise, il se trouva presque pris dans les portes comme elles se refermaient
brutalement après le passage du dernier elfe ; il n'osait toutefois
pas marcher au milieu d'eux à cause de son ombre (toute mince et
tremblante qu'elle était à la lueur des torches) ou par crainte de
heurts qui l'auraient fait découvrir. Et quand il lui arrivait de sortir,
ce qui était assez rare, il ne servait à rien. Il ne voulait pas
délaisser les nains et, en fait, il ne savait absolument pas où
aller sans eux. Il ne pouvait suivre le train des elfes chasseurs tout le temps
qu'ils étaient dehors ; aussi ne découvrit-il jamais les
chemins qui sortaient de la forêt, et il restait à errer
misérablement dans les bois, en proie à la terreur de se perdre,
jusqu'à ce que se présentât une occasion de retour. Et puis,
dehors, il avait faim, car il n'était nullement chasseur ; tandis
que dans les cavernes, il pouvait trouver à manger en volant de la
nourriture dans les dépendances ou sur les tables quand il n'y avait
personne à proximité.
« Je suis comme un
cambrioleur qui ne pourrait s'en aller et devrait continuer lamentablement
à cambrioler jour après jour la même maison, se disait-il.
C'est la partie la plus triste et la plus déprimante de toute cette
maudite, fatigante et désagréable aventure ! Comme je
voudrais être de nouveau dans mon trou de hobbit auprès de mon
propre foyer bien chaud, sous la lumière de ma
lampe ! »
Il aurait bien voulu aussi envoyer un
message au magicien pour lui demander secours, mais c'était tout à
fait impossible, naturellement ; et il ne tarda pas à se rendre
compte que, s'il y avait quelque chose à faire, ce quelque chose devait
être fait par M. Baggins, seul et sans aide.
Après une
semaine ou deux de cette sorte de vie furtive, à force d'épier et
de suivre les gardes, saisissant toutes les occasions possibles, il finit par
découvrir où chacun des nains était enfermé. Il
décela leurs douze cellules dans différentes parties du palais et,
au bout de quelque temps, il arriva à savoir très bien se diriger.
Quelle ne fut pas sa surprise, un jour qu'il entendait converser quelques
gardes, d'apprendre qu'il y avait aussi un autre nain en prison, dans un lieu
particulièrement sombre. Il devina aussitôt qu'il s agissait de
Thorïn, bien sûr ; et il sut bientôt que son
hypothèse était exacte. Enfin, après bien des
difficultés, il parvint à trouver l'endroit où il
était emprisonné et à dire un mot au chef des nains, alors
qu'il n'y avait personne alentour.
Thorïn était trop
malheureux pour ruminer la colère due à ses mésaventures,
et il songeait même à révéler au roi tout ce qui
concernait son trésor et sa quête (ce qui montre à quel
point d'abattement il était parvenu), quand il entendit la voix de Bilbo
par le trou de la serrure. Il eut peine a en croire ses oreilles, mais
bientôt, il décida qu'il ne pouvait se tromper ; il s'approcha
de la porte et eut un long entretien à voix basse avec le hobbit qui se
trouvait de l'autre côté.
Ce fut ainsi que Bilbo put
apporter secrètement le message de Thorïn à chacun des autres
nains incarcérés, leur disant que leur chef était aussi en
prison à proximité et qu'aucun d'eux ne devait
révéler leur but au roi pour le moment, ni avant que Thorïn
ne leur en eût donné l'ordre. Car celui-ci avait repris courage en
apprenant comment le hobbit avait délivré ses compagnons des
araignées, et il était de nouveau décidé à ne
pas acheter sa liberté par la promesse au roi d'une part du
trésor, avant que tout espoir d'un autre moyen d'évasion
n'eût disparu ; avant, en fait, que le remarquable M. Baggins
l'Invisible (dont il commençait à avoir très haute opinion)
n'eût totalement manqué d'inventer quelque stratagème
ingénieux.
A la réception de ce message, les autres
nains furent tout à fait d'accord. Ils pensaient tous que leur propre
part du trésor (qu'ils considéraient tout à fait comme leur
bien, en dépit de leur situation et du dragon encore invaincu)
pâtirait sérieusement si les Elfes de la Forêt en
revendiquaient une partie, et ils faisaient tous confiance à Bilbo. Il
devait arriver exactement ce qu'avait prédit Gandalf, vous comprenez.
Peut-être était-ce en partie pourquoi il les avait quittés
et était parti.
Mais Bilbo, lui, n'éprouvait pas du
tout la même confiance qu'eux. Il n'aimait pas que tous comptassent sur
lui, et il aurait bien voulu avoir le magicien sous la main. Ce souhait
était bien vain toutefois : sans doute étaient-ils
séparés par toute la sombre étendue de Mirkwood. Il s'assit
pour réfléchir ; il réfléchit jusqu'à ce
que sa tête fût près d'éclater, mais aucune
idée lumineuse ne se présenta. Un anneau invisible, c'était
bien beau ; mais cela ne pouvait servir à grand-chose pour quatorze
personnes. Cependant, comme de bien entendu, il n'en devait pas moins en fin de
compte sauver ses amis, et voici comment la chose se passa.
Un jour
qu'il furetait à l'aventure, Bilbo découvrit un fait très
intéressant ; les grandes portes n'étaient pas la seule
entrée des cavernes. Une rivière coulait sous une partie des
régions les plus profondes du palais et rejoignait la Rivière de
la Forêt à quelque distance vers l'est, au delà de la pente
escarpée dans laquelle s'ouvrait l'orifice principal. A l'endroit
où ce cours d'eau souterrain sortait de la colline, il y avait une porte
d'eau. Le plafond rocheux descendait tout près de la surface, et une
herse pouvait en être abaissée jusqu'au lit de la rivière,
pour empêcher quiconque d'entrer ou de sortir par là. Mais cette
herse était souvent levée, car il y avait beaucoup de va-et-vient
par cette ouverture. Entrant de cette façon, on se serait trouvé
dans un tunnel sombre et raboteux qui menait profondément au cœur de
la montagne ; mais en un certain point où il passait sous les
cavernes, la voûte avait été entaillée pour faire
place à de grandes trappes de chêne. Celles-ci ouvraient vers le
haut dans les caves du roi. Là, étaient entassés des
tonneaux en grande quantité ; car les Elfes de la Forêt, et
surtout leur roi, appréciaient beaucoup le vin, bien qu'il n'y eût
pas de vigne dans cette région. On apportait le vin et d'autres
marchandises de très loin, de chez les parents du Sud ou des vignes des
Hommes dans les terres lointaines.
Caché derrière l'un
des plus grands tonneaux, Bilbo découvrit les trappes et leur usage et,
restant tapi là à écouter la conversation des serviteurs du
roi, il apprit comment le vin et les autres marchandises arrivaient en remontant
la rivière ou par terre jusqu'au Long Lac. Il semblait qu'il se
trouvât encore là une ville des Hommes, prospère,
édifiée sur des ponts qui s'avançaient loin dans l'eau
comme protection contre les ennemis de toutes sortes et spécialement
contre le dragon de la Montagne. De la Ville du Lac, on amenait les tonneaux en
remontant la Rivière de la Forêt. Souvent, ils étaient
simplement attachés ensemble comme de grands radeaux et conduits à
la perche ou à la rame ; parfois, on les chargeait sur des bateaux
plats.
Quand les tonneaux étaient vides, les elfes les
jetaient par les trappes, ouvraient la grille, et les tonneaux s'en allaient
flotter en dansant sur la rivière jusqu'à ce qu'ils fussent
entraînés par le courant à un endroit situé
très loin en aval, où la rive formait une saillie, à
l'orée même de Mirkwood vers l'est. Là, on les rassemblait,
on les attachait ensemble et on les flottait en retour jusqu'à la Ville
du Lac, qui se trouvait tout près de l'endroit où la
Rivière de la Forêt se jetait dans le Long Lac.
Bilbo
resta quelque temps assis là à réfléchir sur cette
porte d'eau, se demandant si elle était utilisable pour l'évasion
de ses amis et, enfin, lui vinrent les éléments d'un plan
désespéré.
Le repas du soir avait
été apporté aux prisonniers. Les gardes s'en allaient d'un
pas lourd dans les passages, emportant avec eux les torches et laissant tout
dans les ténèbres. Bilbo entendit alors l'échanson du roi
dire bonsoir au chef des gardes.
- Venez donc avec moi
goûter le nouveau vin qui vient de rentrer, dit-il. Je vais avoir fort
à faire ce soir pour retirer les fûts vides des caves ; aussi,
prenons d'abord un verre pour faciliter le
travail.
- Très bien, dit le chef des gardes, riant. Je
vais goûter le vin avec vous pour voir s'il convient à la table du
roi. Il y a festin ce soir et il ne faudrait pas y envoyer de la
bibine !
En entendant cela, Bilbo fut tout en émoi, car
il voyait que la chance était avec lui et qu'il avait une occasion
immédiate d'essayer son plan désespéré. Il suivit
les deux elfes jusqu'à leur entrée dans une petite cave, où
ils s'assirent à une table sur laquelle se trouvaient deux grands pots.
Ils se mirent bientôt à boire et à rire joyeusement. Une
chance peu ordinaire servit alors Bilbo. Il fallait un vin bien fort pour donner
sommeil à un elfe de la forêt ; mais ce vin-là
était, semble-t-il, du cru capiteux des grands jardins de Dorwinion, qui
n'était pas destiné aux soldats et aux serviteurs, mais
réservé aux seuls festins du roi ; il était
généralement servi dans des coupes plus petites que les grands
pots de l'échanson.
Le chef des gardes ne tarda pas à
dodeliner de la tête ; puis, il la posa sur la table et tomba dans un
profond sommeil. L'échanson continua un moment à parler et
à rire tout seul, sans paraître s'en apercevoir ; mais
bientôt, sa tête aussi s'inclina sur la table, et il s'endormit en
ronflant à côté de son ami. Le hobbit entra alors en
catimini. Le chef des gardes fut bien vite soulagé de ses clefs, et Bilbo
trotta aussi vite qu'il le pouvait le long des passages menant aux cellules. Le
grand trousseau lui paraissait très lourd et il avait souvent une peur
bleue en dépit de son anneau, car il ne pouvait empêcher les clefs
de faire à chaque instant un grand cliquetis qui le jetait dans les
transes.
Il ouvrit d'abord la porte de Balïn et il la referma
avec soin à clef, aussitôt que le nain fut dehors. Balïn fut
extrêmement surpris, comme vous le pouvez imaginer ; mais tout
heureux qu'il était de sortir de son ingrate petite chambre de pierre, il
voulait s'arrêter pour poser des questions, savoir ce que Bilbo comptait
faire, et tout.
- On n'a pas le temps maintenant ! dit le
hobbit. Suivez-moi simplement ! Nous devons rester tous ensemble et ne pas
courir le risque d'être séparés. Il faut nous évader
tous ou pas un seul et c'est notre dernière chance. Si on découvre
ceci, Dieu sait où le roi vous fourrera ensuite, chaînes aux mains
et aux pieds aussi, je pense. Ne discutez pas, vous serez
gentil !
Puis il alla de porte en porte, jusqu'à ce que
sa suite fût au nombre de douze - dont aucun n'était
très alerte, vu les ténèbres et leur long emprisonnement.
Le cœur de Bilbo battait la chamade chaque fois que l'un d'entre eux se
cognait à son voisin, grognait ou murmurait dans
l'obscurité : « La peste soit de ce vacarme de
nains ! » se disait-il.
Mais tout alla bien, et ils ne
rencontrèrent pas de gardes. En fait, il y avait ce soir-là dans
la forêt et dans les salles d'en dessus un grand festin d'automne. Presque
tous les gens du roi étaient en pleines
réjouissances.
Enfin, après beaucoup de
tâtonnements, ils arrivèrent à la cellule de Thorïn,
située en un endroit très profond et, par bonheur, proche des
caves.
- Ma parole ! dit Thorïn, quand Bilbo lui
murmura de sortir pour rejoindre ses amis, Gandalf a dit vrai comme à son
ordinaire ! Vous faites, le moment venu, un bien bon cambrioleur, à
ce qu'il paraît. Assurément, nous sommes tous à jamais
à votre service, quoi qu'il advienne désormais. Mais qu'est-ce qui
va se passer maintenant ?
Bilbo vit qu'il était temps
d'exposer son idée, dans la mesure où il le pouvait ; mais il
n'était pas du tout assuré de ce qu'en penseraient les nains. Ces
craintes étaient parfaitement justifiées, car ils
commencèrent à grommeler à voix haute en dépit du
danger qui les menaçait.
- On va être tout meurtris
et mis en compote, ou même noyés, c'est sûr !
grognaient-ils. Nous pensions que vous aviez une idée raisonnable, quand
vous avez trouvé moyen de vous emparer des clefs. Ceci est
fou !
- Bon, bon ! répliqua Bilbo, très
découragé et aussi assez ennuyé. Regagnez donc vos
agréables cellules, et je vous enfermerai tous derechef ; vous
pourrez alors vous y installer confortablement pour réfléchir
à un meilleur plan - mais je ne pense pas pouvoir jamais remettre la
main sur les clefs, me sentirais-je même l'envie
d'essayer.
C'en était trop pour eux et ils se
calmèrent. En fin de compte, ils, durent naturellement faire exactement
ce que suggérait Bilbo, puisqu'il leur était manifestement
impossible de tenter de trouver le chemin des salles supérieures ou de se
frayer en combattant une sortie par des portes qui se fermaient par magie ;
et il était vain de grogner dans les passages avant d'être repris.
Aussi, se glissèrent-ils à la suite du hobbit dans les caves les
plus profondes. Ils passèrent devant une porte par laquelle on pouvait
voir le garde et l'échanson ronflant tout leur soûl, un sourire sur
la figure. Le vin de Dorwinion suscite des rêves profonds et
agréables. Le visage du chef des gardes revêtirait une expression
différente le lendemain, en dépit de l'attention de Bilbo qui,
avant de poursuivre son chemin, se glissa dans la cave et remit les clefs
à la ceinture du dormeur.
- Cela lui épargnera un
peu des ennuis qui l'attendent, se dit M. Baggins. Il n'était pas mauvais
bougre et il traitait bien les prisonniers. Ils n'y comprendront rien non plus.
Ils vont penser que nous possédions un charme très puissant pour
passer par toutes ces portes fermées à clef et disparaître.
Disparaître ! Il faut que nous nous activions sans tarder, si cela
doit se faire !
Balïn fut désigné pour
surveiller le garde et l'échanson et donner l'alerte s'ils bougeaient.
Les autres se rendirent dans la cave voisine, où se trouvaient les
trappes. Il n'y avait pas de temps à perdre. Des elfes avaient
reçu l'ordre, Bilbo le savait, de descendre avant peu pour aider
l'échanson à faire passer les tonneaux vides par les abattants
dans la rivière. Ces tonneaux étaient en fait déjà
alignés au centre du sol, attendant d'être poussés. Une
partie était des fûts à vin, guère utilisables, vu la
difficulté d'en ouvrir le fond sans faire grand bruit ; et il
n'était pas aisé non plus de les réassujettir. Mais il y en
avait plusieurs autres qui avaient servi à apporter au palais du roi
d'autres marchandises : beurre, pommes et toutes sortes de
choses.
Ils en eurent bientôt trouvé treize assez grands
pour contenir chacun un nain. Certains étaient même trop spacieux
et, en y grimpant, les nains pensèrent avec inquiétude aux
secousses et aux heurts qu'ils recevraient à l'intérieur, bien que
Bilbo fit de son mieux pour trouver de la paille et d'autres matériaux
pour les emballer aussi confortablement qu'il se pouvait en aussi peu de temps.
Finalement, douze nains furent installés
- Thorïn
avait donné beaucoup de souci ; il se tournait et se tortillait dans
son tonneau, grognant comme un gros chien dans une petite niche ; tandis
que Balïn, dernier venu, faisait beaucoup d'histoires à propos de
ses prises d'air et prétendait étouffer avant même que son
couvercle ne fût assujetti. Bilbo avait fait tout ce qu'il pouvait pour
calfater les trous existant dans les côtés des tonneaux et pour
fixer les couvercles aussi sûrement que possible, et maintenant il restait
de nouveau tout seul à courir de tous côtés pour mettre la
dernière main à l'emballage, espérant contre toute
espérance la réussite de son plan.
Il était
grand temps. Une ou deux minutes à peine après que le couvercle de
Balïn eût été fixé, vinrent un son de voix et la
lueur tremblante de torches. Plusieurs elfes entrèrent dans les caves,
riant, bavardant et chantant des bribes de chansons. Ils avaient quitté
un joyeux festin dans une des salles et ils étaient bien
décidés à y retourner aussitôt que
possible.
- Où est ce vieux Galion,
l'échanson ? dit l'un. Je ne l'ai pas vu aux tables, ce soir. Il
devrait être ici à présent pour nous montrer ce qu'il y a
à faire.
- Je vais me fâcher si le vieux clampin
est en retard, dit un autre. Je n'ai aucune envie de perdre du temps ici en bas
tandis que les chansons vont bon train
là-haut !
- Ha, ha ! cria quelqu'un. Voici le
vieux coquin, la tête sur une cruche ! Il a fait sa petite bombance
à part avec son ami le capitaine.
- Secoue-le !
Réveille-le ! s'écrièrent les autres avec
impatience.
Galion ne goûta aucunement d'être
secoué ou réveillé et encore bien moins d'être
moqué.
- Vous êtes tous en retard, grommela-t-il.
Je suis là à vous attendre depuis je ne sais combien de temps,
tandis que vous autres vous buvez et vous égayez, oubliant votre
tâche. Il n'y a rien d'étonnant à ce que je m'endorme de
lassitude !
- Rien d'étonnant, quand l'explication
se trouve à portée dans un pot ! firent-ils. Allons,
faites-nous goûter votre soporifique avant que nous ne nous mettions au
travail ! Inutile de réveiller le porte-clefs, là-bas. Il a
eu sa part, à le voir.
Ils burent alors une tournée et
devinrent tout d'un coup fort gais. Mais ils ne perdirent pas tout à fait
la tête.
- Dieu nous garde, Galion !
s'écrièrent certains. Vous avez fait bombance bien tôt et
vous vous êtes brouillé l'esprit ! Vous avez mis ici des
tonneaux pleins au lieu des vides, si on peut se fier au
poids.
- Faites donc votre travail ! gronda
l'échanson. La sensation de poids ne signifie rien dans les bras d'un
ivrogne paresseux. Ce sont ces tonneaux-là qui doivent partir et nul
autre. Faites ce que je vous dis !
- Bon, bon,
répondirent-ils, tout en faisant rouler les tonneaux vers l'ouverture.
Que cela retombe sur vous si les tonneaux pleins du beurre du roi et de son
meilleur vin sont jetés à la rivière pour que les Hommes du
Lac s'en régalent gratis !
Roulez -
roulez - roulez,
roulez, roulez - tout roulants par le trou
!
Oh hisse ! Plouf et floc !
Les voilà en bas, les
voilà qui rebondissent !
Ainsi chantèrent-ils tandis que,
l'un après l'autre, les tonneaux s'ébranlaient vers la noire
ouverture et étaient poussés dans l'eau froide à quelques
pieds en dessous. Certains fûts étaient réellement
vides ; d'autres contenaient chacun un nain soigneusement
empaqueté ; mais ils descendirent tous de même, un à
un, avec maints chocs et heurts, résonnant sur ceux qui étaient
déjà en bas, se cognant les uns les autres, avant de partir en
dansant dans le courant.
Ce fut juste à ce moment que Bilbo
découvrit soudain le point faible de son plan. Vous l'avez très
probablement vu depuis quelque temps déjà et vous avez dû
vous rire de lui ; mais je ne pense pas que vous auriez fait à
moitié aussi bien à sa place. Evidemment, il ne se trouvait pas
lui-même dans un tonneau et il n'y avait personne pour l'y emballer,
même si l'occasion s'en était présentée ! Selon
toute apparence, il allait cette fois perdre ses amis (ils avaient
déjà presque tous disparu par la sombre trappe) et rester
terriblement seul, obligé de se tenir à jamais caché,
cambrioleur permanent, dans les cavernes des elfes. Car, eût-il même
pu s'échapper tout de suite par les portes d'en haut, il aurait bien peu
de chances de jamais retrouver les nains. Il ne connaissait pas le chemin par
terre du lieu de rassemblement des tonneaux. Il se demandait ce qui allait bien
pouvoir arriver aux nains sans lui ; car il n'avait pas eu le temps de leur
dire tout ce qu'il avait appris, ni ce qu'il avait l'intention de faire une fois
qu'ils seraient sortis de la forêt.
Tandis que ces
pensées lui passaient par la tête, les elfes, très gais,
commencèrent à chanter une chanson alentour de la porte d'eau.
Certains avaient déjà été haler sur les cordes qui
relevaient la herse, de façon à laisser passer les tonneaux
aussitôt qu'ils seraient tous à flot en dessous.
Au
long de la rivière noire et rapide,
Retournez aux terres que vous
connûtes un jour !
Quittez les salles et les cavernes
profondes,
Quittez les monts escarpés du Nord,
Ou la
forêt vaste et obscure
Descend dans l'ombre grise et lugubre !
Flottez au delà du monde des arbres
Dans la brise murmurante,
Par-delà les joncs, par-delà les roseaux,
Par-delà
les herbes ondoyantes du marais,
Au travers de la brume qui
s'élève blanche
Du lac et de l'étang la nuit !
Suivez, suivez les étoiles qui montent
Dans les cieux froids et
escarpés ;
Tournez-vous, quand l'aurore s'étendra sur la
terre,
Sur les rapides, sur les sables,
Vers le sud et vers le
sud !
Cherchez le soleil et le jour
De nouveau vers les
pâturages, de nouveau vers les prairies
Ou se nourrissent les
vaches et les bœufs !
De nouveau vers les jardins sur les
collines,
Où les baies se gonflent et s'emplissent
Sous
le soleil, sous le jour !
Vers le sud ! et vers le sud !
Au long
de la rivière noire et rapide
Retournez aux terres que vous
connûtes un jour !
Et maintenant, on roulait le dernier tonneau
vers la trappe ! En désespoir de cause et ne sachant que faire
d'autre, Bilbo s'y accrocha et il fut poussé avec lui par-dessus bord. Il
tomba, floc ! dans l'eau, l'eau froide et noire, le tonneau par-dessus
lui.
Il revint à la surface, crachant, agrippé au bois
comme un rat ; mais malgré tous ses efforts, il ne put grimper sur
le tonneau. A toutes ses tentatives, celui-ci roulait sur lui-même et le
replongeait sous lui. Il était réellement vide et flottait,
léger comme un bouchon. Bien que ses oreilles fussent remplies d'eau, le
hobbit entendait les elfes chanter dans la cave au-dessus de lui. Puis, tout
à coup, les abattants retombèrent avec un bruit retentissant, et
les voix s'évanouirent. Il était dans le tunnel noir, flottant
dans une eau glaciale, tout seul - car on ne saurait tenir compte d'amis
empaquetés dans des tonneaux.
Très bientôt, une
tache grise se dessina devant lui dans les ténèbres. Il entendit
le grincement de la herse qu'on levait, et il se trouva au milieu d'une masse
dansante de barils et de tonneaux qui s'entrechoquaient en se serrant pour
passer sous l'arche et gagner la rivière libre. Il eut fort à
faire pour éviter d'être écrasé et mis en
pièces ; mais enfin, la masse bousculante commença à
se disperser et de partir tonneau par tonneau, en oscillant sous la voûte
de pierre. Il vit alors qu'il eût été vain, même s'il
l'avait pu, de grimper sur son tonneau, car il n'y avait pas d'espace libre,
fût-ce 'pour un hobbit, entre le sommet et la voûte qui s'abaissait
soudain à l'endroit de la porte.
Les voilà donc sortis
sous les branches surplombantes des arbres de l'une et l'autre rives. Bilbo se
demandait ce que les nains pouvaient penser et s'il pénétrait
beaucoup d'eau dans leurs tonneaux. Quelques-uns de ceux qui dansaient à
côté de lui dans l'obscurité lui paraissaient flotter assez
bas, et il devina que c'étaient ceux qui contenaient des nains.
« Ah, que j'espère avoir assujetti les couvercles assez
serré ! » se dit-il.
Mais avant peu, il eut
trop à se préoccuper de lui-même pour penser aux nains. Il
s'arrangeait pour tenir la tête hors de l'eau, mais il frissonnait de
froid ; il se demanda s'il allait en mourir avant que la fortune ne
tournât, combien de temps il serait capable de se cramponner et s'il
devait courir la chance de lâcher prise pour essayer de gagner la rive
à la nage.
La fortune ne tarda toutefois pas à changer,
en effet : le courant tournoyant amena en un certain point plusieurs
tonneaux tout contre le bord, et ils restèrent immobilisés
là par quelque racine cachée. Bilbo profita alors de ce que son
tonneau était maintenu par un autre pour y grimper. Il l'escalada comme
un rat noyé et se tint étalé sur le dessus pour conserver
tant bien que mal l'équilibre. Le vent était froid, mais meilleur
tout de même que l'eau, et il espéra ne pas retomber en roulant
quand ils s'en iraient de nouveau.
Bientôt les tonneaux se
dégagèrent et partirent en tournoyant dans la rivière
jusqu'au courant principal. Il eut alors toute la difficulté qu'il avait
crainte à se tenir accroché ; mais il y parvint plus ou
moins, bien que sa position fût affreusement inconfortable. Il
était heureusement très léger ; le tonneau
était un bon gros tonneau et, comme il n'était pas tout à
fait étanche, il avait pris une petite quantité d'eau. Ce n'en
était pas moins comme d'essayer de monter sans bride ni étriers un
poney ventru qui n'aurait pensé qu'à se rouler dans
l'herbe.
M. Baggins finit par atteindre ainsi un endroit où
les arbres se faisaient moins drus de part et d'autre. Il pouvait voir au
travers le ciel plus pâle. La sombre rivière s'ouvrit soudain
largement et là, elle rejoignait le flot principal de la Rivière
de la Forêt qui descendait en un cours rapide des grandes portes du roi.
Il y eut une nappe d'eau sombre qui n'était plus obscurcie par tes
branches, et sur la surface coulante de laquelle dansaient les reflets
irréguliers de nuages et d'étoiles. Puis les eaux tumultueuses de
la Rivière de la Forêt emportèrent toute la troupe de
tonneaux et de barils vers la rive nord, dans laquelle elles avaient
creusé une large baie. Celle-ci avait une plage de galets sous des berges
en encorbellement et elle était bornée à l'est par un petit
cap de roc dur. La plupart des tonneaux s'échouèrent sur la plage,
bien que quelques-uns allassent se heurter sur l'avancée
rocheuse.
Il y avait des gens aux aguets sur la rive, ils
rassemblèrent rapidement tous les tonneaux en les poussant avec des
perches sur les hauts fonds ; après les avoir comptés, ils
les lièrent ensemble et les laissèrent là jusqu'au matin.
Les pauvres nains ! Bilbo n'était pas en trop mauvaise posture
à présent. Il glissa à bas de son tonneau et pataugea
jusqu'à la terre ferme ; puis il s'avança furtivement vers
des huttes qu'il voyait au bord de l'eau, Il ne réfléchissait plus
par deux fois avant de profiter sans invitation d'un souper quand il se
présentait, tant il y était maint habitué et il savait trop
bien ce que c'était que d'avoir vraiment faim, et non pas de
s'intéresser par pure politesse aux friandises d'un garde-manger bien
garni. Il avait aussi aperçu un feu parmi les arbres, et cela lui
convenait assez avec ses vêtements trempés et
dépenaillés qui lui collaient, froids et gluants, au
corps.
Il serait superflu de nous étendre sur ses aventures de
cette nuit-là, car nous touchons maintenant à la fin du voyage
vers l'est pour arriver à la dernière et la plus grande aventure,
et nous devons nous hâter de poursuivre notre récit. Naturellement,
avec l'aide de son anneau magique, il se débrouilla très bien au
début, mais il fut trahi en fin de compte par ses pas humides et par la
traînée de dégouttures qu'il laissait partout où il
allait et où il s'asseyait ; sans compter qu'il commença
d'être enchifrené et que, chaque fois qu'il essayait de se cacher,
il était découvert par les terribles explosions de ses
éternuements réprimés, Il y eut bientôt un bel
émoi dans le village voisin de la rive ; mais Bilbo s'échappa
dans les bois, emportant une miche, une outre de vin et un pâté qui
ne lui appartenaient pas. Il dut passer le restant de la nuit tout
mouillé, loin de tout feu ; mais l'outre l'aida à passer ce
dur moment et il s'assoupit même un peu sur des feuilles sèches,
bien que l'année fût assez avancée et l'air
froid.
Il se réveilla sur un éternuement
particulièrement bruyant. C'était déjà l'aube et il
y avait un joyeux tapage près de la rivière. On confectionnait un
radeau de tonneaux, que les elfes nautoniers conduiraient bientôt par la
rivière jusqu'à Lacville. Bilbo éternua de nouveau. Il ne
dégouttait plus, mais il avait froid partout. Il descendit aussi vite que
ses jambes engourdies voulaient bien le porter, et il trouva moyen de monter
juste à temps sur la masse de tonneaux sans se faire remarquer, dans
l'affairement général. Il n'y avait heureusement pas de soleil
à ce moment pour projeter une ombre malencontreuse et, par bonheur, il
n'éternua plus pendant un bon moment.
Il y eut un puissant
maniement de perches. Les elfes qui se tenaient dans l'eau du haut fond
soulevèrent et repoussèrent le radeau. Les tonneaux, maintenant
tous réunis, s'agitèrent en
grinçant..
- C'est un lourd chargement !
grognèrent certains. Ils enfoncent trop ; il en est qui ne sont
certainement pas vides. S'ils s'étaient échoués de jour, on
aurait pu jeter un coup d'œil à l'intérieur,
ajoutèrent-ils.
- Pas le temps maintenant ! cria le
flotteur du radeau. Poussez !
Et ils finirent par partir,
lentement d'abord, jusqu'à ce qu'ils eussent dépassé la
pointe de rocher où d'autres elfes étaient postés pour les
repousser avec des perches, puis de plus en plus vite à mesure qu'ils
attrapaient le courant principal, et ils s'en allèrent, naviguant vers le
Lac.
Ils s'étaient évadés des geôles du
roi et ils avaient traversé la forêt, mais étaient-ils
vivants ou morts, voilà qui reste à voir.
A mesure qu'ils descendaient au fil de l'eau, le jour se faisait plus clair
et plus chaud. Après un moment, la rivière contourna un haut
contrefort qui descendait sur leur gauche. Le courant le plus profond avait en
bouillonnant battu et taillé le pied rocheux, créant une falaise
intérieure. Soudain, l'à-pic s'affaissa. Les bords
s'enfoncèrent. Les arbres disparurent. Bilbo se trouva alors devant un
étonnant spectacle.
Les terres s'ouvraient tout autour de lui,
emplies des eaux de la rivière, qui se divisait pour serpenter en cent
cours vagabonds ou s'arrêter dans des marais et des étangs
pointillés d'îles de tous côtés ; mais un fort
courant continuait cependant de couler au milieu. Et, dans le lointain, son
sommet sombre pointant à travers un nuage déchiré, se
dessinait la Montagne ! Ses voisines les plus proches vers le nord-est et
l'étendue bouleversée qui la reliait à elles étaient
invisibles. Elle se dressait seule et regardait la forêt par-dessus les
marais. La Montagne Solitaire ! Bilbo était venu de loin et il
était passé par bien des aventures pour la voir et, maintenant
qu'il la voyait, il n'en aimait pas du tout l'aspect.
En
écoutant les propos des flotteurs et en rassemblant les bribes
d'information qu'ils laissaient tomber, il se rendit bientôt compte qu'il
avait eu beaucoup de chance de pouvoir seulement la voir, même de cette
distance. Si morne qu'eût été son emprisonnement et si
désagréable que fût encore sa position (pour ne rien dire
des pauvres nains qui se trouvaient sous lui), il avait été plus
heureux qu'il ne le pensait. La conversation roulait entièrement sur le
trafic qui allait et venait sur le cours d'eau et sur l'accroissement de la
circulation sur la rivière, à mesure que les routes de l'est
à Mirkwood disparaissaient ou étaient à l'abandon ; et
sur les querelles entre les Hommes du Lac et les Elfes de la Forêt au
sujet de l'entretien de la Rivière de la Forêt et des soins
à apporter aux berges. Ces régions avaient beaucoup changé
depuis l'époque où les nains résidaient dans la Montagne,
époque dont la plupart des gens ne se souvenaient plus que sous la forme
d'une très vague tradition. Elles avaient encore changé dans les
années récentes et depuis les dernières nouvelles qu'en
avait eues Gandalf. De grandes crues et des pluies diluviennes avaient
gonflé les eaux qui coulaient vers l'est ; il y avait eu aussi un ou
deux tremblements de terre (que d'aucuns attribuèrent au dragon -
accompagnant leur évocation d'une malédiction et d'un sinistre
signe de tête en direction de la Montagne). Les marais et les
fondrières s'étaient étendus de plus en plus largement de
part et d'autre. Les sentiers avaient disparu, de même que maints
cavaliers et voyageurs qui avaient tenté de retrouver les chemins pour
traverser. La route des elfes à travers la forêt, que les nains
avaient suivie sur les conseils de Beorn, arrivait maintenant à une fin
certaine et peu usitée à l'orée orientale de la
forêt ; seule, la rivière offrait encore un moyen sûr
pour se rendre au nord, des lisières de Mirkwood, aux plaines
dominées par la Montagne qui s'étendaient au delà, et la
rivière était gardée par le roi des Elfes de la
Forêt.
On voit donc que Bilbo était finalement
arrivé par la seule voie possible. C'eût peut-être
été un réconfort pour M. Baggins, frissonnant sur les
tonneaux, de savoir que des informations à ce sujet étaient
parvenues jusqu'à Gandalf, lui causant une grande inquiétude, et
que, en fait, il terminait une autre affaire (qui n'entre pas dans le cadre de
ce récit) avant de se mettre à la recherche de Thorïn et Cie.
Mais Bilbo l'ignorait.
Tout ce qu'il savait, c'était que la
rivière paraissait poursuivre son chemin jusqu'à l'infini, qu'il
avait faim, qu'il avait un vilain rhume dans le nez et qu'il n'aimait pas la
façon dont la Montagne semblait lui faire grise mine et le menacer
à mesure qu'elle approchait. Après un moment, toutefois, la
rivière se dirigea plus au sud, la Montagne s'éloigna de nouveau
et, enfin, tard dans la journée, les rives devinrent rocheuses, la
rivière rassembla toutes ses eaux vagabondes en un seul cours profond et
rapide, et ils avancèrent à vive allure.
Le soleil
s'était couché quand, effectuant un nouveau virage vers l'est, la
Rivière de la Forêt se précipita dans le Long Lac.
Là, elle avait une large embouchure, bornée de part et d'autre par
des rochers escarpés, au pied desquels s'amoncelaient des galets. Le Long
Lac ! Bilbo n'aurait jamais imaginé qu'une étendue d'eau
autre que la mer pût paraître aussi vaste. Elle était si
ample que les rives opposées semblaient toutes petites et lointaines,
mais si longue que l'on ne pouvait aucunement voir son extrémité
nord, tournée vers la Montagne. Ce n'était que d'après la
carte que Bilbo savait que, tout là-haut, où scintillaient
déjà les étoiles de la Grande Ourse, la Rivière
Courante descendait de Dale dans le lac et, jointe à la Rivière de
la Forêt, emplissait d'eaux abondantes ce qui avait dû être
jadis une grande et profonde vallée rocheuse. A l'extrémité
sud, les eaux doublées se déversaient de nouveau en hautes
cataractes pour fuir précipitamment vers des terres inconnues. Dans le
silence du soir, le bruit des chutes résonnait comme un lointain
grondement.
Non loin de l'embouchure de la Rivière de la
Forêt, se trouvait l'étrange ville dont il avait entendu les elfes
parler dans les caves du roi. Elle n'était pas bâtie sur la rive,
bien qu'il y eût là quelques huttes et constructions, mais en plein
lac, où elle était protégée des remous de la
rivière affluente par un promontoire de rocher qui formait une baie
calme. Un grand pont de bois s'avançait vers l'endroit où, sur des
pilotis faits d'arbres de la forêt, était construite une active
ville de bois ; non pas une ville d'elfes, mais d'Hommes qui osaient encore
habiter là dans l'ombre de la lointaine montagne du dragon. Ils vivaient
toujours du commerce qui se faisait en remontant la grande rivière du Sud
jusqu'aux chutes, où le transport jusqu'à leur ville était
effectué par roulage ; mais à la grande époque de
jadis, quand Dale, dans le Nord, était riche et prospère, ils
avaient été opulents et puissants ; leurs eaux étaient
peuplées de flottes de bateaux, dont certains étaient emplis d'or
et d'autres de guerriers en armures ; et il y avait des guerres et des
hauts faits qui n'étaient plus à présent que
légendes. Quand les eaux baissaient en période de
sécheresse, on pouvait encore voir le long des rives les piliers
pourrissant d'une ville naguère plus grande.
Mais les hommes
se souvenaient peu de tout cela, encore que certains chantassent encore de
vieilles chansons sur les rois-nains de la Montagne, Thror et Thraïn de la
race de Durïn, sur la venue du Dragon et sur la chute des seigneurs de
Dale. D'autres chantaient aussi que Thror et Thraïn reviendraient un jour,
que l'or coulerait dans les rivières par les portes de la montagne et que
tout ce pays retentirait de nouveaux chants et de nouveaux rires. Mais cette
aimable légende n'affectait guère leur vie de tous les
jours.
Aussitôt que le radeau de barriques fut en vue, des
embarcations se détachèrent des pilotis de la ville, et des voix
hélèrent les flotteurs. Puis des cordes furent jetées, des
rames tirées, et bientôt, le radeau fut sorti du courant de la
Rivière de la Forêt et remorqué de l'autre côté
du haut promontoire dans la petite baie de Lacville. Là, on l'amarra non
loin de l'extrémité du grand pont la plus proche de la rive. Des
hommes viendraient bientôt du sud pour emporter quelques-uns des tonneaux,
tandis qu'ils rempliraient les autres de marchandises destinées à
être rapportées par la rivière à la demeure des Elfes
de la Forêt. En attendant, les tonneaux furent laissés à
flot, pendant que les elfes du radeau et les bateliers allaient faire bombance
à Lacville.
Ceux-ci auraient été bien
étonnés s'ils avaient pu voir ce qui se passa près de la
rive après leur départ, quand tombèrent les ombres de la
nuit. Tout d'abord, Bilbo coupa les cordes qui retenaient l'un des tonneaux,
qu'il poussa sur le bord et ouvrit. Des gémissements
s'élevèrent de l'intérieur, et en sortit un nain
extrêmement chagrin. Sa barbe crottée était parsemée
de paille humide ; il était tellement endolori et ankylosé,
tellement meurtri et contusionné qu'il pouvait à peine tenir
debout ou avancer en trébuchant dans l'eau peu profonde pour
s'étendre en gémissant sur la rive. II avait l'aspect sauvage et
affamé d'un chien que l'on aurait oublié à la chaîne
une semaine entière dans un chenil. C'était Thorïn, mais on
ne le reconnaissait qu'à sa chaîne d'or et à la couleur de
son capuchon bleu ciel, maintenant sale et en lambeaux, avec son gland d'argent.
Il lui fallut quelque temps pour marquer la moindre politesse envers le
hobbit.
- Alors, êtes-vous vivant ou mort ? demanda
Bilbo, d'un ton tout à fait fâché. (Peut-être avait-il
oublié qu'il avait eu au moins un bon repas de plus que les nains et
aussi l'usage de ses bras et jambes, sans parler d'une plus grande ration
d'air.) Etes-vous toujours en prison ou libre ? Si vous voulez de la
nourriture et si vous voulez poursuivre cette stupide aventure - c'est la
vôtre, après tout, et non la mienne -, vous feriez mieux de
vous claquer les bras et de vous masser les jambes pour m'aider à
délivrer les autres pendant que c'est encore
possible !
Thorïn vit la justesse de cette observation,
bien sûr ; aussi, après avoir poussé encore quelques
gémissements, il se leva et aida le hobbit de son mieux. Dans
l'obscurité, barbotant dans l'eau froide, ce leur fut une tâche
difficile et très ingrate que de trouver quels étaient les bons
tonneaux. Les coups à l'extérieur et les appels ne
révélèrent que six nains en état de répondre.
Ceux-ci furent déballés et conduits jusqu'à la terre,
où ils s'assirent ou restèrent étendus, marmonnant et
gémissant ; ils étaient tellement trempés, meurtris et
ankylosés qu'ils se rendirent à peine compte de leur
délivrance et qu'ils n'en manifestèrent pas la reconnaissance qui
se devait.
Dwalïn et Balïn étaient parmi les plus
malheureux, et il était vain de leur demander de l'aide. Bifur et Bofur
avaient été moins bousculés et ils étaient plus
secs, mais ils restèrent couchés sans vouloir rien faire. Fili et
Kili, toutefois, qui étaient jeunes (pour des nains) et qui avaient aussi
été mieux emballés avec une abondance de paille dans des
barils plus petits, en sortirent plus ou moins souriants avec seulement une ou
deux contusions et une raideur qui ne tarda pas à
disparaître.
- J'espère ne plus jamais sentir
l'odeur des pommes ! dit Fili. Mon tonneau en était saturé.
Sentir sans cesse les pommes quand on peut à peine bouger, qu'on a froid
et qu'on est malade de faim, il y a de quoi vous rendre fou. Je pourrais
à présent manger pendant des heures d'affilée n'importe
quoi de ce qui se trouve dans le vaste monde - mais certainement pas la
moindre pomme !
Avec l'aide empressée de Fili et de Kili,
Thorïn et Bilbo finirent par découvrir et sortir le reste de la
compagnie. Le pauvre gros Bombur était endormi ou inanimé ;
Dori, Nori, Ori, Oïn et Gloïn étaient tout imbibés d'eau
et ne paraissaient qu'à demi vivants ; il fallut les porter tous un
à un et les étendre impuissants sur la rive.
- Eh
bien, nous voici donc ici ! dit Thorïn. Et nous devons en rendre
grâce à nos étoiles et à M. Baggins, je suppose. Il y
a bien droit, encore que j'eusse préféré un voyage plus
confortable. Enfin . . . Nous sommes tous tout à votre
service, une fois de plus, monsieur Baggins. Nul doute que nous
n'éprouvions la reconnaissance qui convient, dès que nous serons
nourris et remis. En attendant, qu'allons-nous faire
maintenant ?
- Je propose Lacville, dit Bilbo. Quelle autre
solution y a-t-il ?
On ne put rien suggérer d'autre,
naturellement ; aussi, laissant le reste de la compagnie, Thorïn,
Fili, Kili et le hobbit allèrent le long de la rive jusqu'au grand pont.
Des factionnaires étaient postés à l'entrée, mais
ils ne montaient pas une garde très attentive, tant il y avait longtemps
qu'aucun besoin réel ne s'en était manifesté. A part
quelques altercations de temps à autre au sujet de péages pour le
passage sur la rivière, ils étaient amis avec les Elfes de la
Forêt. Les autres gens étaient très
éloignés ; d'autre part, certains des jeunes habitants de la
ville doutaient ouvertement de l'existence d'un dragon dans la montagne, et ils
se moquaient des vieilles barbes et des bonnes femmes qui disaient l'avoir vu
voler dans le ciel, du temps de leur jeunesse. Dans ces conditions, il n'est
point surprenant que les gardes fussent en train de boire et de s'égayer
près du feu dans leur cabane, et qu'ils n'eussent pas entendu le bruit du
déballage des nains ni les pas des quatre éclaireurs. Leur
étonnement fut énorme quand Thorïn Oakenshield parut sur le
pas de la porte.
- Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
crièrent-ils, se dressant brusquement et cherchant à tâtons
leurs armes.
- Thorïn, fils de Thraïn, fils de Thror,
Roi sous la Montagne ! dit le nain d'une voix forte. (Et il paraissait bien
Roi, en dépit de ses vêtements déchirés et de son
capuchon crotté. L'or étincelait à son cou et sur sa
poitrine ; ses yeux étaient sombres et profonds.) Je suis revenu. Je
désire voir le Maître de votre ville !
Il y eut
alors une formidable agitation. Quelques-uns parmi les plus sots sortirent
précipitamment de la hutte comme s'ils s'attendaient que la Montagne se
fit dorée dans la nuit et que toutes les eaux du lac devinssent jaunes
tout de go. Le capitaine des gardes s'avança.
- Et qui
sont ceux-ci ? demanda-t-il, désignant Fili, Kili et
Bilbo.
- Les fils de la fille de mon père,
répondit Thorïn, Fili et Kili de la race de Durïn, et M.
Baggins, qui nous a accompagnés dans notre voyage à partir de
l'ouest.
- Si vous venez avec des intentions pacifiques,
déposez vos armes ! dit le capitaine.
- Nous n'en
avons point, dit Thorïn. (Et c'était bien vrai : les Elfes de
la Forêt leur avaient pris leurs couteaux, et aussi la grande
épée Orcrist. Bilbo avait sa courte épée,
cachée comme à l'ordinaire, mais il n'en dit rien.) Nous n'avons
pas besoin d'armes, nous qui retournons enfin vers nos possessions, comme il a
été annoncé jadis. Nous ne pourrions d'ailleurs nous battre
contre un si grand nombre. Amenez-nous à votre
maître !
- Il festoie, dit le
capitaine.
- Raison de plus pour nous amener à lui,
s'écria Fili, qui commençait à s'impatienter de ces
salamalecs. Nous sommes las et affamés après notre longue route,
et certains de nos camarades sont malades. Dépêchez-vous donc, sans
plus de tergiversations, ou votre maître aura peut-être quelque
chose à vous dire.
- Eh bien, suivez-moi, dit le
capitaine.
Et, accompagné de six hommes, il les conduisit par
le pont et les portes jusqu'à la place du marché de la ville.
C'était un grand cercle d'eau calme, entouré des hauts piliers sur
lesquels s'élevaient les plus importantes maisons et de longs quais de
bois, qui comportaient de nombreux degrés et échelles descendant
jusqu'à la surface du lac. D'une grande salle venaient le rayonnement
d'une quantité dé lumières et le bruit de nombreuses voix.
Les arrivants franchirent les portes de l'édifice et se
trouvèrent, les paupières battantes dans la lumière, devant
de longues tables remplies de monde.
- Je suis Thorïn, fils
de Thraïn, fils de Thror, Roi sous la Montagne ! Je reviens !
cria Thorïn d'une voix forte, de la porte, avant que le capitaine
n'eût rien pu dire.
Tous se levèrent d'un seul
élan. Le Maître de la ville se dressa de son grand fauteuil. Mais
personne ne bondit avec plus de surprise que les flotteurs des elfes, qui
étaient assis au bas bout de la salle. S'avançant en groupe
jusqu'à la table du Maître, ils
s'écrièrent :
- Ce sont des prisonniers de
notre roi, qui se sont évadés, des vagabonds de nains divagants,
incapables de justifier leur présence, alors qu'ils s'étaient
introduits furtivement dans notre forêt et importunaient les
nôtres !
- Est-ce vrai ? demanda le
Maître.
En fait, il trouvait cela infiniment plus probable que
le retour du Roi sous la Montagne, si tant était que pareil personnage
eût jamais existé.
- Il est exact que nous avons
été injustement arrêtés par le Roi des Elfes et
incarcérés sans raison comme nous rentrions dans notre propre
pays, répondit Thorïn. Mais ni les serrures ni les bâcles ne
peuvent entraver le retour au foyer prédit jadis. Et cette ville-ci ne
fait pas partie du royaume des Elfes de la Forêt. Je m'adresse au
Maître de la ville des Hommes du lac, et non aux flotteurs du
roi.
Le Maître hésita alors, regardant les uns et les
autres tour à tour. Le Roi des Elfes était très puissant
dans ces régions et le Maître ne désirait aucune
inimitié entre eux ; il n'attachait guère d'importance non
plus aux vieilles chansons, consacrant toute son attention au commerce et aux
péages, aux cargaisons et à l'or, habitude à laquelle il
devait sa position. D'autres, cependant, étaient d'un avis
différent, et la question fut rapidement réglée sans lui.
La nouvelle s'était répandue comme une traînée de
poudre, des portes de la salle dans toute la ville. Des cris retentissaient
à l'intérieur comme à l'extérieur. Les gens
affluaient en hâte sur les quais. Certains commencèrent à
chanter des fragments de vieilles chansons concernant le retour du Roi sous la
Montagne ; que ce fût le petit-fils de Thror et non Thror
lui-même ne les gênait pas le moins du monde. D'autres se joignirent
au chant, qui roula, puissant et haut, sur le lac :
Le Roi
sous les montagnes,
Le Roi de la pierre taillée,
Le
Seigneur des fontaines d'argent
Rentrera dans ses possessions
!
Sa couronne sera relevée,
Sa harpe
remontée,
Ses salles retentiront de l'écho doré
Des chants de jadis rechantés.
Les forêts onduleront
sur les montagnes
Et l'herbe sous le soleil !
Ses richesses
couleront dans les sources
Et les rivières courront
dorées.
Les ruisseaux couleront dans l'allégresse,
Les lacs scintilleront et brûleront,
Tout chagrin, toute tristesse
passeront
Au retour du Roi de la Montagne !
Tel fut, à
peu de chose près, leur chant ; mais c'était loin
d'être tout : il s'y mêlait beaucoup de cris, ainsi que la
musique de harpes et de violons. En fait, on n'avait pas connu pareille
excitation en ville, de mémoire du plus vieil aïeul. Les Elfes de la
Forêt eux-mêmes commencèrent à s'interroger et
même à prendre peur. Ils ignoraient, évidemment, comment
Thorïn s'était évadé, et ils se dirent que leur roi
pourrait bien avoir commis une sérieuse erreur. Quant au Maître, il
vit qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à obéir
à la clameur générale, pour le moment du moins, et à
prétendre croire que Thorïn était bien ce qu'il disait
être. Il lui céda donc son propre grand fauteuil et installa Fili
et Kili à ses côtés aux places d'honneur. Même Bilbo
reçut un siège à la grande table et, dans le
remue-ménage général, aucune explication ne lui fut
demandée sur ce qu'il avait à voir dans l'histoire - bien
qu'aucune chanson ne fît allusion à lui, fût-ce de la
façon la plus obscure.
Peu après, les autres nains
furent amenés dans la ville au milieu de manifestations d'un
extraordinaire enthousiasme. On les soigna, on les nourrit, on les logea, on les
choya de la manière la plus délicieuse et la plus satisfaisante.
Une grande maison fut consacrée à Thorïn et à sa
compagnie ; des embarcations et des rameurs furent mis à leur
service ; et des foules de gens restèrent devant la porte à
chanter des chansons toute la journée, et ils poussaient des vivats
chaque fois qu'un nain montrait seulement le bout de son nez.
Une
partie des chansons était ancienne ; mais certaines étaient
toutes nouvelles et parlaient avec assurance de la mort subite du dragon et de
cargaisons de riches présents descendant par la rivière
jusqu'à Lacville. Celles-ci étaient inspirées en grande
partie par le Maître, et elles ne plaisaient pas particulièrement
aux nains ; mais en attendant, ils étaient bien contents, et ils ne
tardèrent pas à devenir gras et forts. En fait, au bout d'une
semaine, ils étaient tout à fait remis, vêtus de beau drap
à leurs couleurs personnelles, avec des barbes bien peignées et
bien taillées, et le port fier. A son aspect et à sa
démarche, Thorïn paraissait avoir déjà recouvré
son royaume, après avoir haché Smaug tout menu.
Alors,
comme il l'avait dit, les bons sentiments des nains envers le petit hobbit
prirent de jour en jour plus de force. Il n'y avait plus ni gémissements
ni murmures. Ils buvaient à sa santé, ils lui tapaient dans le dos
et faisaient grand cas de lui ; ce qui n'était pas superflu, car il
ne se sentait pas particulièrement heureux. Il n'avait pas oublié
l'aspect de la Montagne ni le dragon, et il avait en outre un rhume affreux. De
trois jours, il n'arrêta pas d'éternuer et de tousser et ne put
sortir ; et même après cela, ses allocutions aux banquets se
bornaient à un « Berci
beaucoup ».
Cependant, les Elfes de la Forêt
étaient repartis sur la Rivière de la Forêt avec leur
cargaison, et une grande agitation régnait dans le palais du roi. Je n'ai
jamais su ce qui était advenu au chef des gardes et à
l'échanson. Rien ne transpira évidemment au sujet des clefs et des
tonneaux tant que les nains demeurèrent à Lacville, et Bilbo prit
bien soin de ne jamais devenir invisible. Il est probable, toutefois, qu'on en
devina plus qu'il n'était su, bien que, sans nul doute, M. Baggins
demeurât quelque peu un mystère. En tout cas, le roi connaissait ou
croyait connaître maintenant le but des nains, et il se disait :
« C'est bon ! On verra ! Aucun trésor ne repassera
par Mirkwood sans que j'aie mon mot à dire. Mais je pense qu'ils finiront
tous mal, et ils l'auront bien
mérité ! »
Lui, en tout cas, ne croyait
pas à la possibilité d'un combat entre des nains et des dragons
tels que Smaug, encore moins à celle de la mise à mort de
celui-ci, et il soupçonnait fortement une tentative de cambriolage ou
quelque chose de cet ordre - ce qui montre que c'était un elfe
sagace, plus sagace que les hommes de la ville, bien qu'il n'eût pas tout
à fait raison, comme on le verra à la fin. Il envoya ses espions
sur les rives du lac et aussi loin au nord en direction de la Montagne qu'ils
voulaient bien aller - et attendit.
Au bout d'une quinzaine de
jours, Thorïn commença à penser au départ. Il y avait
lieu de profiter de ce que l'enthousiasme durait encore dans la ville pour
obtenir de l'aide. II ne fallait pas laisser tout se refroidir avec le temps. Il
parla donc au Maître et à ses conseillers et leur dit que,
bientôt, lui et sa compagnie devraient poursuivre leur route vers la
Montagne.
Alors, pour la première fois, le Maître fut
surpris et quelque peu effrayé ; et il se demanda si, après
tout, Thorïn n'était pas réellement un descendant des anciens
rois. Il n'avait jamais pensé que les nains oseraient vraiment approcher
Smaug, les prenant pour des imposteurs qui seraient tôt ou tard
découverts et jetés dehors. Il se trompait, Thorïn
était bien, évidemment, le petit-fils du Roi sous la Montagne, et
nul ne saurait dire ce qu'un nain peut oser et accomplir quand il s'agit de se
venger ou de recouvrer ses biens.
Mais le Maître ne regretta
nullement de les laisser aller. Leur entretien était coûteux, et
leur arrivée avait tout transformé en longues vacances, pendant
lesquelles les affaires étaient au point
mort.
« Qu'ils s'en aillent turlupiner Smaug, et on verra
comment il les accueillera ! »
pensait-il.
Mais :
- Assurément, ô
Thorïn, fils de Thraïn, fils de Thror, vous devez revendiquer ce qui
vous appartient ! fut ce qu'il dit. Le moment est venu, comme il a
été prédit jadis. Ce que nous pourrons vous donner comme
aide vous est acquis, et nous nous fions à votre reconnaissance quand
vous aurez recouvré votre royaume.
Un jour, donc, bien que
l'automne fût maintenant bien avancé, que les vents fussent froids
et que les feuilles tombassent rapidement, trois grandes embarcations
quittèrent Lacville, chargées de rameurs, de nains, de M. Baggins
et de nombreuses provisions. Des chevaux et des poneys avaient été
envoyés par des chemins détournés pour les rejoindre au
lieu fixé pour leur débarquement. Le Maître et ses
conseillers leur firent leurs adieux au grand escalier de l'hôtel de
ville, qui descendait jusqu'au lac. La population chantait sur les quais et aux
fenêtres. Les rames blanches plongèrent et firent rejaillir
l'eau - et les voilà partis sur le lac en direction du nord, pour la
dernière étape de leur long voyage. La seule personne vraiment
malheureuse était Bilbo.
En deux jours de voyage, ils avaient remonté à la rame tout
le Long Lac et passé dans la Rivière Courante, et maintenant ils
pouvaient tous voir la Montagne Solitaire, dressée haute et
menaçante devant eux. Le courant était fort, et leur allure lente.
A la fin du troisième jour, à quelques lieues en amont, ils se
rapprochèrent de la rive gauche ou ouest et débarquèrent.
Ils furent rejoints là par les chevaux, portant d'autres provisions et
articles nécessaires, et les poneys destinés à leur usage
personnel, que l'on avait envoyés à leur rencontre. Ils
chargèrent ce qu'ils purent sur les poneys et mirent le reste en
réserve sous une tente; mais aucun des hommes de la ville ne voulut
demeurer avec eux, fût-ce pour une nuit, aussi près de l'ombre de
la Montagne.
- En tout cas, pas avant que les chansons ne soient
devenues réalité ! dirent-ils.
En ces
régions sauvages, il était plus facile de croire au dragon que de
croire Thorïn. En vérité, il n'était besoin d'aucune
garde pour leurs réserves, car tout le pays était
désolé et vide. Leur escorte les quitta donc et décampa
vivement par la rivière et les sentiers menant à la rive, bien que
l'obscurité commençât déjà à
tomber.
Ils passèrent une nuit froide et solitaire, et leur
ardeur s'évanouit. Le lendemain, ils se remirent en route. Balïn et
Bilbo chevauchaient en queue, chacun menant à côté de lui un
second poney lourdement chargé; les autres étaient à
quelque distance en avant, choisissant un chemin lent, car il n'existait pas de
sentiers. Ils se dirigèrent vers le nord-ouest, en oblique à
partir de la Rivière Courante, pour s'approcher toujours davantage d'un
grand éperon de la Montagne qui se projetait vers eux en direction du
sud.
C'était un voyage fastidieux, qu'ils effectuaient
furtivement et en silence. Il n'y avait pas de rires, pas de chansons, pas de
sons de harpes; la superbe et les espoirs qui avaient animé leurs
cœurs au chant des vieilles chansons près du lac s'étaient
mués en un pesant pessimisme. Ils savaient qu'ils approchaient de la fin
de leur voyage et que cette fin pourrait bien être horrible. La
contrée se faisait autour d'eux stérile et déserte, bien
qu'autrefois elle eût été belle et verdoyante, aux dires de
Thorïn, et avant peu on ne vit plus un arbre ni un buisson, mais seulement
des souches brisées et noircies pour rappeler ceux qui avaient depuis
longtemps disparu. Ils étaient arrivés à la
Désolation du Dragon, et ce, au déclin de
l'année.
Ils atteignirent néanmoins le pied de la
Montagne sans rencontrer aucun danger ni d'autre signe du dragon que le
désert qu'il avait établi autour de son antre. La Montagne se
tenait, sombre et silencieuse, devant eux, les dominant de plus haut que jamais.
Ils établirent leur premier campement sur le versant à l'ouest du
grand éperon sud, qui se terminait par une éminence nommée
Ravenhill, le Mont aux Corbeaux. II y avait eu là un ancien poste de
garde; mais ils n'osèrent la gravir pour le moment, car elle était
trop exposée.
Avant de se lancer dans l'inspection des
éperons ouest de la Montagne, à la recherche de la porte
secrète sur laquelle se fondaient tous les espoirs, Thorïn envoya
des éclaireurs examiner les terres au sud, où se trouvait la
Grande Porte. Il choisit pour cela Balïn, Fili et Kili, et avec eux partit
Bilbo. Ils marchèrent sous les escarpements gris et silencieux jusqu'au
pied de Ravenhill. A cet endroit, la rivière, après avoir
décrit une vaste boucle autour de la vallée de Date, se
détournait de la Montagne pour se diriger vers le Lac en un cours rapide
et bruyant. La rive était nue et rocheuse, haute et escarpée; et,
regardant de là par-dessus la rivière étroite qui
écumait et éclaboussait parmi de nombreux rochers, ils purent
voir, dans la large vallée ombragée par les bras de la Montagne,
les ruines grises d'anciennes maisons, tours et
murailles.
- Voilà tout ce qui reste de Dale, dit
Balïn. Les flancs de la Montagne étaient verts de forêts et
toute la vallée abritée était riche et agréable, au
temps où les cloches sonnaient dans cette ville.
Il avait un
air en même temps triste et sévère en prononçant ces
mots : il était au nombre des compagnons de Thorïn le jour
où le dragon était venu.
Ils n'osèrent suivre la
rivière beaucoup plus loin en direction de la Porte; mais ils
dépassèrent l'extrémité de l'éperon sud pour
pouvoir observer, de derrière un rocher, la sombre et caverneuse
ouverture dans une grande paroi à pic entre les bras de la Montagne. Par
là, jaillissaient les eaux de la Rivière Courante; et par
là, sortaient aussi une vapeur et une fumée sombre. Rien ne
bougeait sur l'étendue déserte, hormis la vapeur et l'eau et, de
temps à autre, quelque noir et sinistre corbeau. Le seul son était
celui de l'eau sur les pierres et, par moments, le croassement strident d'un
oiseau. Balïn frissonna.
- Retournons ! dit-il. Nous
ne pouvons rien faire de bon ici ! Et je n'aime pas ces oiseaux
noirs : ils ont l'air d'espions au service du mal.
- Le
dragon est toujours vivant et il est dans les salles sous la Montagne - en
tout cas, je l'imagine d'après la fumée, dit le
hobbit.
- Ce n'est pas une preuve, dit Balïn, encore que je
ne doute pas que vous ayez raison. Mais il pourrait être parti pour
quelque temps, ou être couché sur le versant de la Montagne, en
observation, ce qui n'empêcherait pas, je pense, que des fumées et
des vapeurs s'échappent des portes : toutes les salles à
l'intérieur doivent être remplies de sa fumante
puanteur.
Sur ces sombres pensées, toujours poursuivis par les
corbeaux croassant au-dessus de leur tête, ils revinrent d'un pas las vers
le campement. En juin encore, ils avaient été les hôtes de
la belle maison d'Elrond et, bien que l'automne glissât maintenant vers
l'hiver, il semblait que des années se fussent écoulées
depuis cet aimable temps. Ils étaient seuls dans le dangereux
désert, sans plus aucune aide à espérer. Ils étaient
parvenus au terme de leur voyage, mais aussi loin que jamais, selon toute
apparence, du terme de leur quête. Aucun ne conservait beaucoup de
courage.
Or, si étrange que cela puisse paraître, M.
Baggins en avait beaucoup plus que les autres. Il empruntait souvent la carte de
Thorïn et il la consultait longuement, méditant sur les runes et sur
le message des lettres lunaires qu'Elrond avait déchiffré. Ce fut
lui qui poussa les nains à la périlleuse recherche de la porte
secrète sur les pentes à l'ouest. Ils déplacèrent
alors leur campement pour l'établir dans une longue vallée au sud,
où se trouvaient les Portes de la rivière et que bornaient des
éperons inférieurs de la Montagne. Deux de ces éperons se
détachaient vers l'ouest de la masse principale en longues arêtes
dont l'escarpement tombait à pic vers la plaine. De ce côté
occidental, on voyait moins de traces du dragon en maraude, et il y avait de
l'herbe pour les poneys. De ce campement à l'ouest, ombragé toute
la journée par l'escarpement et le mur jusqu'à ce que le soleil
commence à descendre vers la forêt, jour après jour, ils
s'acharnèrent à rechercher des sentiers montant au flanc de la
montagne. Si la carte était exacte, quelque part, loin au-dessus de
l'escarpement à la tête de la vallée, devait se trouver la
porte secrète. Jour après jour, ils revenaient au campement sans
avoir rien trouvé.
Mais enfin, ils découvrirent
à l'improviste ce qu'ils cherchaient. Fili, Kili et le hobbit
étaient redescendus un jour par la vallée, et ils jouaient des
pieds et des mains parmi les rochers éboulés au coin sud. Vers
midi, en se glissant derrière une grosse pierre qui se dressait seule
comme un pilier, Bilbo tomba sur des marches grossières. Les montant,
tout excités, les nains et lui découvrirent les traces d'une piste
étroite, qui se perdait souvent pour se retrouver un peu plus loin; elle
serpentait jusqu'au haut de la crête sud pour mener, en fin de compte,
à une corniche encore plus étroite; celle-ci tournait vers le
nord, en travers de la face de la Montagne. Regardant en bas, ils virent qu'ils
se trouvaient au sommet de l'escarpement qui bornait la vallée et qu'ils
surplombaient leur campement. Silencieusement, s'agrippant à droite
à la paroi rocheuse, ils avancèrent en file indienne le long de la
corniche, jusqu'au moment où la paroi s'ouvrit et où ils
tournèrent dans un petit renfoncement aux murs raides, au sol herbeux,
où régnaient le silence et la tranquillité. L'entrée
qu'ils avaient découverte était invisible d'en bas à cause
du surplomb de l'escarpement, et de plus loin aussi car elle était si
petite qu'elle ne paraissait être qu'une fissure noire, sans plus. Ce
n'était pas une caverne : le renfoncement était à ciel
ouvert; mais à son extrémité intérieure
s'élevait un mur uni qui, à sa partie inférieure, tout
près du sol, était aussi lisse et droit que l'ouvrage d'un
maçon, mais sans aucun joint ni fente.
On n'y voyait aucun
signe de montant, de linteau ni de seuil, non plus que de barre, de verrou ou de
serrure; ils ne doutèrent point, cependant, qu'ils avaient enfin
découvert la porte.
Ils lui donnèrent des coups, ils la
poussèrent, ils la supplièrent de remuer, ils prononcèrent
des fragments de formules magiques pour qu'elle s'ouvrît, mais rien ne
bougea. Enfin, épuisés, ils se reposèrent sur l'herbe au
pied de la porte, et puis, le soir venu, ils commencèrent leur longue
descente.
Il y eut grande excitation au campement cette
nuit-là. Le lendemain matin, ils s'apprêtèrent à
déménager une fois de plus. Seuls Bofur et Bombur furent
laissés derrière pour garder les poneys et les provisions qu'ils
avaient apportées de la rivière. Les autres descendirent la
vallée, remontèrent par le sentier nouvellement découvert,
et arrivèrent ainsi à l'étroite corniche. Le long de
celle-ci, ils ne pouvaient emporter ni ballots ni paquets, tant elle
était étroite et vertigineuse avec son à-pic de cent
cinquante pieds sur les rochers aigus d'en bas; mais chacun avait un bon rouleau
de corde serré autour de la poitrine, et ainsi ils finirent par atteindre
sans accident le petit renfoncement herbeux.
Ils établirent
là leur troisième campement; hissant à l'aide de leurs
cordes ce dont ils avaient besoin. ils purent aussi, à l'occasion,
descendre par la même voie un des nains les plus actifs, tel Kili, pour
échanger des nouvelles s'il y en avait ou pour prendre part à la
garde d'en bas, tandis que Bifur était hissé jusqu'au campement
supérieur. Bombur refusa de monter, tant par la corde que par le
sentier.
- Je suis trop gros pour pareils chemins de mouches,
dit-il, la tête me tournerait, je me prendrais les pieds dans ma barbe et
vous seriez de nouveau treize. Et les cordes à nœuds sont trop
minces pour mon poids.
Heureusement pour lui, cet argument
était faux, comme on le verra.
Cependant, certains, explorant
le renfoncement au delà de l'ouverture, découvrirent un sentier
qui menait plus haut, toujours plus haut sur la montagne; mais ils
n'osèrent se risquer très loin par là, et il n'y avait
d'ailleurs pas grande utilité à le faire. Là-haut,
régnait un silence que ne rompait aucun oiseau ni aucun son autre que
celui du vent dans les crevasses de la pierre. Ils parlaient bas et ne
s'appelaient ni ne chantaient jamais, car le danger couvait dans chaque rocher.
Les autres, qui s'affairaient sur le secret de la porte, n'eurent pas davantage
de succès. Ils étaient trop impatients pour se soucier des runes
ou des lettres lunaires, et ils s'escrimaient sans répit à
découvrir à quel endroit précis de la face lisse du rocher
se cachait la porte. Ils avaient apporté de Lacville des pics et des
outils de toutes sortes et, tout d'abord, ils tentèrent de s'en servir.
Mais quand ils frappèrent la pierre, les manches éclatèrent
et leur heurtèrent cruellement les bras, tandis que les têtes
d'acier se brisaient ou pliaient comme du plomb. La technique des mines, ils le
virent clairement, était vaine devant la magie qui avait fermé
cette porte; et ils étaient terrifiés par la répercussion
du bruit qu'ils faisaient.
Bilbo trouvait que c'était une
occupation ennuyeuse et vaine que de rester assis sur le pas de la porte -
il n'y avait pas de véritable pas de porte, bien sûr, mais ils
appelaient ainsi par plaisanterie le petit espace herbeux qui s'étendait
entre le mur et l'ouverture, en souvenir des paroles de Bilbo, il y avait bien
longtemps, lors de la partie impromptue dans son trou de hobbit, quand il avait
dit qu'ils pouvaient rester assis sur le pas de la porte jusqu'à ce
qu'ils aient trouvé une idée. Pour rester assis à
réfléchir, ils n'y manquèrent point, quand ils n'erraient
pas sans but alentour, et ils devinrent de plus en plus maussades.
La
découverte du sentier avait un peu ranimé leur courage, mais
à présent, leur moral était au plus bas; et pourtant, ils
ne voulaient pas renoncer et s'en aller. Le hobbit ne valait plus guère
mieux que les nains. Il ne faisait que rester assis, le dos contre la paroi du
rocher, à regarder au loin vers l'Ouest par l'ouverture, par-dessus
l'escarpement, par-dessus l'étendue des terres, vers le mur noir de
Mirkwood et les espaces au delà, dans lesquels il croyait parfois
entrevoir les Monts Brumeux, tout petits et lointains. Quand les nains lui
demandaient ce qu'il faisait, il répondait
- Vous avez
dit que ma tâche serait de rester assis sur le pas de la porte et de
réfléchir, sans parler de passer à
l'intérieur - alors, je suis assis et je
réfléchis.
Mais je crains bien que sa méditation
ne portât pas beaucoup sur sa tâche, mais plutôt sur ce qui se
trouvait au delà du lointain bleu, sur la tranquille Terre de l'Ouest,
sur la Colline et sur son trou de hobbit.
Il y avait au centre de
l'herbe une grande pierre grise, et il la contemplait maussadement, ou bien il
observait les gros escargots. Ils semblaient aimer le petit renfoncement clos
avec ses murs de roc frais, et ils rampaient en grand nombre, lentement et
visqueusement, le long des parois.
- Ce sera demain le
début de la dernière semaine d'automne, dit un jour
Thorïn.
- Et l'hiver suit l'automne, dit
Bifur.
- Et l'année prochaine viendra après cela,
dit Dwalïn, et nos barbes pousseront assez pour pendre le long de
l'escarpement jusqu'à la vallée avant que rien ne se passe ici.
Que fait pour nous notre cambrioleur ? Puisqu'il possède un anneau
invisible et qu'il devrait à présent savoir parfaitement s'en
servir, je commence à trouver qu'il pourrait passer par la Grande Porte
et aller examiner un peu les choses !
Bilbo entendit cette
remarque (les nains étaient sur les rochers juste au-dessus de l'enclos
où il était assis).
« Seigneur !
pensa-t-il, voilà donc ce qu'ils commencent à penser ! Il
faut toujours que ce soit ma pauvre personne qui les sorte de leurs
difficultés, du moins depuis le départ du magicien. Que vais-je
donc faire ? J'aurais dû penser que quelque chose d'affreux
m'arriverait en fin de compte. Je crois que je ne supporterais pas de revoir la
malheureuse vallée de Dale; quant à la porte
fumante . . . ! »
Cette nuit-là,
il fut très malheureux et il dormit à peine. Le lendemain, les
nains partirent tous à l'aventure en différentes directions ;
certains faisaient prendre de l'exercice aux poneys en bas, tandis que d'autres
erraient au flanc de la montagne. Toute la journée, Bilbo resta assis
mélancoliquement dans le renfoncement herbeux, le regard fixé sur
la pierre ou sur l'ouest par l'étroite ouverture. Il éprouvait un
curieux sentiment d'attente : « Peut-être le magicien
va-t-il soudain revenir aujourd'hui », pensa-t-il.
Quand il
levait la tête, il pouvait apercevoir la forêt au loin. A mesure que
le soleil tournait à l'ouest, il y eut un rayonnement jaune sur le
faîte lointain, comme si la lumière s'accrochait aux
dernières feuilles pâles. Bientôt, il vit la boule orange du
soleil descendre au niveau de ses yeux. Il alla à l'ouverture et
là, pâle et à peine visible, une mince lune nouvelle
dominait l'horizon de la Terre.
A ce moment même, il entendit
un brusque craquement derrière lui. Là, sur la pierre grise au
milieu de l'herbe, était une énorme grive, d'un noir presque de
jais, la poitrine jaune pâle tachetée de points sombres.
Crac ! Elle avait saisi un escargot, qu'elle cognait sur la pierre.
Crac ! crac !
Tout à coup, Bilbo comprit. Oubliant
tout danger, il se tint sur la corniche, d'où il appela les nains
à grands cris et gestes des bras. Ceux qui étaient le plus
près arrivèrent, culbutant sur les rochers et aussi vite que
possible le long de la corniche, se demandant ce qui pouvait bien s'être
passé; les autres crièrent pour demander à être
hissés par les cordes (sauf Bombur, naturellement : il
dormait).
Bilbo s'expliqua rapidement. Tous gardèrent le
silence : le hobbit debout près de la pierre grise et les nains
observant avec impatience, la barbe agitée. Leurs espoirs
s'évanouirent à mesure que le soleil descendait. II sombra dans
une ceinture de nuages rougis et disparut. Les nains gémirent, mais Bilbo
restait toujours là, presque immobile. La petite lune descendait vers
l'horizon. Le soir venait. Et soudain, alors que leur espoir était au
plus bas, un rayon rouge du soleil perça, tel un doigt, par une
déchirure du nuage. Une traînée de lumière,
pénétrant tout droit par l'ouverture dans le renfoncement, tomba
sur la paroi lisse du roc. La vieille grive qui, haut perchée et
tête dressée, avait observé de ses yeux en vrille,
lança subitement un trille. Il y eut un craquement retentissant. Un
éclat de roche se détacha du mur et tomba. Un trou apparut tout
à coup, à environ trois pieds du sol.
Vite, tremblant
de laisser échapper la chance, les nains se précipitèrent
vers le rocher et poussèrent - en vain.
- La
clef ! La clef ! cria BiIbo. Où est
Thorïn ?
Thorïn s'avança en
hâte.
- La clef ! hurla Bilbo. La clef qui
accompagnait la carte ! Essayez-la tout de suite pendant qu'il est encore
temps !
Thorïn s'approcha alors et retira de son cou la
clef au bout de sa chaîne. Il la mit dans la serrure. Elle s'y adaptait,
et elle tourna ! Clic ! La lueur s'éteignit, le soleil
disparut, la lune était partie, et le soir envahit tout le
ciel.
Tous alors poussèrent ensemble, et lentement un pan de
rocher céda. De longues fentes droites apparurent, qui allèrent
s'élargissant. Une porte de cinq pieds de haut et de trois pieds de large
se dessina; et lentement, sans aucun son, elle s'ouvrit vers l'intérieur.
On eût dit que l'obscurité s'échappait comme une vapeur du
trou dans le flanc de la montagne, et de profondes ténèbres, dans
lesquelles plus rien n'était discernable, s'étendirent devant
leurs yeux : une bouche s'ouvrait béante sur des profondeurs en
pente.
Longtemps, les nains restèrent à débattre dans le noir
devant la porte, jusqu'à ce que Thorïn
parlât :
- Maintenant est venu le moment d'intervenir
pour notre estimé M. Baggins, qui s'est révélé un
bon compagnon au cours de notre long voyage, un hobbit plein de courage et de
ressources qui excèdent de beaucoup sa taille et, s'il m'est permis de le
dire, doué d'une chance qui excède de beaucoup la part
habituelle - maintenant est venu pour lui le temps d'accomplir le service
pour lequel il a été inclus dans notre Compagnie ; maintenant
est venu pour lui le temps de gagner sa Récompense.
Vous
êtes familiarisé avec le style de Thorïn dans les
circonstances importantes ; je ne vous en donnerai donc pas un plus ample
échantillon, bien que son discours se fût poursuivi beaucoup plus.
C'était, certes, une circonstance importante, mais Bilbo ressentit
quelque impatience. Lui aussi était tout à fait familiarisé
avec Thorïn, et il savait à quoi l'autre voulait en
venir.
- Si ce que vous entendez, c'est qu'il me revient de
pénétrer le premier dans le passage secret, ô Thorïn,
fils de Thraïn, Oakenshield, que votre barbe pousse toujours plus longue,
fit-il avec humeur, dites-le tout de suite et qu'on en
finisse !
Je pourrais refuser. Je vous ai déjà
tiré deux fois d'un pétrin qui ne relevait guère de mes
conventions originales, de sorte que quelque récompense m'est
déjà due, je pense. Mais « la troisième fois
rapporte pour toutes », comme disait mon père, et, je ne sais
pourquoi, je pense que je ne refuserai pas. Peut-être ai-je
commencé à me fier davantage à ma chance que je ne le
faisais autrement. (Il entendait par là le printemps
précédent, avant son départ de chez lui, mais cela lui
paraissait être des siècles auparavant.) En tout cas, je crois que
je vais aller jeter un coup d'œil tout de suite pour en finir. Alors, qui
vient avec moi ?
Il ne s'attendait pas à un chœur de
volontaires ; aussi, ne fut-il pas déçu. Fili et Kili se
tenaient sur une jambe, l'air gêné, mais les autres ne firent aucun
semblant d'offre, sauf le vieux Balïn, l'homme de guet, qui avait une
certaine sympathie pour le hobbit. Il dit qu'il pénétrerait tout
au moins à l'intérieur et qu'il y ferait même
peut-être un bout de chemin, prêt à appeler à l'aide
si c'était nécessaire.
Tout ce qu'on peut dire en
faveur des nains, c'est qu'ils avaient l'intention de payer Bilbo de ses
services avec une vraie largesse ; ils l'avaient amené à
faire pour eux un sale travail, et il leur était égal que le
pauvre petit bonhomme le fît s'il le voulait bien ; mais ils se
seraient tous mis en quatre pour le tirer d'affaire, pour peu qu'il fût en
difficulté, comme ils l'avaient fait dans le cas des trolls au
début de leurs aventures, avant qu'ils n'eussent aucune raison
particulière de lui être reconnaissants. C'est ainsi : les
nains ne sont pas des héros, mais des calculateurs qui ont une haute
idée de la valeur de l'argent ; certains, astucieux et
déloyaux, sont d'assez mauvais drôles ; d'autres sont au
contraire d'assez braves gens, tels Thorïn et compagnie, si l'on n'attend
pas trop d'eux.
Les étoiles sortaient derrière lui dans
un ciel pâle, barré de noir, quand le hobbit se glissa dans la
porte enchantée et pénétra en catimini dans la Montagne. La
chose fut beaucoup plus aisée qu'il ne s'y attendait. Il ne trouvait pas
là une entrée de gobelins ou une grossière caverne d'Elfes
de la Forêt. C'était un passage creusé par les nains,
à l'apogée de leur richesse et de leur art : droit comme une
règle, au sol lisse et aux parois douces. il descendait directement par
une pente toujours égale vers quelque but éloigné dans les
ténèbres d'en bas.
Au bout d'un moment, Balïn
souhaita « Bonne chance ! » à Bilbo et
s'arrêta là où il pouvait encore voir le faible contour de
la porte et, par un jeu des échos dans le tunnel, entendre le bruissement
des voix des autres qui chuchotaient juste au-dehors. Le hobbit passa alors
l'anneau à son doigt et, averti par les échos d'avoir à
prendre des précautions plus grandes encore que celles d'un hobbit pour
ne faire aucun bruit, il descendit, descendit, descendit silencieusement dans le
noir. Il tremblait de peur, mais son petit visage était rigide et
sévère. C'était déjà un hobbit très
différent de celui qui était parti en courant, oubliant son
mouchoir, de Bag End, voilà bien longtemps. Il y avait des siècles
qu'il n'avait plus de mouchoir. Il relâcha son poignard dans son fourreau,
serra sa ceinture et poursuivit son chemin.
« A
présent, tu n'y coupes plus, Bilbo Baggins. se dit-il. Tu es allé
fourrer la main là-dedans, ce fameux soir de la partie, et maintenant il
te faut payer pour la ressortir ! Mon Dieu, quel âne ai-je
été et suis-je encore ! s'écria son côté
le moins Took. Je n'ai que faire de trésors gardés par des
dragons, et tout le magot pourrait bien rester ici à tout jamais, si
seulement je pouvais me réveiller et découvrir que ce sacré
tunnel n'était que mon propre vestibule, à la
maison ! »
Il ne se réveilla pas,
évidemment, mais continua d'avancer toujours, jusqu'à ce que tout
signe de la porte eût disparu derrière lui. Il était
entièrement seul. Bientôt, il éprouva une sensation de
chaleur.
« Est-ce une sorte de lueur rouge qu'il me semble
voir approcher juste devant moi, là-bas ? »
pensa-t-il.
C'en était une. Elle augmenta au fur et à
mesure qu'il avançait, et il n'y eut bientôt plus aucun doute
à ce sujet. C'était une lumière rouge dont
l'intensité augmentait régulièrement. Et il faisait
indubitablement chaud à présent dans le tunnel. Des
traînées de vapeur flottaient dans l'air et passaient autour de
lui, et il se mit à transpirer. Un son commença aussi à
vrombir à ses oreilles, une sorte de bouillonnement, semblable au bruit
d'une grande marmite sur le feu, mêlé d'un grondement qui faisait
penser au ronronnement de quelque gigantesque matou. En croissant, ce son
révéla l'indubitable gargouillement d'un énorme animal,
ronflant dans son sommeil, là en bas, au milieu de la lueur rouge que le
hobbit avait devant lui.
A ce point, Bilbo s'arrêta. Poursuivre
son chemin fut l'acte le plus courageux qu'il devait jamais oser. Les
événements formidables qui se produisirent ensuite
n'étaient rien en comparaison. Il mena le vrai combat, seul dans le
tunnel, avant d'avoir aucunement vu le vaste danger qui l'attendait. Quoi qu'il
en soit, après une courte halte, il reprit sa progression ; et vous
pouvez vous le représenter, arrivant à l'extrémité
du tunnel, c'est-à-dire à une ouverture de la même dimension
et de la même forme que la porte d'en haut. La petite tête du hobbit
jette un regard furtif au travers. Devant lui, s'étend la grande cave la
plus profonde, le cul de basse-fosse, des anciens nains, au cœur même
de la Montagne. Il y règne une obscurité presque totale, de sorte
que l'on n'en peut deviner que de façon imprécise toute la
vastitude, mais une grande lueur s'élève de la partie la plus
proche du sol rocheux. Le rougeoiement de Smaug !
Il
était étendu là, le grand dragon rouge-doré,
profondément endormi ; un son monotone venait de ses mâchoires
et de ses naseaux, ainsi que des rubans de fumée, mais dans son sommeil,
ses feux étaient bas. Sous lui, sous tous ses membres et son immense
queue et de tous côtés autour de lui, s'étendant partout sur
le sol invisible, était entassée une masse de choses
précieuses, or ouvré et or brut, pierres et joyaux, et argent,
teintés de pourpre dans la lumière rougeoyante.
Smaug
était allongé, les ailes repliées, comme une immense
chauve-souris, à demi tourné sur le côté, de sorte
que le hobbit pouvait voir le dessous de son long ventre pâle, qu'un long
repos sur sa couche somptueuse avait tout incrusté de gemmes et de
parcelles d'or. Derrière lui, là où les murs étaient
le plus proches, on pouvait apercevoir faiblement des cottes de mailles, des
heaumes et des haches, des épées et des lances, suspendus ;
et là, étaient alignés de grandes jarres et des
récipients remplis de richesses incalculables.
Dire que Bilbo
en eut le souffle coupé ne signifie rien. Il n'est plus de mots pour
exprimer son éblouissement depuis que les Hommes ont changé le
langage qu'ils avaient appris des elfes, à l'époque où le
monde entier était merveilleux. Bilbo avait déjà entendu
parler dans des récits et des chants des réserves des dragons,
mais il n'aurait jamais imaginé la splendeur et l'éclat d'un
pareil trésor. Il eut le cœur pénétré et empli
de ravissement, ainsi que du désir des nains ; et il contemplait
sans mouvement, oubliant presque le terrible gardien, l'or sans prix ni
mesure.
Il le contempla pendant un temps qui semblait un
siècle ; mais enfin, attiré presque malgré lui, il se
glissa hors de l'ombre de la porte et franchit l'espace qui le séparait
du bord le plus proche des monceaux du trésor. Au-dessus de lui
était étendu le dragon, affreuse menace, même dans son
sommeil. Bilbo saisit une coupe à deux anses, aussi lourde qu'il pouvait
la porter, et leva un regard craintif. Smaug remua une aile et ouvrit une
griffe ; son ronflement changea de ton.
Bilbo s'enfuit. Mais le
dragon ne se réveilla pas - pas encore - et il passa à
de nouveaux rêves d'avidité et de violence, couché là
dans sa salle cambriolée, tandis que le petit hobbit remontait
laborieusement le long tunnel. Il avait le cœur battant et ses jambes
tremblaient plus fiévreusement qu'à sa descente ; mais il
étreignait toujours la coupe, et sa principale pensée
était : « Je l'ai fait ! Ceci le leur
prouvera. » « Davantage l'air d'un épicier que d'un
cambrioleur », vraiment ! Eh bien, on n'entendra plus de choses
de ce genre. »
Il ne devait plus en entendre, en effet.
Balïn fut transporté de joie de revoir le hobbit, et sa surprise ne
le cédait en rien à son ravissement. Il souleva Bilbo et le porta
à l'air libre. Il était minuit et les nuages cachaient les
étoiles, mais Bilbo resta étendu, les yeux fermés, haletant
et prenant plaisir à la sensation retrouvée de l'air frais ;
et il remarqua à peine l'excitation des nains ou la façon dont ils
le louaient, lui donnaient des tapes dans le dos et se mettaient eux-mêmes
et leur famille à son service pour des générations à
venir.
Les nains se passaient toujours la coupe de main en main,
parlant avec joie de la récupération de leur trésor, quand
tout à coup un puissant grondement s'éleva dans la montagne, comme
d'un ancien volcan qui se déciderait à reprendre ses
éruptions. La porte se referma presque derrière eux et elle n'en
fut empêchée que par une pierre ; mais par le long tunnel
montèrent en provenance des lointaines profondeurs les horribles
échos d'un mugissement et d'un piétinement qui faisaient trembler
la terre sous leurs pieds.
Les nains oublièrent alors leur
joie et leurs confiantes vanteries d'un moment auparavant et, de peur, ils se
firent tout petits. Il fallait encore compter avec Smaug. II n'est pas prudent
d'écarter de ses calculs un dragon vivant, quand on est près de
lui. Il se peut que les dragons n'aient guère d'emploi réel pour
Ieurs richesses, mais ils les connaissent, en règle
générale, à une once près, surtout quand ils les
possèdent depuis longtemps ; et Smaug ne faisait pas exception. Il
avait passé d'un rêve inquiétant (dans lequel figurait de
façon très déplaisante un guerrier, tout à fait
insignifiant par la taille, mais pourvu d'une épée implacable et
d'un grand courage) à la somnolence, et de la somnolence au réveil
complet. Il y avait une bouffée d'air étrange dans sa caverne.
Pouvait-il venir un courant d'air de ce petit trou ? Il n'avait jamais
beaucoup aimé le voir là, si petit fût-il, et maintenant il
lui jeta un regard noir et soupçonneux, se demandant pourquoi il ne
l'avait jamais obturé. Récemment, il avait presque cru surprendre
les échos affaiblis de coups frappés dans les lointaines
régions supérieures, venus par là jusqu'à son antre.
Il remua et tendit le cou pour renifler. Alors, il vit que la coupe
manquait.
Au voleur ! Au feu ! Au meurtre ! Pareille
chose ne s'était jamais produite depuis sa venue même à la
Montagne ! Sa rage passe toute description - c'était le genre
de rage que l'on ne voit que chez des gens riches qui possèdent bien plus
que ce dont ils peuvent jouir et perdent soudain quelque chose qu'ils avaient
depuis longtemps, mais dont ils ne se sont encore jamais servi ou n'ont jamais
eu besoin. Il vomit son feu, la salle fuma, il secoua le cœur de la
montagne. Il appliqua en vain sa tête au petit trou, puis, lovant toute sa
longueur, rugissant comme le tonnerre sous la terre, il sortit vivement de son
antre, passa dans les énormes couloirs du palais de la montagne et monta
vers la Grande Porte.
Son unique pensée était de
parcourir toute la montagne jusqu'à ce qu'il eût attrapé le
voleur pour le déchirer et le piétiner. Il sortit de la Porte, les
eaux s'élevèrent en furieuses et sifflantes vapeurs, et il prit
son vol, flamboyant, pour se poser sur le sommet de la montagne dans un
jaillissement de flammes vertes et écarlates. Les nains entendirent
l'affreuse rumeur de son vol ; ils se blottirent contre les parois de la
terrasse herbeuse et se tapirent sous les blocs de pierre, espérant
échapper d'une façon ou d'une autre aux yeux effrayants du dragon
chasseur.
A ce moment, ils auraient tous été
tués sans l'intervention, une fois de plus, de
Bilbo :
- Vite ! vite ! cria-t-il, haletant. La
porte ! Le tunnel ! Ça ne vaut rien,
ici.
Aiguillonnés par ces mots, ils allaient se glisser dans
le tunnel, quand Bifur poussa un cri :
- Mes cousins !
Bombur et Bofur : on les a oubliés : ils sont en bas dans la
vallée !
- Ils vont être massacrés et
tous nos poneys aussi, et nos provisions seront perdues, gémirent les
autres. On ne peut rien faire.
- Ne dites pas de
bêtises ! s'écria Thorïn recouvrant sa dignité.
Nous ne pouvons pas les abandonner. Passez à l'intérieur, monsieur
Baggins et Balïn, et vous deux, Fili et Kili - le dragon ne nous aura
pas tous. Et maintenant, vous autres, où sont les cordes ?
Vite !
Ce furent peut-être les pires de tous les moments
qu'ils avaient vécus. Les échos horribles de la colère de
Smaug retentissaient dans les creux des rochers loin au-dessus d'eux ; et
il pouvait à tout moment descendre dans son flamboiement ou tourner en
rond pour les trouver là, au bord du dangereux précipice, halant
éperdument leurs cordes. Bifur arriva, et tout allait encore. Bombur
monta, suant et soufflant, tandis que les cordes grinçaient, et tout
allait encore. Vinrent ensuite des outils et des paquets, et alors le danger fut
sur eux.
Un vrombissement se fit entendre. Une lueur rouge toucha les
pointes des rochers dressés. Le dragon arrivait.
Ils avaient
eu tout juste le temps de regagner le tunnel, tirant et traînant à
l'intérieur leurs colis, quand Smaug fondit du nord en léchant de
flammes les flancs de la montagne et en battant de ses grandes ailes avec un
bruit de vent furieux. Son haleine brûlante dessécha l'herbe devant
la porte, pénétra par la fente qu'ils avaient laissée et
les rôtit légèrement dans leur cachette. Des flammes
vacillantes s'élevèrent et des ombres noires de rochers se mirent
à danser alentour. Puis l'obscurité retomba comme il
s'éloignait de nouveau. Les poneys hennirent de terreur, rompirent leurs
attaches et s'enfuirent en un galop affolé. Le dragon vira et, piquant
à leur poursuite, disparut.
- Voilà qui sera la
fin de nos pauvres bêtes ! dit Thorïn. Rien ne peut
échapper à Smaug une fois qu'il l'a vu. Ici nous sommes et ici il
nous faudra rester, à moins qu'il ne prenne fantaisie à quelqu'un
de parcourir à découvert les longues lieues qui nous
séparent de la rivière, avec Smaug aux
aguets !
L'idée n'était pas plaisante ! Ils
se tapirent plus loin dans le tunnel et restèrent là, frissonnant
malgré la chaleur et le renfermé, jusqu'à l'apparition de
l'aube pâle dans l'entrebâillement de la porte. De temps à
autre, ils pouvaient entendre croître dans la nuit, puis passer et
s'évanouir le grondement du dragon en vol, tandis qu'il tournoyait dans
sa chasse autour de la montagne.
Il avait deviné, à la
présence des poneys et aux traces des campements, que des hommes
étaient venus de la rivière et du lac, et il avait fouillé
le flanc de la montagne à partir de la vallée où
étaient les poneys ; mais la porte avait échappé
à son regard scrutateur, et les hautes parois du petit renfoncement
l'avaient tenu à l'abri de ses flammes les plus ardentes. Longtemps, il
avait chassé sans résultat, quand l'aube refroidit sa
colère, et il regagna sa couche dorée pour dormir - et pour
reprendre de nouvelles forces. Il se refusait à oublier ou à
pardonner le vol, dussent mille ans le changer en pierre brûlante, mais il
pouvait se permettre d'attendre. Avec lenteur et en silence, il rampa
jusqu'à son antre et ferma à demi les yeux.
Quand vint
le matin, la terreur des nains se fit moins grande. Ils se rendaient compte que
les dangers de cette sorte étaient inévitables lorsqu'on avait
affaire à pareil gardien, et qu'il eût été absurde
d'abandonner leur quête à ce point. Ils ne pouvaient d'ailleurs
s'échapper pour le moment, comme Thorïn l'avait signalé.
Leurs poneys étaient perdus ou avaient été tués, et
il leur faudrait attendre que Smaug relâchât suffisamment sa
surveillance pour se risquer au long parcours à pied. Par bonheur, ils
avaient sauvé suffisamment de provisions pour subsister quelque
temps.
Ils débattirent longuement de la conduite à
tenir, mais ils ne trouvèrent aucun moyen de se débarrasser de
Smaug - ce qui avait toujours été le point faible de leurs
plans, comme Bilbo eut envie de le leur faire remarquer. Puis comme il est
habituel aux gens réduits à quia, ils commencèrent à
récriminer contre le hobbit, le blâmant de ce qui, au début,
leur avait fait tant de plaisir : d'avoir rapporté une coupe et
d'avoir éveillé si tôt la colère de
Smaug.
- Que pensez-vous que doive faire un cambrioleur ?
demanda Bilbo avec irritation. Je n'ai pas été engagé pour
tuer des dragons, ce qui est la tâche d'un guerrier, mais pour voler un
trésor. J'ai commencé du mieux que j'ai pu. Espériez-vous
donc me voir revenir en trottant avec tout l'amas de richesses de Thror sur le
dos ? Si quelqu'un a le droit de grogner, c'est plutôt moi. Vous
auriez dû amener cinq cents cambrioleurs et non un seul. Assurément
cela fait grand crédit à votre aïeul, mais vous ne pouvez pas
prétendre m'avoir jamais éclairé sur la vaste
étendue de ses biens. Il me faudrait des centaines d'années pour
remonter tout cela, quand bien même je serais cinquante fois plus grand et
Smaug aussi doux qu'un lapin.
Après cette sortie,
évidemment, les nains lui demandèrent
pardon.
- Que proposez-vous de faire, alors, monsieur
Baggins ? demanda poliment Thorïn.
- Je n'en ai aucune
idée pour le moment - si vous voulez parler de l'enlèvement
du trésor. Cela dépend évidemment tout à fait de
quelque retournement de la chance et d'une occasion de se débarrasser de
Smaug. Se débarrasser de dragons n'est pas du tout mon rayon, mais j'y
penserai de mon mieux. Personnellement, je n'ai aucun espoir, et je voudrais
bien être de nouveau en sécurité chez
moi.
- Ne vous inquiétez pas de cela pour
l'instant ! Que devons-nous faire maintenant,
aujourd'hui ?
- Eh bien, si vous désirez vraiment
mon avis, je dirai que nous n'avons rien d'autre à faire que rester
où nous sommes. De jour, nous pouvons sans doute nous glisser dehors sans
trop de danger pour prendre un peu l'air. Peut-être avant peu
pourrons-nous choisir un ou deux d'entre nous pour aller nous
réapprovisionner à la réserve près de la
rivière. Mais entre-temps, tout le monde devrait être bien à
l'intérieur du tunnel à la nuit.
« Je vais
toutefois vous faire une proposition. J'ai mon anneau, et je descendrai ce midi
même - c'est alors ou jamais que Smaug devrait faire un somme -
pour voir ce qu'il manigance. Peut-être se présentera-t-il quelque
chose. « Tout ver a son point faible », comme disait mon
père, bien que ce ne fût pas d'après son expérience
personnelle, j'en suis sûr.
Les nains acceptèrent
naturellement cette offre avec empressement. Ils en étaient
déjà venus à respecter le petit Bilbo. Il était
devenu maintenant le chef réel de leur aventure. Il avait commencé
d'avoir des idées et des plans à lui. Midi venu, il
s'apprêta à descendre pour une nouvelle expédition à
l'intérieur de la Montagne. Il n'aimait pas cela, bien sûr, mais
c'était moins terrible maintenant qu'il savait plus ou moins ce qui
l'attendait. S'il en avait su plus long sur les dragons et sur leurs ruses, il
aurait peut-être été davantage effrayé et il aurait
eu moins d'espoir de trouver celui-en en train de sommeiller.
Le
soleil brillait lors de son départ, mais dans le tunnel, il faisait aussi
noir que la nuit. La lumière venue de la porte presque fermée ne
tarda pas à s'évanouir à mesure qu'il descendait. Son
avance était si silencieuse qu'une fumée portée sur une
douce brise l'aurait à peine été davantage, et il
était enclin à une certaine fierté de lui-même quand
il approcha de la porte inférieure. On ne voyait qu'une lueur
extrêmement faible.
« Le vieux Smaug est
fatigué et il dort, pensa-t-il. Il ne peut me voir et il ne m'entendra
pas. Courage, Bilbo ! »
Il avait oublié ou
avait toujours ignoré le sens olfactif des dragons. C'est aussi un fait
curieux qu'ils peuvent garder un oeil à demi ouvert pour surveiller les
alentours pendant leur sommeil, s'ils ont quelque
soupçon.
Smaug paraissait certainement plongé dans un
profond sommeil ; il semblait mort et sombre, et il y avait à peine
un ronflement en plus d'une bouffée de vapeur visible quand Bilbo jeta
une nouvelle fois un regard de l'entrée. Il allait pénétrer
sur le sol de la cave, quand il aperçut un soudain rayon rouge, mince et
perçant, qui sortait de sous la paupière abaissée de
l'œil gauche de Smaug. Il ne faisait que semblant de dormir ! Il
surveillait l'entrée du tunnel ! Bilbo recula précipitamment,
bénissant la chance qu'il avait de posséder son
anneau.
Alors, Smaug parla.
- Eh bien, voleur !
Je te sens et je sens ton air. Je t'entends respirer. Approche donc !
Sers-toi de nouveau, il y a de quoi et plus qu'il n'en
faut !
Mais Bilbo n'était pas tout à fait ignare
en la connaissance des dragons et, si Smaug espérait le faire approcher
aussi aisément que cela, il fut
déçu :
- Non, merci, ô Smaug le
Terrible ! répondit-il. Je ne suis pas venu chercher des cadeaux. Je
voulais seulement vous regarder pour voir si vous étiez vraiment aussi
grand que le disent les récits. Je ne le croyais
pas.
- Et maintenant ? dit le dragon, un peu flatté,
même s'il se méfiait beaucoup.
- Pour être
franc, les chants et les contes sont très en dessous de la
réalité, ô Smaug, Première et Principale des
Calamités, répliqua Bilbo.
- Tu as de bonnes
manières pour un voleur et un menteur, dit le dragon. Mon nom semble
t'être tout à fait familier, mais je ne me souviens pas de t'avoir
déjà senti. Qui es-tu et d'où viens-tu, s'il m'est permis
de te le demander ?
- Certainement ! Je viens de sous
la colline et mon chemin menait sous la colline et pardessus les collines. Et
par les airs. Je suis celui qui marche invisible.
- Je veux bien
le croire, dit Smaug, mais ce n'est guère là ton nom
usuel.
- Je suis le découvreur de clefs, le coupeur de
toiles, la mouche piquante. J'ai été choisi pour le bon
numéro.
- Voilà de beaux titres ! fit le
dragon d'un ton sarcastique. Mais les bons numéros ne sortent pas
toujours.
- Je suis cela qui enterre ses amis vivants, les noie
et les retire de nouveau vivants de l'eau. Je suis venu du fond d'un sac, mais
aucun sac ne m'a
recouvert.
[5]- Ces
titres-là ne me paraissent pas aussi honorables, dit Smaug,
railleur.
- Je suis l'ami des ours et l'hôte des aigles.
Je suis Gagnantdanneau et Porteurdechance ; je suis Monteur de tonneaux,
poursuivit Bilbo, qui commençait de se plaire à ses
énigmes.
- Voilà qui est mieux ! dit Smaug.
Mais ne te laisse pas emporter par ton imagination.
C'est ainsi,
naturellement, qu'il convient de parler aux dragons lorsqu'on ne veut pas
révéler son vrai nom (ce qui est sage) et qu'on ne veut pas non
plus les rendre furieux en leur opposant un refus catégorique (ce qui est
tout aussi sage). Aucun dragon ne peut résister à la fascination
de propos énigmatiques et ne peut se retenir de perdre son temps à
essayer de les comprendre. Il y avait quantité de choses dans ceux-ci que
Smaug ne comprenait pas du tout (bien que vous, vous les compreniez, je suppose,
puisque vous connaissez toutes les aventures auxquelles Bilbo faisait allusion),
mais il croyait en comprendre suffisamment et il riait en son vilain for
intérieur.
« C'est bien ce que je pensais hier soir,
se dit-il en souriant. Des gens du lac, quelque sale plan de ces
misérables gens du lac qui font le trafic des tonneaux, ou je ne suis
qu'un lézard. Je ne suis pas descendu de ce côté depuis des
siècles ; mais je ne vais pas tarder à y mettre bon
ordre ! »
- Très bien, ô Monteur de
Tonneaux ! dit-il à voix haute. Peut-être Tonneaux
était-ce le nom de ton poney ; mais peut-être que non, bien
qu'il fût assez gros. Tu peux marcher invisible, mais tu n'as pas fait
tout le chemin à pied. Permets-moi de te dire que j'ai mangé hier
soir six poneys et que j'attraperai et mangerai tous les autres avant peu. En
remerciement de cet excellent repas, je vais te donner pour ton bien un bon
conseil : n'aie pas trop affaire avec les nains, si tu peux
l'éviter !
- Les nains ! dit Bilbo avec une
feinte surprise.
- Ne me raconte pas d'histoires ! dit
Smaug. Je connais l'odeur (et le goût) des nains - personne ne les
connaît mieux que moi. Ne viens pas me dire que je pourrais manger un
poney qui a été monté par des nains, sans le savoir !
Tu finiras mal, si tu fréquentes de pareils amis, Voleur Monteur de
Tonneaux. Tu peux aller le leur dire de ma part.
Mais il n'avoua pas
à Bilbo qu'il y avait une odeur qu'il n'arrivait pas à
identifier : l'odeur de hobbit ; elle lui était inconnue, ce
qui l'embarrassait grandement.
- Je suppose que tu as
tiré un bon prix de cette coupe, hier soir ? poursuivit-il. Est-ce
vrai ? allons ! Rien du tout ? Voilà qui est bien d'eux.
Et je suppose qu'ils se dérobent à l'ouvrage là
dehors : c'est à toi qu'il appartient de faire tout le travail
dangereux et d'attraper ce que tu peux pendant que je ne regarde pas - et
cela pour eux ? Et tu recevras une honnête part ? N'en crois
rien ! Tu auras bien de la chance si tu en sors vivant.
Bilbo
commençait à se sentir vraiment mal à l'aise. Il tremblait
chaque fois que l'éclair de l'oeil errant de Smaug, qui le cherchait dans
l'ombre, passait sur lui, et il était saisi d'un désir
inexplicable de se précipiter en avant, de se montrer et de dire la
vérité au dragon. En fait, il était en grand danger de
tomber sous le charme des dragons. Mais rassemblant son courage, il éleva
de nouveau la voix :
- Vous ne savez pas tout, ô
Smaug le Puissant, dit-il. Ce n'est pas seulement l'or qui nous a amenés
ici.
- Ha, ha ! Tu admets le
« nous » ! s'écria sardoniquement Smaug.
Pourquoi ne pas dire « nous quatorze » pour en terminer,
monsieur le Bon numéro ? Je suis heureux d'apprendre que vous aviez
dans ces régions un autre but en dehors de mon or. Dans ce cas,
peut-être ne perdrez-vous pas entièrement votre
temps.
« Je ne sais pas s'il vous est venu à
l'idée que, même si vous pouviez voler l'or bribe par bribe -
ce qui serait l'affaire d'une centaine d'années -, vous ne pourriez
l'emporter bien loin ? Il ne servirait pas de grand-chose au flanc de la
montagne. Ni dans la forêt. Vous n'avez donc jamais songé à
cet attrape-nigaud, Dieu me bénisse ! Une part d'un
quatorzième ou quelque chose d'approchant, je gage ;
c'étaient là vos conventions, hein ? Mais la livraison ?
Et le transport ? Et les gardes armés et les
péages ?
Là-dessus, Smaug partit d'un grand rire.
Il avait le cœur méchant et roublard, et il savait que ses
hypothèses étaient proches de la vérité ; il
soupçonnait toutefois que les Hommes du Lac étaient à la
base du plan et que la plus grosse part du butin était censée
s'arrêter dans la ville située sur la rive et nommée
à l'origine Esgaroth.
Vous aurez peine à le croire,
mais le pauvre Bilbo fut vraiment déconcerté. Jusqu'alors, il
avait consacré toute sa pensée et toute son énergie
à parvenir jusqu'à la Montagne et à en découvrir
l'entrée. Il ne s'était jamais soucié de la façon
d'enlever le trésor et encore moins de savoir comment rapporter aussi
loin que Bag-End Sous La Colline toute part qui pourrait lui
échoir.
Alors, un vilain soupçon commença de
s'élever dans son esprit : les nains avaient-ils, eux aussi,
négligé ce point important, ou s'étaient-ils tout au long
moqués de lui sous cape ? C'est là l'effet de la parole d'un
dragon sur les gens qui manquent d'expérience. Bilbo aurait dû
être sur ses gardes, bien sûr ; mais Smaug avait une
personnalité assez irrésistible.
- Je vous le
répète, dit le hobbit, s'efforçant de demeurer loyal envers
ses amis et de tenir bon, l'or n'a été pour nous qu'une
pensée après coup. Nous sommes venus par-dessus et sous les
collines, contre vents et marées, pour prendre notre
Revanche.
Vous devez bien vous rendre compte, ô Smaug aux richesses
incommensurables, que votre succès vous a fait des ennemis
acharnés.
Smaug partit alors d'un rire véritable -
ce fut un bruit dévastateur qui projeta Bilbo sur le sol, tandis que
là-haut dans le tunnel, les nains se blottissaient les uns contre les
autres, imaginant que le hobbit avait soudain rencontré une fin
fatale.
- Une revanche ! s'écria-t-il avec un grand
reniflement. (Et la lueur de ses yeux éclaira brusquement la salle du sol
à la voûte comme un éclair écarlate.) Une
revanche ! Le Roi sous la Montagne est mort et où donc sont ses
parents qui oseraient aspirer à la revanche ? Girion, Seigneur de
Dale, est mort, et j'ai mangé ses gens comme un loup parmi les moutons,
et où sont les fils de ses fils qui oseraient m'approcher ? Je tue
partout où je veux et nul n'ose me résister. J'ai abattu les
guerriers de jadis, et ils n'ont pas de pareils au monde aujourd'hui. Je
n'étais alors que tout jeune et tendre. Maintenant, je suis vieux et
fort, fort, fort. Voleur dans les Ombres ! s'écria-t-il d'un air
triomphant. Mon armure vaut dix boucliers, mes crocs sont des
épées, mes griffes des lances, le choc de ma queue est semblable
à la foudre, mes ailes à un ouragan et mon souffle est
mortel !
- J'ai toujours entendu dire, fit Bilbo sur un
petit ton aigu d'effroi, que les dragons étaient plus mous par
en-dessous, surtout dans la région de... euh, euh . . . du
poitrail ; mais sans doute quelqu'un d'aussi bien fortifié y a-t-il
songé.
Le dragon s'arrêta net dans ses
vantardises :
- Tes renseignements sont
périmés, jeta-t-il d'un ton sec. Je suis cuirassé, sur le
dessous comme sur le dessus, d'écailles de fer et de gemmes dures. Aucune
lame ne peut me percer.
- J'aurais pu le deviner, dit Bilbo. En
vérité, on ne pourrait trouver nulle part l'égal du
Seigneur Smaug l'Impénétrable. Quelle splendeur de posséder
un gilet de magnifiques diamants !
- Oui, c'est
assurément rare et merveilleux, dit Smaug, se rengorgeant.
Il
ignorait que le hobbit avait entrevu son revêtement de dessous lors d'une
précédente visite et qu'il grillait de l'envie de voir la chose de
plus près pour des raisons personnelles. Le dragon se retourna sur le
dos :
- Regarde, dit-il. Que penses-tu de
cela ?
- Merveilleux ! Eblouissant !
Parfait ! Sans défaut ! Renversant ! s'exclama Bilbo, mais
il pensait intérieurement : « Vieux fou ! Il y a un
grand morceau dans le creux du sein gauche qui est aussi dénudé
qu'un escargot sorti de sa coquille ! »
Après
avoir vu cela, la seule idée de M. Baggins fut de se
sauver :
- Eh bien, je ne dois vraiment pas retenir plus
longtemps Votre Magnificence, dit-il, ou l'empêcher de prendre un repos
dont elle doit avoir grand besoin. Il faut beaucoup se dépenser, je
pense, pour attraper les poneys quand ils ont une bonne avance. De même
pour les cambrioleurs, ajoute-t-il en flèche du Parthe, filant comme un
dard dans le tunnel.
La remarque était malheureuse, car le
dragon lança derrière lui des flammes terrifiantes et, en
dépit de la rapidité avec laquelle il remontait la pente, il
n'était pas arrivé du tout assez loin pour être à
l'aise quand l'horrible tête de Smaug s'appliqua contre l'ouverture.
Heureusement pour lui, toute la tête et la mâchoire du dragon ne
pouvaient se forcer un passage, mais les naseaux lancèrent du feu et de
la vapeur à sa poursuite ; il fut presque atteint et il continua de
s'enfuir à l'aveuglette, trébuchant, en proie à une grande
souffrance et à une peur affreuse. Il avait été assez
satisfait de l'habileté avec laquelle il avait mené la
conversation avec Smaug, mais son erreur finale le ramena brutalement à
plus de raison.
« Il ne faut jamais se moquer des dragons
vivants, Bilbo, pauvre idiot ! se dit-il. (Il devait si souvent le
répéter par la suite que cela passa en adage.) Tu es loin
d'être sorti de cette aventure. » ajouta-t-il (ce qui
était également assez vrai).
L'après-midi
tournait au soir quand il ressortit, vacilla et tomba sans connaissance
« sur le pas de la porte ». Les nains le ramenèrent
à lui et soignèrent ses blessures de leur mieux ; mais il
fallut longtemps pour que les cheveux du dos de sa tête et les poils de
ses talons repoussassent convenablement : ils avaient tous
été roussis et grillés jusqu'à la peau. Entre-temps,
ses amis firent tout leur possible pour le remonter ; et ils se
montrèrent avides d'entendre son histoire, désireux surtout de
savoir pourquoi le dragon avait fait un bruit si effrayant et comment Bilbo
s'était échappé.
Mais le hobbit était
soucieux et mal à son aise, et ils eurent de la peine à tirer
quelque chose de lui. En repensant à ce qui s'était passé,
il regrettait à présent certaines des choses qu'il avait dites au
dragon, et il ne tenait pas à les répéter. La vieille grive
était perchée sur un rocher voisin, et elle écoutait tout
ce qu'il disait. Un fait montrera la mauvaise humeur de Bilbo : il ramassa
un caillou et le lança contre l'oiseau, qui se contenta de
s'écarter en voletant et revint aussitôt.
- Au
diable cet animal ! s'écria Bilbo avec irritation. J'ai l'impression
qu'il écoute, et je n'aime pas son air.
- Laissez-le
donc ! dit Thorïn. Les grives sont de bons et gentils oiseaux -
celle-ci est très vieille assurément et c'est peut-être la
dernière représentante de l'ancienne race qui vivait par ici,
apprivoisée des mains de mon père et de mon grand-père.
C'était une race très ancienne et magique, et cette grive-ci
pourrait même être de celles qui vivaient à cette
époque, il y a deux cents ans ou plus. Les Hommes de Dale comprenaient
autrefois leur langage, et ils les utilisaient comme messagères
auprès des Hommes du Lac et ailleurs.
- Eh bien, nous
aurons bien des nouvelles à porter à Lacville, si c'est cela
qu'elle attend, dit Bilbo : mais je suppose qu'il n'y reste plus personne
qui se soucie du langage des grives.
- Mais que s'est-il
passé ? s'écrièrent les nains. Continuez votre
récit, de grâce !
Bilbo leur raconta donc tout ce
qu'il pouvait se rappeler, et il avoua avoir eu le sentiment
désagréable que le dragon avait deviné trop de choses
d'après ses énigmes, ajoutées aux campements et aux
poneys.
- Je suis sûr qu'il sait que nous venons de
Lacville et que nous y avons trouvé de l'aide ; et j'ai l'horrible
sentiment que sa prochaine expédition pourra être dans cette
direction. Si seulement je n'avais pas parlé de Monteur de
Tonneaux ! Cette allusion dans cette région ferait penser aux Hommes
du Lac même à un lapin aveugle.
- Bah ! On n'y
peut rien, et il est difficile de ne laisser échapper aucune
étourderie quand on parle à un dragon ; tout au moins est-ce
ce que j'ai toujours entendu dire, fit Balïn, désireux de le
réconforter. Je trouve que vous vous êtes très bien
débrouillé, si vous voulez mon avis - vous avez
découvert une chose très utile en tout cas, et vous êtes
revenu vivant ; la plupart de ceux qui se sont entretenus avec les
semblables de Smaug ne sauraient en dire autant. Ce peut être une
grâce et une bénédiction de connaître l'endroit
dénudé dans le gilet de diamant du vieux Ver.
Cette
réflexion détourna la conversation, et tous se mirent à
discuter des tueries de dragons, historiques, douteuses ou mythiques, des
diverses sortes de poignardages, coups de pointe et coups de bas en haut, et des
différents artifices, moyens et stratagèmes qui avaient permis de
les mener à bien. L'opinion générale fut qu'attraper un
dragon pendant son sommeil n'était pas aussi aisé qu'il le
paraissait et qu'à tenter d'en percer un endormi on risquait davantage
d'entraîner un désastre qu'en l'attaquant hardiment de front. Tout
le temps qu'ils parlaient, la grive écoutait, jusqu'au moment où,
les étoiles commençant enfin à se montrer, elle ouvrit
silencieusement ses ailes et s'envola. Et tout le temps qu'ils parlaient et que
les ombres s'allongeaient, Bilbo devenait de plus en plus soucieux, tandis que
ses pressentiments s'affirmaient.
Il finit par interrompre la
conversation :
- Je suis sûr que nous sommes
très exposés, dit-il, et je ne vois pas à quoi il sert de
rester assis ici. Le dragon a desséché toute l'agréable
verdure et, de toute façon, la nuit est venue et il fait froid. Mais j'ai
le pressentiment que cet endroit va subir une nouvelle attaque, Smaug sait
à présent comment je suis descendu jusqu'à sa salle, et
vous pouvez vous fier à lui pour découvrir où se trouve
l'autre bout du tunnel. Il réduira en miettes tout ce côté
de la Montagne, si c'est nécessaire, pour bloquer notre entrée, et
si nous sommes écrasés en même temps, il n'en sera que plus
content.
- Vous êtes bien sombre, monsieur Baggins !
dit Thorïn. Pourquoi Smaug n'a-t-il pas bouché
l'extrémité inférieure alors, s'il tient tant à nous
faire rester au-dehors ? Il ne l'a pas fait, ou nous l'aurions
entendu.
- Je n'en sais rien, je n'en sais rien - parce
qu'au début il voulait essayer de m'attirer de nouveau à
l'intérieur, je suppose, et peut-être, maintenant, attend-il la fin
de sa chasse de ce soir, ou encore, peut-être ne veut-il pas abîmer
sa chambre à coucher s'il peut l'éviter -, mais je voudrais
bien que vous cessiez de discuter. Smaug va sortir d'une minute à l'autre
maintenant, et notre seul espoir est de nous enfoncer loin dans le tunnel
après avoir fermé la porte.
Il parlait avec une telle
conviction que les nains se décidèrent à faire ce qu'il
disait, malgré quelque hésitation à fermer la porte -
le plan semblait désespéré, car nul ne savait si et comment
on pourrait la rouvrir de l'intérieur, et la pensée d'être
enfermés en un endroit d'où la seule issue passait par l'antre du
dragon ne leur souriait pas le moins du monde. Et puis tout paraissait
parfaitement calme, tant au-dehors que dans le tunnel. Aussi
restèrent-ils pendant un long moment à parler, assis à
l'intérieur, pas trop loin de la porte
entrebâillée.
La conversation tomba sur les
méchants commentaires du dragon au sujet des nains. Bilbo aurait voulu ne
les avoir jamais entendus ou au moins aurait-il souhaité être tout
à fait assuré de la sincérité des nains quand ils
déclaraient à présent n'avoir jamais pensé à
ce qui arriverait quand le trésor serait acquis.
- Nous
savions que ce serait une aventure désespérée, dit
Thorïn, et nous le savons encore ; mais je continue à penser
qu'il sera temps de réfléchir à ce que nous en ferons,
quand nous le tiendrons. Quant à votre part, monsieur Baggins, je vous
assure que nous vous sommes plus que reconnaissants et vous choisirez votre
quatorzième comme vous l'entendrez, aussitôt que nous aurons
quelque chose à partager. Je suis navré que vous vous tourmentiez
pour le transport et j'admets que les difficultés sont grandes - les
terres ne sont, certes, pas devenues moins sauvages avec le temps, bien au
contraire -, mais nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider et
nous prendrons notre part des frais, le moment venu. Croyez-moi ou ne me croyez
pas, selon qu'il vous plaira !
De là, l'entretien passa
au grand trésor et au souvenir qu'en avaient Thorïn et Balïn.
Ils se demandaient si tout l'amas se trouvait toujours, intact, dans la salle
d'en bas : les lances, fabriquées pour les armées du grand
roi Bladorthïn (depuis longtemps mort), dont chacune avait un fer par trois
fois forgé et un bois finement incrusté d'or, mais qui n'avaient
jamais été payées ni livrées ; les boucliers
faits pour des guerriers depuis longtemps disparus ; la grande coupe de
Thror, à deux anses, martelée et ciselée d'oiseaux et de
fleurs aux yeux et aux pétales de joyaux ; les cottes de mailles
dorées ou argentées et impénétrables ; le
collier de Girion, Seigneur de Dale, fait de cinq cents émeraudes vertes
comme l'herbe, qu'il avait donné pour l'armement de son fils
aîné d'une cotte de mailles liées par les nains, telle qu'on
n'en avait jamais fait de pareille, car, forgée dans l'argent pur, elle
avait la force et la puissance de l'acier triple. Mais ce qu'il y avait de plus
beau, c'était la grande pierre blanche que les nains avaient
trouvée sous le fondement de la Montagne, l'Arkenstone de
Thraïn.
- L'Arkenstone ! l'Arkenstone ! murmura
Thorïn dans l'obscurité, rêvant à demi, le menton sur
les genoux. C'était comme un globe à mille facettes ; elle
brillait comme l'argent à la lumière du feu, comme l'eau dans le
soleil, comme la neige sous les étoiles, comme la pluie sur la
Lune !
Mais le désir enchanté du trésor
avait quitté Bilbo. Durant tout l'entretien des nains, il ne les avait
écoutés que d'une oreille distraite. Il était assis le plus
près de la porte, une oreille tendue pour entendre le moindre bruit
au-dehors et l'autre guettant les échos au delà du murmure de ses
amis, guettant tout bruissement en provenance d'en
bas.
L'obscurité se fit plus profonde, et il devint de plus en
plus soucieux.
- Fermez la porte ! les conjura-t-il. Je
crains ce dragon jusqu'à la moelle de mes os. Je déteste encore
bien plus ce silence que tout le vacarme d'hier soir. Fermez la porte avant
qu'il ne soit trop tard !
Quelque chose dans le son de sa voix
éveilla chez les nains une certaine inquiétude. Thorïn, se
dégagea de ses rêves, se leva et repoussa du pied la pierre qui
calait la porte. Ils s'arc-boutèrent, et le battant se referma avec un
bruit sec et métallique. Il ne restait à l'intérieur
aucune trace de serrure. Ils étaient enfermés dans la
Montagne !
Et il était temps. A peine
s'étaient-ils un peu éloignés dans le tunnel qu'un grand
coup frappa le flanc de la Montagne, semblable au fracas de béliers faits
de chênes de la forêt et maniés par des géants. Le
rocher retentit, les parois craquèrent et des pierres tombèrent de
la voûte sur leurs têtes. Que serait-il advenu si la porte avait
encore été ouverte, je préfère ne pas y penser. Ils
s'enfuirent plus loin dans le tunnel, heureux d'être toujours en vie,
tandis que derrière eux, au-dehors, ils entendaient les rugissements et
les grondements de fureur de Smaug. Il brisait les rochers en morceaux,
écrasant paroi et escarpements des coups de son énorme queue,
jusqu'à ce que leur petit terrain de campement là-haut, l'herbe
roussie, la pierre de la grive, les murs couvert s d'escargots, l'étroite
corniche et tout aient disparu dans un pêle-mêle de fragments et une
avalanche d'éclats de pierres dégringola par-dessus l'escarpement
dans la vallée d'en-bas.
Smaug avait quitté son antre
en tapinois et avait pris silencieusement son vol ; puis, il avait
plané avec une lourde lenteur dans l'obscurité, tel un monstrueux
corbeau, se laissant porter par le vent vers l'ouest de la Montagne, dans
l'espoir d'attraper à l'improviste quelque chose ou quelqu'un et de
repérer la sortie du passage qu'avait emprunté le voleur. Le
fracas était l'éclatement de sa colère quand il n'avait
rien pu trouver ni voir, même à l'endroit où il avait
deviné que devait se trouver la sortie.
Après avoir
ainsi donné vent à sa rage, il se sentit mieux et il se dit en
lui-même qu'il ne serait plus inquiété de ce
côté. Mais il avait une plus ample vengeance à
tirer :
- Monteur de Tonneaux ! grogna-t-il. Tes pieds
venaient du bord de l'eau et c'est en remontant la rivière que tu es
arrivé, il n'y a aucun doute. Je ne connais pas ton odeur, mais si tu
n'es pas un de ces hommes du Lac, tu as reçu leur aide. Ils vont me voir,
et ils se rappelleront quel est le véritable Roi sous la
Montagne !
Il s'éleva, flamboyant, et partit vers le sud,
vers la Rivière Courante.
Cependant, les nains étaient assis dans les ténèbres,
et le silence s'établit autour d'eux. Ils mangèrent peu et
parlèrent peu. Ils ne pouvaient évaluer l'écoulement du
temps ; et ils osaient à peine bouger, car le murmure de leurs voix
répercutait son bruissement dans le tunnel. S'ils s'assoupissaient, ils
s'éveillaient toujours dans l'obscurité et dans un silence
continu. Enfin, après des jours et des jours d'attente, à ce qu'il
leur semblait, commençant à étouffer et à être
étourdis par le manque d'air, ils ne purent plus supporter leur
situation. Ils auraient presque accueilli avec joie les sons du retour du dragon
en bas. Dans le silence, ils redoutaient quelque ruse diabolique de sa part,
mais ils ne pouvaient rester là
éternellement.
Thorïn parla
- Essayons
voir la porte ! dit-il. Il faut que je sente bientôt le vent sur ma
figure, sans quoi je vais mourir. Je crois que j'aimerais encore mieux
être réduit en miettes par Smaug en plein air que de continuer
à suffoquer ici !
Quelques-uns des nains se
levèrent donc et se dirigèrent à tâtons vers la
porte. Mais ils s'aperçurent que l'extrémité
supérieur du tunnel avait été ébranlée et
obstruée par des rochers brisés. Ni la clef ni la magie à
laquelle elle obéissait autrefois ne rouvriraient plus cette
porte.
- Nous sommes pris au piège !
gémirent-ils. C'est la fin. Nous allons mourir ici.
Mais
curieusement, au moment même où les nains
désespéraient le plus, Bilbo sentit son cœur
s'alléger, comme si un poids pesant avait disparu de sous son
gilet.
- Allons, allons ! dit-il. « Tant qu'il y
a de la vie, il y a de l'espoir ! » comme disait mon père,
et « La troisième fois rapporte pour toutes ». Je
vais descendre encore dans le tunnel. J'ai été à
deux reprises par là, sachant qu'il y avait un dragon à l'autre
bout ; je vais donc risquer une troisième visite, alors que je n'en
suis plus sûr. De toute façon, la seule issue est par en bas. Et je
crois que, cette fois-ci, vous feriez mieux de venir tous avec
moi.
En désespoir de cause, ils acquiescèrent, et
Thorïn fut le premier à aller de l'avant au côté de
Bilbo.
- Maintenant, faites bien attention ! murmura le
hobbit et soyez aussi silencieux que vous le pouvez ! Il se peut qu'il n'y
ait pas de Smaug au fond, mais il se peut aussi qu'il y soit. Ne prenons pas de
risques inutiles !
Ils descendirent, descendirent. Les nains ne
pouvaient rivaliser avec le hobbit pour ce qui était de la marche
silencieuse, bien sûr : ils haletaient et traînaient
passablement les pieds, et l'écho amplifiait dangereusement ces sons mais
bien que, dans sa crainte, Bilbo s'arrêtât de temps à autre
pour prêter l'oreille, pas un mouvement ne se faisait entendre en bas.
Près de l'extrémité du tunnel, pour autant qu'il pouvait en
juger, Bilbo enfila son anneau et partit en avant. Mais cette précaution
n'était pas nécessaire : les ténèbres
étaient complètes et ils étaient tous invisibles, avec ou
sans anneau. En fait, il faisait si noir que le hobbit arriva à
l'ouverture à l'improviste, posa la main dans le vide, trébucha en
avant et roula tête première dans la salle !
Il
resta là étendu, le visage contre terre, n'osant se relever ni
même presque respirer. Mais rien ne bougea. Il n'y eut pas un rayon de
lumière - si ce n'est, lui sembla-t-il, quand enfin il leva
lentement la tête, une pâle lueur blanche au-dessus de lui et
très loin dans l'obscurité. Mais ce n'était certainement
pas une étincelle de feu de dragon, encore que l'odeur de ver fût
lourde en cet endroit et qu'il eût sur la langue le goût de la
vapeur.
Finalement, M. Baggins ne put le supporter plus
longtemps :
- Que le diable t'emporte, Smaug, espèce
de ver ! vagit-il tout haut. Cesse de jouer à cache-cache !
Donne-moi de la lumière et puis mange-moi, si tu peux
m'attraper !
De faibles échos coururent autour de la
salle invisible, mais il n'y eut pas de réponse.
Bilbo se
releva et s'aperçut qu'il ne savait pas dans quelle direction se
tourner.
« Je me demande quel diable de jeu joue Smaug, se
dit-il. Il n'est pas chez lui aujourd'hui (ou ce soir, pour ce que j'en sais),
je crois. Si Oïn et Gloïn n'ont pas perdu leurs briquets,
peut-être pourrons-nous avoir un peu de lumière et examiner les
aîtres avant que la chance ne tourne. »
- De la
lumière ! cria-t-il. Quelqu'un ne peut-il faire de la
lumière ?
Les nains avaient été
naturellement très effrayés quand Bilbo avait
trébuché sur la marche et était tombé avec un coup
sourd dans la salle. et ils étaient restés serrés les uns
contre les autres là même où il les avait laissés au
bout du tunnel.
- Ssst ! Ssst ! sifflèrent-ils
en entendant sa voix.
Bien que cela aidât le hobbit à
découvrir où ils étaient, il lui fallut un moment pour rien
obtenir d'autre. Mais enfin, quand Bilbo se mit positivement à
trépigner en criant « De la lumière ! »
de sa voix la plus aiguë, Thorïn céda et renvoya Oïn et
Gloïn à leurs paquets en haut du tunnel.
Après
quelque temps, une lueur clignotante annonça leur retour ; Oïn
tenait une petite torche de pin et Gloïn portait sous le bras un paquet de
réserve. Bilbo trotta vivement jusqu'à la porte et prit la
torche ; mais il ne put persuader les nains d'allumer les autres, non plus
que de venir encore le rejoindre. Comme Thorïn l'expliqua soigneusement, M.
Baggins était toujours officiellement leur cambrioleur et investigateur
expert. S'il lui plaisait de risquer une lumière, c'était son
affaire. Ils attendraient son rapport dans le tunnel. Ils s'assirent donc
près de la porte et observèrent.
Ils virent la petite
forme sombre du hobbit traverser la salle, tenant bien haut sa minuscule
lumière. De temps à autre, tant qu'il fut encore assez
près, ils percevaient un reflet et un tintement comme s'il
trébuchait sur quelque objet d'or. La lumière diminua comme il
s'éloignait dans la vaste salle ; puis elle commença de
s'élever en dansant dans l'air. Bilbo escaladait le grand monceau du
trésor. Il fut bientôt debout sur le sommet, et il poursuivit son
chemin. Ils le virent alors s'arrêter et se baisser un moment, mais ils en
ignoraient la raison.
C'était l'Arkenstone, le Cœur de la
Montagne. Bilbo le devina d'après la description de Thorïn ;
mais en vérité, il ne pouvait exister deux joyaux pareils,
même dans un entassement aussi prodigieux, même dans le monde
entier. Tout le temps qu'il grimpait, la même lueur blanche avait
brillé devant lui, attirant ses pieds. Lentement, elle se mua en un petit
globe de lumière blafarde. Et maintenant, comme il approchait, ce globe
se teintait à la surface d'un scintillement multicolore,
réfléchi de la lumière vacillante de sa torche. Enfin, il
abaissa son regard sur la pierre et il eut le souffle coupé. Le grand
joyau brillait à ses pieds de sa propre lumière interne et
pourtant, taillé et façonné par les nains qui l'avaient
sorti du cœur de la montagne il y avait bien longtemps, il saisissait toute
lumière qui tombait sur lui et la transformait en des milliers
d'étincelles au rayonnement blanc irisé de tous les reflets de
l'arc-en-ciel.
Soudain, le bras de Bilbo s'avança,
attiré par l'enchantement de la pierre. Sa petite main ne pouvait se
refermer dessus, car c'était une grande et lourde gemme ; mais il la
souleva, ferma les yeux et la mit dans sa poche la plus
profonde.
« Maintenant, je suis un cambrioleur pour de
vrai ! pensa-t-il. Mais je suppose qu'il va me falloir en parler aux
nains - un jour ou l'autre. Ils ont bien dit que je pourrais choisir ma
propre part ; et je crois que je choisirai ceci, dussent-ils même
prendre tout le reste ! »
Il avait tout de même
le désagréable sentiment que le choix qui lui avait
été reconnu ne s'étendait pas à cette pierre
merveilleuse et qu'il en découlerait un jour quelques
difficultés.
Il repartit. Il redescendit de l'autre
côté de l'amoncellement, et l'étincelle de sa torche
disparut de la vue des nains qui l'observaient. Mais bientôt ils la virent
de nouveau au loin. Bilbo s'éloignait sur le sol de la
salle.
Il poursuivit son chemin jusqu'aux grandes portes qui se
trouvaient de l'autre côté, et là, un courant d'air le
rafraîchit, mais faillit en même temps éteindre sa
lumière. Jetant un coup d'œil timide, il aperçut de vastes
couloirs et le départ indistinct d'un grand escalier qui montait dans
l'obscurité. Mais il n'y avait toujours aucun signe ni aucun son de
Smaug. Bilbo allait se retourner et revenir quand une forme noire fonça
sur lui et frôla son visage. Il sursauta en poussant un cri aigu,
trébucha en arrière et dégringola. Sa torche tomba, la
tête en bas, et s'éteignit !
- Ce n'est qu'une
chauve-souris, je suppose et j'espère ! dit-il d'un ton lamentable.
Mais que vais-je faire à présent ? Où sont l'est, le
sud, le nord et l'ouest ?
« Thorïn !
Balïn ! Oïn ! Gloïn ! Fili ! Kili !
cria-t-il de toute la force de ses poumons. (Mais cela ne fit l'effet que d'un
tout petit son dans les vastes ténèbres.) La lumière s'est
éteinte ! Que quelqu'un vienne
m'aider ! »
Pour l'instant, son courage s'était
totalement évanoui.
Les nains perçurent faiblement ses
petits cris, mais tout ce qu'ils purent en discerner fut
« aider ».
- Que diable a-t-il pu
arriver ? dit Thorïn. Ce n'est certainement pas le dragon, sans quoi
il ne continuerait pas à vagir.
Ils attendirent une minute ou
deux, mais il n'y eut toujours pas de bruits de dragon ; on n'entendait
rien, en fait, que la voix lointaine de Bilbo.
- Allons, que
l'un de vous prenne une autre lumière, ou plutôt deux !
ordonna Thorïn. Il semble qu'il nous faille aller à l'aide de notre
cambrioleur.
- C'est bien à notre tour d'aider, dit
Balïn, et je suis tout à fait disposé a y aller. Je pense
d'ailleurs qu'il n'y a pas de danger pour l'instant.
Gloïn
alluma plusieurs autres torches ; ils sortirent ensuite tous, un à
un, et longèrent la paroi avec toute la hâte qu'ils pouvaient y
mettre. Avant peu, ils rencontrèrent Bilbo, qui revenait lui-même
vers eux. Il avait rapidement repris ses esprits dès qu'il avait vu le
scintillement de leurs torches.
- Ce n'était qu'une
chauve-souris et une torche lâchée, rien de pis ! dit-il en
réponse à leurs questions.
Malgré leur grand
soulagement, ils eurent tendance à bougonner pour leur peur
inutile ; mais je me demande ce qu'ils auraient dit s'il leur avait
parlé à ce moment-là de l'Arkenstone. Les simples
aperçus fugitifs qu'ils avaient eus, au passage, du trésor avaient
ranimé la flamme de leurs cœurs de nains ; et quand le
cœur d'un nain, fût-il le plus respectable, est éveillé
par l'or et les bijoux, ce nain-là devient soudain hardi, sinon
même féroce.
En fait, les nains n'avaient plus aucun
besoin d'être poussés. Tous étaient maintenant avides
d'explorer la salle pendant qu'ils en avaient la chance, et tout disposés
à croire que, pour le moment, Smaug était absent de chez lui.
Chacun saisit alors une torche allumée ; et, tandis qu'ils
regardaient de tous leurs yeux, d'abord d'un côté, puis de l'autre,
ils oublièrent toute crainte et même toute prudence. Ils parlaient
à voix haute et s'interpellaient bruyamment, en soulevant les vieux
trésors de l'amas ou du mur pour les tenir à la lumière,
les caresser et les palper.
Fili et Kili étaient d'humeur
presque joyeuse et, trouvant pendues là de nombreuses harpes
dorées, il les saisirent et pincèrent les cordes d'argent comme
elles étaient magiques (et aussi que le dragon, s'intéressant peu
à la musique, n'y avait pas touché), elles étaient toujours
d'accord. La sombre salle, restée si longtemps silencieuse, s'emplit de
musique. Mais la plupart des nains furent plus positifs : ils
rassemblèrent des joyaux et en bourrèrent leurs poches, laissant
retomber entre leurs doigts avec un soupir tout ce qu'ils ne pouvaient emporter.
Thorïn ne fut pas le dernier de ceux-ci, mais il ne cessait de chercher de
tous côtés quelque chose qu'il ne pouvait trouver. C'était
l'Arkenstone ; mais il n'en parlait à personne.
Les nains
décrochèrent ensuite des murs les cottes de mailles et les armes,
et ils s'armèrent. Thorïn avait un aspect vraiment royal,
revêtu d'une cotte de mailles dorées et portant, glissée
dans une ceinture incrustée de pierres écarlates, une hache au
manche d'argent.
- Monsieur Baggins ! cria-t-il. Voici le
premier acompte sur votre récompense ! Débarrassez-vous de
votre vieil habit et enfilez ceci !
Sur ces mots, il mit sur
Bilbo une petite cotte de mailles, fabriquée il y avait bien longtemps
pour quelque jeune prince elfe. Elle était faite d'acier d'argent, que
les elfes appellent rnithril, et elle s'accompagnait d'une ceinture de
perles et de cristaux. Un heaume de cuir ouvragé, renforcé par
en-dessous d'une armature d'acier et garni au bord de gemmes blanches, fut
posé sur la tête du hobbit.
« Je me sens
magnifique, se dit-il ; mais je dois aussi avoir un air assez absurde.
Comme ils riraient de moi, là-bas sur la Colline ! Tout de
même, j'aimerais bien avoir un miroir sous la
main !»
M. Baggins gardait toutefois la tête plus
exempte de l'ensorcellement du trésor que les nains. Bien avant que
ceux-ci n'eussent assez d'examiner les trésors, lui s'en lassa ; il
s'assit par terre et commença de se demander avec quelque
nervosité comment tout cela allait se terminer.
« Je
donnerais bon nombre de ces précieuses coupes, pensa-t-il, pour boire
simplement quelque chose de ragaillardissant dans un des bols de bois de
Beorn ! »
- Thorïn ! appela-t-il
à voix haute. Et maintenant ? Nous sommes armés, mais
à quoi a jamais servi une armure contre Smaug le Terrible ? Nous
n'avons pas encore regagné ce trésor. Nous n'en sommes pas encore
à chercher de l'or, mais un moyen de nous échapper ; et nous
avons déjà trop longtemps tenté la
chance !
- Vous dites vrai ! répondit
Thorïn, reprenant ses esprits. Partons ! Je vais vous guider. De mille
ans, je ne saurais oublier les chemins de ce palais.
Il appela alors
les autres, et ils se rassemblèrent ; puis élevant leurs
torches au-dessus de leur tête, ils franchirent les portes béantes,
non sans jeter en arrière plus d'un regard de regret.
Ils
avaient recouvert leurs étincelantes cottes de mailles de leurs vieilles
capes et leurs heaumes brillants de leurs capuchons
dépenaillés ; ils marchaient ainsi à la queue leu leu
derrière Thorïn et formaient dans l'obscurité une file de
petites lumières, guettant de nouveau dans la crainte toute rumeur
annonciatrice de la venue du dragon.
Bien que toutes les anciennes
décorations fussent depuis longtemps tombées en poussière
ou détruites et que tout eût été souillé et
brisé par les allées et venues du monstre, Thorïn
reconnaissait chaque couloir, chaque tournant. Ils montèrent un long
escalier, tournèrent, suivirent de larges chemins retentissants
d'échos, tournèrent de nouveau, montèrent un autre
escalier, et un autre encore. Ce dernier était uni, taillé large
et beau dans le roc vif ; et les nains de monter toujours, sans rencontrer
signe du moindre être vivant, hormis des ombres furtives qui s'enfuyaient
à l'approche de leurs torches, vacillantes dans les courants
d'air.
Les marches n'étaient pas faites pour des jambes de
hobbit, toutefois, et Bilbo commençait à sentir qu'il ne pouvait
aller plus loin quand soudain la voûte s'éleva haut, bien au
delà de l'atteinte de leurs lumières. On pouvait voir une lueur
blanche descendant de quelque ouverture très loin en dessus, et
l'atmosphère avait une odeur plus douce. Devant eux, une lueur venait
faiblement par de grandes portes, tordues sur leurs gonds et à demi
brûlées.
- C'est ici la grande salle de Thror, dit
Thorïn ; la salle de banquet et du conseil. La Grande Porte n'est plus
bien loin.
Ils traversèrent la salle en ruine. Des tables y
pourrissaient ; des chaises et des bancs gisaient sens dessus dessous,
carbonisés et délabrés. Des crânes et des ossements
étaient épars sur le sol au milieu de pots à vin, de bols,
de cornes à boire et de poussière. Comme ils passaient encore
d'autres portes à l'extrémité opposée, un bruit
d'eau atteignit leurs oreilles, et la lumière grise prit soudain plus de
consistance.
- Voilà la source de la Rivière
Courante, dit Thorïn. D'ici, elle se précipite vers la Porte.
Suivons-la !
D'une ouverture sombre dans une paroi de rocher
sortait une eau bouillonnante, qui s'écoulait en tourbillonnant par un
lit étroit : l'art de mains anciennes l'avait taillé de
façon à le rendre rectiligne et profond, et il était
bordé d'une voie pavée de pierre, assez large pour plusieurs
hommes de front. Ils suivirent vivement celle-ci, et voilà
qu'après un large tournant ils se trouvèrent devant la pleine
lumière du jour. En face d'eux, s'élevait une haute arche, qui
montrait encore par en-dessous des fragments de vieux bois sculpté, tout
usé, brisé en éclats et noirci qu'il était. Un
soleil embrumé projetait sa pâle lumière entre les bras de
la Montagne et des rayons d'or tombaient sur le pavement du
seuil.
Des chauves-souris, tirées de leur sommeil par les
torches fumantes, tournoyèrent en émoi au-dessus de leurs
têtes ; et comme ils s'élançaient à
l'extérieur, leurs pieds glissèrent sur les pierres
émoussées et couvertes de vase par le passage du dragon. Devant
eux, à présent, l'eau tombait avec bruit et descendait en
écumant vers la vallée. Ils jetèrent à terre leurs
pâles torches et contemplèrent le spectacle de leurs yeux
éblouis. Ils étaient parvenus à la Grande Porte, et ils
surplombaient Dale.
- Eh bien ! s'écria Bilbo, je ne
me serais jamais attendu à regarder de cette porte vers
l'extérieur. Et je n'aurais jamais cru non plus être si heureux
de revoir le soleil et de sentir le vent sur ma figure. Mais, brr ! que le
vent est froid !
Il l'était, ce vent aigre qui soufflait
de l'est comme une menace de l'hiver approchant. Il tournoyait au-dessus et
autour des bras de la Montagne pour descendre jusque dans la vallée en
soupirant parmi les rochers. Après le long temps passé dans les
profondeurs étouffantes des cavernes hantées par le dragon, ils
frissonnaient au soleil.
Bilbo s'aperçut tout à coup
qu'il n'était pas seulement fatigué, mais qu'il avait aussi
très, très faim.
- Il semble que la matinée
soit très avancée, dit-il ; il doit donc être plus ou
moins l'heure du petit déjeuner - s'il y a une possibilité de
petit déjeuner. Mais je ne pense pas que le seuil de la Grande Porte de
Smaug soit l'endroit le plus sûr pour un repas. Allons donc quelque part
où nous pourrons nous installer tranquillement pour un
moment !
- Vous avez tout à fait raison ! dit
Balïn. Et je crois savoir de quel côté aller : nous
devrions nous diriger vers le vieux poste de guet à la corne sud-ouest de
la Montagne.
- A quelle distance est-ce ? demanda le
hobbit.
- A cinq heures de marche, je pense. Le trajet sera
rude. La route qui part de la Porte le long de la rive gauche de la
rivière paraît toute démolie. Mais regardez là en
bas ! La rivière décrit tout d'un coup une courbe vers l'est
à travers Dale, en face des ruines de la ville. Il y avait autrefois,
à cet endroit, un pont menant à un escalier, lequel gravissait de
façon abrupte la rive droite pour mener à une route qui allait
vers Ravenhill. Un sentier part (ou en tout cas partait) de la route et grimpait
jusqu'au poste. C'est une dure escalade, même si le vieil escalier est
encore là.
- Seigneur ! grogna le hobbit. Encore de
la marche et encore des escalades sans rien dans le ventre ! Je me demande
combien de petits déjeuners, et d'autres repas, nous avons sautés
dans ce sale trou sans pendule, sans heure ?
En fait, deux nuits
et le jour intermédiaire s'étaient écoulés (et pas
tout à fait sans nourriture) depuis que le dragon avait
écrasé la porte magique, mais Bilbo avait perdu toute notion du
temps, et c'eût aussi bien pu être une nuit qu'une semaine de nuits,
pour autant qu'il en pût juger.
- Allons, allons !
dit Thorïn en riant (il commençait à retrouver son entrain et
il agitait les pierres précieuses dans sa poche), ne qualifiez pas mon
palais de sale trou ! Attendez donc voir qu'il soit nettoyé et
redécoré !
- Ce ne sera pas avant que Smaug
ne soit mort, répliqua Bilbo d'un ton maussade. Où est-il, en
attendant ? Je donnerais bien un bon petit déjeuner pour le savoir.
J'espère qu'il ne se trouve pas là-haut sur la Montagne à
nous regarder !
Cette idée troubla fortement les nains,
et ils décidèrent en toute hâte que Bilbo et Balïn
avaient raison.
- Il faut partir d'ici, dit Dori. J'ai
l'impression que ses yeux sont fixés sur mon dos.
- C'est
un lieu froid et solitaire, dit Bombur. Il y a peut-être à boire,
mais je ne vois pas trace de nourriture. Un dragon doit toujours avoir faim dans
des régions pareilles.
- Venez ! Venez !
crièrent les autres. Suivons le sentier de
Balïn !
Sous la paroi rocheuse vers la droite, il n'y avait
aucun sentier ; ils partirent donc péniblement parmi les pierrailles
sur la rive gauche de la rivière, et le vide et la désolation ne
tardèrent pas à dégriser même Thorïn. Le pont
dont avait parlé Balïn était depuis longtemps
écroulé et la plupart des pierres n'étaient plus que de
gros galets dans le cours tumultueux et peu profond de la rivière ;
ils passèrent toutefois à gué sans trop de
difficulté, trouvèrent l'ancien escalier et gravirent la rive
escarpée. A une petite distance, ils tombèrent sur l'ancienne
route et, avant peu, ils arrivèrent à un profond vallon,
niché dans les rochers ; ils se reposèrent là un
moment et mangèrent ce qu'ils purent comme petit déjeuner,
c'est-à-dire principalement du cram et de l'eau. (Si vous voulez
savoir ce qu'est le cram, je puis seulement vous dire que je n'en connais
pas la recette ; mais il s'agit d'un genre de biscuit, qui se conserve
indéfiniment, qui est censé bien soutenir, mais qui n'est
certainement pas agréable, ne présentant un intérêt
qu'au titre d'exercice de mastication. Les Hommes du Lac le confectionnaient
pour les longs voyages.)
Après cela, ils repartirent ; la
route, quittant le bord de la rivière, se dirigea alors vers l'ouest, et
le grand épaulement de l'éperon sud de la Montagne se rapprocha de
plus en plus. Ils atteignirent enfin le sentier de montagne. II montait en pente
raide, et ils cheminèrent lourdement l'un derrière l'autre
jusqu'au moment où ils arrivèrent finalement, tard dans
l'après-midi, au haut de la crête, d'où ils virent le soleil
hivernal descendre vers l'ouest.
Ils trouvèrent là un
endroit plat entouré de trois côtés par un mur, mais
borné au nord par une paroi rocheuse où il y avait une ouverture
semblable à une porte. De cette porte, la vue s'étendait vers
l'est, le sud et l'ouest.
- Ici, dans l'ancien temps, dit
Balïn, nous maintenions toujours des guetteurs, et cette porte, là
derrière, mène à une pièce creusée dans le
roc pour faire un corps de garde. Il y avait plusieurs installations semblables
autour de la Montagne. Mais la surveillance n'était guère
nécessaire du temps de notre prospérité et peut-être
donna-t-on un peu trop de confort à nos gardes, sans quoi nous aurions
été avertis plus tôt de la venue du dragon, et les choses
auraient pu tourner différemment. Quoi qu'il en soit, nous pouvons
maintenant rester cachés et à l'abri pour quelque temps ici,
d'où l'on voit beaucoup sans être vu.
- C'est assez
inutile si on nous a vus monter, dit Dori, qui levait toujours les yeux vers le
sommet de la Montagne comme s'il s'attendait à y voir Smaug perché
comme un oiseau sur la flèche d'un clocher.
- Il faut
bien en courir la chance, dit Thorïn. Nous ne pouvons aller plus loin
aujourd'hui.
- Bravo, bravo ! s'écria Bilbo, qui se
laissa tomber sur le sol.
Dans la salle du rocher, il y aurait eu
place pour cent nains, et il se trouvait encore au delà d'une petite
pièce, plus à l'abri du froid extérieur. Elle était
parfaitement déserte ; il semblait même qu'aucun animal
sauvage n'en eût usé de tout le temps de la domination de Smaug.
Ils déposèrent là leurs fardeaux, et quelques-uns se
jetèrent aussitôt à terre pour dormir ; mais les autres
s'assirent près de la porte extérieure et discutèrent de
leurs plans. Dans tous leurs propos, ils revenaient perpétuellement
à une question : où était Smaug ? Ils
regardèrent à l'ouest et il n'y avait rien ; à l'est,
il n'y avait rien, et au sud pas la moindre trace du dragon, mais un nombreux
rassemblement d'oiseaux. Ils contemplèrent ce spectacle en
s'interrogeant ; mais ils n'étaient pas plus près d'avoir
trouvé une explication, quand les premières étoiles froides
parurent.
14 FEU ET
EAU
Or donc, si, comme les nains, vous désirez avoir des nouvelles de
Smaug, il vous faut revenir en arrière au soir où il avait
écrasé la porte et où il s'était envolé, fou
de rage, deux jours auparavant.
Les hommes d'Esgaroth, la ville du
lac, étaient pour la plupart à la maison, car le vent venait de
l'est et il était froid ; mais quelques-uns se promenaient sur les
quais, regardant briller, comme ils aimaient à le faire, le reflet des
étoiles dans les endroits à surface lisse du lac, lors de leur
apparition dans le ciel. De leur ville, la Montagne Solitaire était
presque entièrement cachée par les collines au bout du lac. On
n'en pouvait voir, et par temps clair, que la haute cime a travers une
trouée par laquelle la Rivière Courante descendait du nord, et ils
la regardaient rarement, car elle était lugubre et menaçante,
même à la lumière du matin. Pour le moment, elle avait
disparu, perdue dans l'obscurité.
Soudain elle reparut, le
temps d'un clignotement ; une brève lueur la toucha et
s'évanouit.
- Regardez ! dit quelqu'un. Encore les
lumières ! la nuit dernière, les veilleurs les ont vues
s'allumer et disparaître de minuit jusqu'à l'aube. Il se passe
quelque chose là-haut.
- Peut-être le Roi sous la
Montagne est-il en train de forger de l'or, répondit un autre. Il y a
longtemps qu'il est allé vers le nord. Il est temps que les chansons
commencent à se réaliser de nouveau.
- Quel
roi ? demanda un tiers d'un ton sardonique. C'est bien probablement le feu
maraudeur du Dragon, le seul roi sous la Montagne que nous ayons jamais
connu.
- Vous êtes toujours à augurer des choses
lugubres, répliquèrent les autres. Depuis les inondations
jusqu'à l'empoisonnement des poissons. Pensez donc à quelque chose
de gai, pour une fois !
Soudain une grande lumière
apparut dans la trouée des collines, et l'extrémité nord du
lac devint toute dorée.
- Le Roi sous la Montagne !
crièrent-ils. Sa richesse est comme le Soleil, son argent comme une
source, ses rivières coulent dorées ! La Rivière
charrie de l'or de la Montagne ! clamèrent-ils.
Et de
toutes parts les fenêtres s'ouvraient et les pieds couraient. Une fois de
plus, l'excitation et l'enthousiasme étaient à leur comble. Mais
l'homme à la voix sinistre courut en toute hâte chez le
Maître :
- Le dragon arrive, ou je ne suis qu'un
imbécile ! s'écria-t-il. Coupez les ponts ! Aux
armes ! Aux armes !
Alors les trompettes d'alarme
résonnèrent soudain et leur écho se répercuta le
long des rives rocheuses. Les acclamations s'arrêtèrent et la joie
se mua en terreur. Ce fut ainsi que le dragon ne les prit pas totalement au
dépourvu.
Avant peu, sa vitesse fut telle qu'ils le virent
fondre sur eux comme une flamme, de plus en plus énorme, de plus en plus
brillante, et les plus fous eux-mêmes ne doutèrent plus que les
prophéties s'étaient plutôt trompées. Mais ils
avaient encore un peu de temps devant eux. Tous les récipients de la
ville furent remplis d'eau, tous les guerriers furent armés,
flèches et javelots furent tenus prêts et le pont reliant la ville
à la terre fut jeté bas et détruit, avant que le grondement
de la terrible approche de Smaug ne devînt retentissant et que le lac ne
se couvrît de rides d'un rouge de feu sous l'affreux battement de ses
ailes.
Parmi les cris, les lamentations et les clameurs des hommes,
il arriva sur eux, se dirigea droit sur les ponts et se vit
déjoué ! Le pont avait disparu, et ses ennemis se trouvaient
dans une île plantée en eau profonde - trop profonde, trop
sombre et trop fraîche pour son goût. S'il plongeait, une vapeur
s'élèverait, suffisante pour couvrir tout le pays de brouillard
pendant plusieurs jours ; mais le lac était plus puissant que lui et
l'éteindrait avant qu'il n'ait pu atteindre l'autre bord.
Il
repassa, rugissant, sur la ville. Une grêle de flèches noires
s'éleva ; elles claquèrent et cliquetèrent sur ses
écailles et ses joyaux, et leurs bois, enflammés par son souffle,
retombèrent en sifflant dans le lac. Vous ne sauriez imaginer de feu
d'artifice d'une beauté égale à celle qu'offrit le
spectacle de cette nuit-là. A la vibration des arcs et aux stridences des
trompettes, le courroux du dragon s'enflamma au point de le rendre aveugle et
fou de rage. Personne n'avait osé depuis des siècles lui livrer
bataille ; et ils ne l'auraient certes pas osé maintenant encore,
sans l'homme aux sinistres accents (il s'appelait Barde), qui courait de tous
côtés, encourageant les archers et incitant le Maître
à leur ordonner de se battre jusqu'à la dernière
flèche.
La mâchoire du dragon lançait des
flammes. Il tournoya un moment dans les airs, haut au-dessus d'eux, illuminant
tout le lac ; les arbres proches de la rive luisaient comme du cuivre et du
sang avec, au pied, des ombres dansantes d'un noir opaque. Puis il fonça
droit au travers de la tempête de flèches ; insoucieux dans sa
rage et uniquement préoccupé d'incendier leur ville, il ne prenait
aucun soin de tourner vers ses ennemis ses côtés
écailleux.
Le feu jaillit des toits de chaume et des poutres
tandis qu'il dévalait, passait et revenait, bien qu'on eût pris la
précaution de tout asperger d'eau avant son arrivée. De nouveau,
cent mains jetèrent de l'eau partout où apparaissait une
étincelle. Le dragon repassa en tourbillonnant. Un coup de sa queue
défonça et fit écrouler le toit de la Grand Chambre. Des
flammes inextinguibles s'élancèrent haut dans la nuit. Une
nouvelle descente, une autre encore, et une autre maison, puis une autre
s'enflammèrent et tombèrent en cendres ; mais nulle
flèche n'arrêtait encore Smaug ni ne lui faisait plus de mal qu'une
mouche de marais.
Déjà, des hommes sautaient de tous
côtés dans l'eau. Les femmes et les enfants étaient
entassés dans les embarcations chargées dans le bassin du
marché. Les armes étaient jetées à terre. Les cris
de désolation et les lamentations s'élevaient là où,
naguère encore, les anciennes chansons au sujet des nains
célébraient la joie à venir. Maintenant, les hommes
maudissaient leur nom. Le Maître lui-même se tourna vers son grand
bateau doré, dans l'espoir de s'éloigner à la rame dans la
confusion et de se sauver ainsi. Bientôt, toute la ville serait
abandonnée et réduite en cendres jusqu'au niveau du
lac.
C'était là le désir du dragon. Ils
pouvaient bien se réfugier tous à bord des embarcations, peu lui
importait. Il aurait alors du bon temps à les chasser, ou ils resteraient
là à attendre la mort par inanition. Qu'ils essaient seulement de
gagner la terre ferme et il serait prêt à les accueillir. Il aurait
bientôt fait d'incendier toutes les forêts de la rive et de
dessécher les champs et les pâturages. Pour le moment, le
harcèlement de la ville lui donnait davantage de plaisir qu'aucune autre
distraction depuis des années.
Mais il y avait encore une
compagnie d'archers qui tenait bon au milieu des maisons en flammes. Le
capitaine en était Barde, à la voix et au visage
sévères, que ses amis avaient accusé de prophétiser
les inondations et l'empoisonnement des poissons, bien qu'ils connussent sa
valeur et son courage. Il descendait en longue lignée de Girion, Seigneur
de Dale, dont la femme et l'enfant avaient échappé à la
ruine il y avait bien longtemps, par la Rivière Courante. A
présent, il tirait avec un grand arc d'if jusqu'à ce qu'il ne lui
restât plus qu'une ultime flèche. Les flammes étaient toutes
proches de lui. Ses compagnons l'abandonnaient. Il banda son arc pour la
dernière fois.
Soudain, des ténèbres, quelque
chose vint en voletant à son épaule. Il sursauta - mais ce
n'était qu'une vieille grive. Sans crainte, elle se percha près de
son oreille et elle lui apporta des nouvelles. Il s'aperçut, tout
émerveillé, qu'il comprenait son langage, car il était de
la race de Dale.
- Attendez ! Attendez ! lui dit-elle.
La lune se lève. Guettez le creux de gauche de son poitrail quand il
tournera au-dessus de vous !
Et comme Barde s'arrêtait,
étonne, elle lui raconta ce qui s'était passé
là-haut dans la Montagne et tout ce qu'elle avait
entendu.
Barde amena alors la corde de son arc à son oreille.
Le dragon revenait en tournoyant à faible hauteur et, comme il arrivait,
la lune se leva au-dessus de la rive orientale, argentant ses grandes
ailes.
- Flèche ! dit l'archer. Flèche
noire ! Je t'ai gardée jusqu'au dernier moment. Tu ne m'as jamais
trahi et je t'ai toujours recouvrée. Je te tiens de mon père,
comme il te tenait de ceux de jadis. Si jamais tu es sortie des forges du
véritable Roi sous la Montagne, va et touche au but !
Le
dragon fonça une fois encore, plus bas que jamais, et comme il se
tournait pour plonger, son ventre étincela tout blanc avec les mille feux
de gemmes étincelant sous la lune - sauf en un endroit. Le grand arc
vibra. La flèche noire partit droit de la corde, tout droit vers le creux
gauche du poitrail où la patte de devant était largement
écartée. Là s'enfoncèrent et disparurent barbelure,
bois et plume, tant le vol était impétueux. Avec un cri qui
assourdit les hommes, jeta bas les arbres et fendit la pierre, Smaug bondit en
l'air, lançant un jet de vapeur, se retourna et s'abattit du haut du
ciel.
Il tomba en plein sur la ville. Les affres de son agonie firent
jaillir étincelles et braises. Le lac se précipita en rugissant.
Une grande vapeur s'éleva, blanche dans l'obscurité qui
s'était soudain étendue sous la lune. Il y eut un sifflement, un
tourbillon bouillonnant, puis le silence. Telle fut la fin de Smaug et
d'Esgaroth, mais non celle de Barde.
Le croissant de la lune
s'éleva de plus en plus haut, et le vent se fit sonore et froid. Il
tordit le brouillard blanc en colonnes courbes et en nuages rapides qu'il poussa
vers l'ouest pour en disperser les lambeaux sur les marais devant
Mirkwood.
Alors devinrent visibles les nombreuses embarcations qui
piquetaient de noir la surface du lac, et l'on put entendre, portées par
le vent, les voix des habitants d'Esgaroth qui se lamentaient sur la perte de
leur ville, de leurs marchandises et de leurs maisons en ruine. Or, ils avaient
en réalité grande matière à reconnaissance, s'ils y
avaient seulement réfléchi, mais on ne pouvait s'y attendre sur le
moment : pour les trois quarts au moins, la population s'en était
tirée saine et sauve ; ses forêts, ses champs, ses
pâturages, son bétail et la plupart de ses bateaux étaient
intacts ; et le dragon était mort. Mais les rescapés ne
s'étaient pas encore rendu compte de l'importance du fait.
Ils
s'assemblèrent en une foule désolée, frissonnante dans le
froid, et leurs premiers griefs comme leur colère, se tournèrent
contre le Maître qui avait quitté la ville si tôt, alors que
certains étaient encore disposés à la
défendre.
- Peut-être s'entend-il aux
affaires - surtout les siennes -, murmurait-on, mais il est nul quand
survient quelque chose de sérieux !
Et ils louaient le
courage de Barde et sa dernière flèche si
efficace.
- Si seulement il n'avait pas été
tué, dirent-ils tous, nous en aurions fait un roi. Barde le tueur de
dragons, de la lignée de Girion ! Quel malheur qu'il soit
perdu !
- Barde n'est pas perdu ! cria-t-il. Il a
plonge d'Esgaroth, une fois l'ennemi abattu. Je suis Barde, de la lignée
de Girion ; c'est moi qui ai tué le
dragon !
- Le Roi Barde ! le Roi Barde !
crièrent-ils.
Mais le Maître fit grincer ses
dents :
- Girion était seigneur de Dale et non pas
roi d'Esgaroth, dit-il. A la ville du Lac, on a toujours élu les
maîtres d'entre les plus anciens et les plus sages : on n'a jamais
subi la domination de simples combattants. Que « le Roi
Barde » retourne à son propre royaume - sa vaillance a
maintenant libéré Dale et rien ne s'oppose à son retour. Et
tous ceux qui le désirent peuvent aller avec lui, s'ils
préfèrent les froides pierres dans l'ombre de la Montagne aux
verts rivages du lac. Les sages resteront ici, avec l'espoir de reconstruire
notre ville et de jouir de nouveau, le moment venu, de sa paix et de ses
richesses.
- Nous voulons le Roi Barde ! crièrent en
réponse les gens qui se trouvaient dans les environs immédiats.
Nous en avons assez des vieillards et des comptables !
Et ceux
qui étaient plus loin reprirent le cri :
« Vive
l'Archer et à bas les sacs d'écus ! » - si
fort que la clameur roula le long du rivage.
- Je suis le
dernier à sous-estimer Barde l'Archer, dit cauteleusement le Maître
(car Barde se tenait à présent juste à côté de
lui). Il s'est acquis ce soir une place éminente parmi les bienfaiteurs
de notre cité ; et il est digne de figurer dans maints chants
impérissables. Mais pourquoi, ô Peuple, (ici, le Maître se
dressa et parla d'une voix forte et nette), pourquoi tout le blâme
retombe-t-il sur moi ? Pour quelle faute dois-je être
déposé ? Qui a tiré le dragon de son sommeil,
pourrais-je demander. Qui a obtenu de nous de riches présents et un ample
secours et nous a fait croire que de vieilles chansons pouvaient se
réaliser ? Oui a joué de nos cœurs sensibles et de nos
aimables fantaisies ? Quel genre d'or ont-ils envoyé par la
rivière pour nous récompenser ? Du feu de dragon et la
ruine ! A qui devons-nous réclamer le dédommagement de nos
pertes et des secours pour nos veuves et nos orphelins ?
Comme
on le voit, le Maître n'avait pas acquis sa position pour rien. Ses
paroles eurent pour résultat que les habitants oublièrent tout
à fait pour le moment leur idée d'un nouveau roi et
tournèrent leur mécontentement contre Thorïn et sa compagnie.
De maints côtés retentirent des cris violents et acerbes ; et
l'on put entendre certains de ceux qui avaient autrefois chanté le plus
fort les vieilles chansons mettre autant de force à crier que les nains
avaient délibérément excité le dragon contre
eux !
- Insensés ! dit Barde. Pourquoi
gaspiller vos paroles et votre colère à l'encontre de ces
malheureux ? Ils ont certainement été les premiers à
périr dans le feu avant que Smaug ne fonde sur nous.
Au moment
même où il parlait ainsi, se présenta à son cœur
l'idée du trésor fabuleux de la Montagne, gisant sans garde ni
propriétaire, et il resta soudain silencieux. Il pensa aux paroles du
Maître, à Dale reconstruit et rempli de cloches dorées pour
peu qu'il trouvât les hommes nécessaires.
Enfin, il
éleva de nouveau la voix :
- Ce n'est pas le moment
des paroles de colère, Maître, ni celui de considérer
d'importants plans de changement. Il y a une tâche à accomplir. Je
continue à vous servir - même s'il se peut que je repense dans
quelque temps à vos paroles et que je me rende au nord avec ceux qui
voudront me suivre.
Il s'en fut alors à grands pas pour
s'occuper de l'établissement des camps et des soins à donner aux
malades et aux blessés. Mais le Maître jeta un regard noir dans son
dos et resta assis sur le sol. Il médita longuement, mais ne parla
guère que pour demander d'une voix forte qu'on lui apportât du feu
et de la nourriture.
Cependant, partout où passait Barde, il
entendait les langues se donner libre cours au sujet du vaste trésor qui
n'était plus gardé par personne. Les hommes parlaient du
dédommagement qu'ils en retireraient bientôt pour toutes leurs
peines, sans compter les richesses illimitées qui leur permettraient
d'acquérir les magnifiques choses du Sud ; et ces
considérations les réconfortaient grandement dans leur situation,
ce qui était heureux, car la nuit était âpre et
pénible. On n'avait pu ménager d'abris que pour un petit nombre
(dont le Maître) et il n'y avait pas beaucoup de vivres (le Maître
lui-même fut à court). Bien des gens qui avaient
échappé sains et saufs à la ruine de la ville
tombèrent malades cette nuit-là de par l'humidité, le froid
et le chagrin et moururent par la suite ; et, au cours des jours suivants,
il y eut beaucoup de souffrances et une grande faim.
Cependant, Barde
prit la tête ; il ordonnait tout comme il l'entendait, quoique
toujours au nom du Maître, et il eut la tâche dure pour gouverner
les gens et diriger tous les préparatifs en vue de leur protection et de
leur logement. Sans doute, la plupart auraient-ils péri au cours de
l'hiver qui suivit sans transition l'automne, si une aide n'avait
été apportée. Mais cette aide vint rapidement ; car
Barde avait aussitôt dépêché des messagers rapides le
long de la rivière jusqu'à la Forêt, pour demander
assistance au Roi des Elfes de la Forêt, et ces messagers avaient
trouvé une troupe déjà en marche, bien qu'il ne se
fût écoulé que deux jours depuis la chute de
Smaug.
Le Roi des Elfes avait été informé par
ses propres messagers et par les oiseaux qui aimaient son peuple, et il
connaissait déjà une bonne partie de ce qui s'était
passé. Bien grande, assurément, avait été
l'agitation causée parmi tous les êtres ailés qui
demeuraient aux confins de la Désolation du Dragon. L'air était
rempli de volées tournoyantes, et leurs messagers aux ailes rapides
sillonnaient le ciel. Au-dessus de l'orée de la Forêt, il y avait
des sifflements, des cris et des gazouillements. Bien au-dessus de Mirkwood se
répandait la nouvelle :
« Smaug est
mort ! » les feuilles bruissaient et des oreilles
effrayées se dressaient. Dès avant que le Roi des Elfes ne sortit
à cheval, la nouvelle avait passé à l'ouest jusqu'aux
forêts de pins des Monts Brumeux ; Beorn l'avait apprise dans sa
maison de bois et les gobelins tenaient conseil dans leurs
cavernes.
- Ce sera la dernière fois que nous entendrons
parler de Thorïn Oakenshield, je le crains, dit le roi. Il aurait mieux
fait de rester mon hôte. Mais enfin, à quelque chose malheur est
bon, ajouta-t-il.
Car lui non plus n'avait pas oublié la
légende des richesses de Thror. Et c'est pourquoi les messagers de Barde
le rencontrèrent marchant à la tête d'un grand nombre de
lances et d'archers ; et des nuées de corbeaux étaient
rassemblées au-dessus de lui, pensant que la guerre se réveillait
à nouveau, ce qui ne s'était pas produit dans ces régions
depuis bien longtemps.
Mais l'Elfe, recevant les prières de
Barde, prit pitié, car il était le seigneur d'un peuple bon et
bienveillant ; aussi, détournant sa marche, qui était au
début dirigée droit sur la Montagne, il se hâta de suivre la
rivière vers le Long Lac. Il n'avait pas de barques ou de radeaux en
nombre suffisant pour sa troupe, et ils durent aller plus lentement, à
pied ; mais il envoya en avant, par eau, un grand approvisionnement. Les
elfes ont toutefois le pied léger et, bien que dans ce temps-là
ils ne fussent plus très habitués aux marches ni aux terres
traîtresses qui s'étendaient entre la Forêt et le Lac, leur
allure fut rapide. Cinq jours seulement après la mort du dragon, ils
arrivaient au rivage et contemplaient les ruines de la ville. L'accueil fut
chaleureux, comme on s'en peut douter, et les hommes et leur Maître
étaient prêts à tout marché pour l'avenir en
échange de l'aide du Roi des Elfes.
Leurs plans furent
bientôt établis. Avec les femmes et les enfants, les vieillards et
les inaptes, le Maître resta derrière ; et avec lui, il avait
des artisans et de nombreux elfes expérimentés ; ils
s'affairèrent à abattre des arbres et à rassembler le bois
d'œuvre qui leur était envoyé de la Forêt. Puis ils
élevèrent beaucoup de huttes sur le rivage, en manière de
protection contre l'hiver proche ; et aussi, sous la direction du
Maître, ils entreprirent le tracé d'une nouvelle ville, plus belle
et plus grande encore que la précédente, mais non pas
située dans le même endroit. Ils la transportèrent vers le
nord, plus haut sur le rivage ; car ils craignaient à tout jamais
l'eau où gisait le dragon. Il ne retournerait plus à sa couche
dorée, mais il était étendu froid comme la pierre, tordu
sur les hauts fonds. Là, pendant des siècles, on put voir, par
temps calme, ses énormes ossements parmi les piliers ruinés de
l'ancienne ville. Mais peu nombreux étaient ceux qui osaient traverser
l'endroit maudit, et personne ne se risqua jamais à plonger dans l'eau
frissonnante ni à récupérer les pierres précieuses
qui tombaient de sa carcasse pourrissante.
Cependant, tous les hommes
d'armes qui étaient encore valides et la plupart des gens du Roi des
Elfes s'apprêtèrent à marcher au nord vers la Montagne. Ce
fut ainsi que, onze jours après la ruine de la ville, la tête de
leur troupe passa les portes de rocher au bout du lac et
pénétrèrent dans les terres
désertes.
15 LES
NUAGES S'ACCUMULENT
Revenons-en maintenant à Bilbo et aux nains. Toute la nuit, l'un
d'eux avait veillé, mais au matin, ils n'avaient entendu ni vu aucun
signe de danger. Cependant, les oiseaux s'assemblaient toujours plus nombreux.
Leurs troupes arrivaient du sud, et les corneilles qui vivaient toujours dans la
Montagne tournoyaient en croassant sans cesse dans les
airs.
- Il se passe quelque chose d'étrange, dit
Thorïn. Le temps est passé des migrations d'automne ; et ce
sont là des oiseaux qui restent toujours dans le pays ; il y a des
étourneaux et des bandes de pinsons ; et, très loin, on voit
un grand nombre de charognards, comme s'il se préparait une
bataille !
Soudain, Bilbo pointa
l'index :
- Voilà de nouveau cette vieille
grive ! s'écria-t-il. Il semble qu'elle se soit
échappée quand Smaug a fracassé le flanc de la montagne,
mais je ne pense pas que les escargots en aient fait
autant !
Assurément, la vieille grive était
là ; comme Bilbo la désignait, elle vola vers eux et se
percha sur une pierre proche. Elle se mit à chanter en agitant les
ailes ; puis elle inclina sa tête sur le côté comme pour
écouter ; puis de nouveau elle chanta et écouta
encore.
- Je pense qu'elle essaie de nous dire quelque chose,
déclara Balïn ; mais je ne puis comprendre le parler de ces
oiseaux-là ; il est très rapide et difficile. Pouvez-vous le
déchiffrer, vous, Baggins ?
- Pas très bien,
répondit Bilbo (qui, en fait, n'en comprenait rien du tout) ; mais
la vieille paraît très excitée.
- Si
seulement c'était un corbeau ! dit Balïn.
- Je
croyais que vous ne les aimiez pas ! Vous paraissiez vous en méfier,
la dernière fois que nous étions ici.
- Ça,
c'était des corneilles ! De sales créatures à l'air
louche, et grossières avec ça. Vous avez dû entendre les
vilains noms qu'elles nous criaient. Mais les corbeaux sont différents.
Il existait autrefois une grande amitié entre eux et les gens de
Thror ; ils nous apportaient souvent des nouvelles secrètes, et nous
les en récompensions en leur donnant des objets brillants qu'ils
convoitaient pour les emporter dans leurs demeures.
« Ils
vivent de nombreuses années, ils ont beaucoup de mémoire et ils
transmettent leur sagesse à leurs enfants. Je connaissais un bon nombre
des corbeaux des rochers quand j'étais un jeune nain. Cette hauteur
même s'appelait autrefois Ravenhill
[6],
parce qu'un sage et fameux couple, le vieux Carc et sa femme, vivaient ici
au-dessus du corps de garde. Mais je pense qu'il ne reste plus ici personne de
cette ancienne race.
A peine avait-il fini de parler que la vieille
grive poussa un grand cri et s'envola aussitôt.
- Si nous
ne le comprenons pas, ce vieil oiseau nous a compris, j'en suis sûr, dit
Balïn. Ouvrez l'œil pour voir ce qui va se passer
maintenant !
Il y eut bientôt un battement d'ailes, et la
vieille grive fut de retour ; elle était accompagnée d'un
vieil oiseau extrêmement décrépit. La cécité
le gagnait, il pouvait à peine voler et le dessus de sa tête
était tout dégarni. C'était un très grand corbeau,
d'âge fort avancé, Il se posa avec raideur sur le sol devant eux,
battit lentement des ailes et salua Thorïn.
- O
Thorïn, fils de Thraïn, et Balïn, fils de Fundïn,
croassa-t-il (et Bilbo pouvait comprendre ce qu'il disait, car il employait le
langage ordinaire et non le parler des oiseaux). Je suis Roäc, fils de
Carc. Carc est mort, mais il vous était bien connu autrefois. II y a cent
et cinquante-trois années que je suis sorti de l'œuf, mais je
n'oublie pas ce que mon père m'a dit. A présent, je suis le chef
des grands corbeaux de la Montagne. Nous sommes peu nombreux, mais nous nous
souvenons encore du roi qui régnait jadis. La plupart de mon peuple est
au loin, car il y a de grandes nouvelles dans le Sud - certaines sont des
nouvelles joyeuses pour vous, et il en est d'autres que vous trouverez moins
bonnes.
« Voyez ! les oiseaux reviennent en masse vers
la Montagne et vers Dale du sud, de l'est et de l'ouest, car la nouvelle s'est
répandue que Smaug est mort !
- Mort !
Mort ! s'écrièrent les nains. Mort ! Mais alors notre
peur était vaine - et le trésor est à
nous !
Ils se dressèrent tous et se mirent à
gambader de joie.
- Oui, mort, dit Roäc. La grive -
puissent ses plumes ne jamais tomber ! - l'a vu mourir, et I'on peut
se fier a sa parole. Elle l'a vu tomber au cours d'un combat avec les hommes
d'Esgaroth il y a trois nuits, au lever de la lune.
Il fallut quelque
temps pour que Thorïn pût amener les nains au silence afin d'entendre
les nouvelles du corbeau. Enfin, après avoir achevé tout le
récit de la bataille, celui-ci
poursuivit :
- Voilà pour la joie, Thorïn
Oakenshield. Vous pouvez regagner vos salles en sécurité ;
tout le trésor est à vous - pour le moment. Mais d'autres que
les oiseaux vont venir en masse par ici. La nouvelle de la mort du gardien s'est
déjà répandue de tous côtés, et la
légende de la richesse de Thror n'a rien perdu aux récits qui se
sont transmis durant tant d'années ; bien des gens sont avides de
s'assurer une part du gâteau. Déjà une troupe d'elfes est en
route, et des oiseaux de proie les suivent, dans l'espoir de combats et de
carnage. Sur les rives du lac, les hommes murmurent que leurs malheurs sont dus
aux nains, car ils sont sans toit, un grand nombre a péri et Smaug a
détruit leur ville. Eux aussi pensent trouver une compensation dans votre
trésor que vous soyez vivants ou morts.
« C'est
votre propre sagesse qui doit dicter votre conduite ; mais treize est bien
peu comme reste du grand peuple de Durïn qui vivait jadis ici et qui est
maintenant dispersé au loin. Si vous voulez suivre mes conseils, vous ne
vous fierez pas au Maître des Hommes du Lac, mais plutôt à
celui qui a abattu le dragon avec son arc. Celui-là est Barde, de la
lignée de Girion ; c'est un homme sombre, mais loyal. Nous verrions
de nouveau régner la paix entre les nains, les hommes et les elfes
après la longue désolation ; mais cela peut vous coûter
cher en or. J'ai dit.
Thorïn s'écria alors, tout en
colère :
- Tous nos remerciements, Roäc, fils
de Carc. Vous et les vôtres ne serez pas oubliés. Mais les voleurs
ne prendront pas, les violents n'emporteront pas une once de notre or tant que
nous serons vivants. Si vous désirez gagner encore davantage notre
reconnaissance, apportez-nous des nouvelles de quiconque approche. Je vous
demanderai aussi, s'il en est encore parmi vous qui soient jeunes et vigoureux
de l'aile, d'envoyer des messagers à nos frères des montagnes du
Nord, tant à l'ouest qu'à l'est d'ici, et de leur faire
connaître notre situation. Mais allez surtout chez mon cousin Daïn
dans les Monts de Fer, car il a de nombreux nains bien armés, et c'est
lui qui est le plus près d'ici. Priez-le de se
hâter !
- Je ne saurais dire si ce dessein est bon ou
mauvais, croassa Roäc ; mais je ferai ce qui sera
possible.
Puis il s'envola lentement.
- Retournons
vite à la Montagne ! s'écria Thorïn. Il y a peu de temps
à perdre.
- Et peu de nourriture à manger !
ajouta Bilbo, toujours pratique en pareille matière.
De toute
façon, il avait l'impression que l'aventure, à proprement parler,
était terminée avec la mort du dragon - en quoi il se
trompait grandement - et il aurait donné la plus grande part de ses
profits pour la liquidation pacifique de ces affaires.
- A la
Montagne ! crièrent les nains, comme s'ils ne l'avaient pas
entendu.
Force lui fut donc de retourner à la Montagne avec
eux.
Connaissant déjà certains des
événements, vous comprendrez que les nains avaient encore quelques
jours devant eux. Ils explorèrent une fois de plus toutes les cavernes et
ils constatèrent, comme ils s'y attendaient, que seule restait ouverte la
Grande Porte ; toutes les autres issues (à l'exception,
naturellement, de la petite porte secrète) avaient été
depuis longtemps détruites et obstruées par Smaug, et il n'en
restait plus aucune trace. Ils s'attelèrent donc vigoureusement à
fortifier l'entrée principale et à tracer une nouvelle
allée à partir de là. ils disposaient d'une grande
quantité d'outils qu'avaient utilisés les mineurs, les carriers et
les constructeurs de jadis ; et les nains avaient conservé une
grande compétence en ce genre de travaux.
Tandis qu'ils
travaillaient, les corbeaux leur apportaient constamment des nouvelles. Ils
apprirent ainsi que le Roi des Elfes s'était détourné vers
le Lac et qu'ils avaient donc un peu de répit. Mieux encore, trois de
leurs poneys avaient réchappé et vagabondaient en liberté
assez loin en aval sur les rives de la Rivière Courante, près de
l'endroit où ils avaient laissé le reste de leurs provisions.
Aussi, tandis que les autres poursuivaient leurs travaux, Fili et Kili
furent-ils dépêchés, sous la conduite d'un corbeau, afin de
retrouver les poneys et de rapporter tout ce qu'ils pourraient.
Ils
restèrent absents quatre jours, et, entre-temps, les nains avaient appris
que les armées conjointes des Hommes du Lac et des elfes se dirigeaient
en hâte vers la Montagne. Mais à présent, leurs espoirs
s'étaient raffermis, car ils avaient des vivres pour plusieurs semaines
en les ménageant - surtout du
cram, évidemment, et ils
en étaient fatigués ; mais le
cram vaut tout de
même infiniment mieux que rien - et déjà la porte
était bloquée par un mur fait de pierres carrées
posées à sec, mais très épais et haut, en travers de
l'ouverture. Ils avaient ménagé dans ce mur des trous pour voir
(ou tirer), mais il n'y avait pas de passage. Ils entraient ou sortaient au
moyen d'échelles et ils hissaient les marchandises a l'aide de cordes.
Pour laisser sortir la rivière, ils avaient confectionné une
petite arche basse sous le nouveau mur ; mais près de
l'entrée, ils avaient modifié le lit étroit de telle sorte
qu'une large mare s'étendait du mur de la montagne à la chute par
laquelle la rivière s'écoulait vers Dale. On ne pouvait plus
maintenant approcher de la Porte, sans nager, que le long d'une étroite
corniche de l'escarpement, à droite du mur en regardant à
l'extérieur. Ils n'avaient amené les poneys qu'au pied de
l'escalier qui partait du vieux pont, et après les avoir
déchargés là, ils les avaient renvoyés sans
cavaliers vers le sud, leur disant de retourner auprès de leurs
maîtres.
Un beau soir, ils virent soudain un grand nombre de
lumières, comme de feux et de torches vers le sud, à Dale en face
d'eux.
- Ils sont arrivés ! cria Balïn. Et leur
camp est très grand. Ils ont dû arriver dans la vallée des
deux côtés de la rivière, sous le couvert du
crépuscule.
Les nains dormirent peu cette nuit-là. Le
matin était encore pâle quand ils virent une troupe approcher. De
derrière leur mur, ils les regardèrent monter vers l'entrée
de la vallée, puis commencer à grimper lentement. Bientôt,
ils purent voir que la troupe se composait en même temps d'hommes du lac
armés en guerre et d'archers elfes. Enfin, ceux de tête
escaladèrent les rochers éboulés et parurent au haut des
chutes ; et grande fut leur surprise en trouvant devant eux
l'étendue d'eau et la Porte obstruée par un mur de pierre
nouvellement taillée.
Comme ils se tenaient là à
discuter en montrant l'endroit du doigt, Thorïn les
héla :
- Qui êtes-vous ? cria-t-il d'une
voix forte, vous qui venez armés en guerre aux portes de Thorïn,
fils de Thraïn, Roi sous la Montagne et que
désirez-vous ?
Mais ils ne répondirent rien.
Certains retournèrent vivement en arrière, et les autres,
après avoir contemplé un moment la Porte et ses défenses,
ne tardèrent pas à les suivre. Ce jour-là, le camp fut
transféré à l'est de la rivière, juste entre les
bras de la Montagne. Les rochers retentirent alors de l'écho de voix et
de chants, comme ils ne l'avaient plus fait depuis bien longtemps. Il y eut
aussi le son des harpes d'elfes et d'une douce musique ; et comme il
montait vers les nains, il leur sembla que l'air froid se réchauffait, et
ils sentirent faiblement le parfum des fleurs sylvestres à la floraison
du printemps.
Alors, Bilbo brûla de s'échapper de la
sombre forteresse et de descendre se mêler à la joie et au
festoiement autour des feux. Certains des plus jeunes nains aussi furent
émus dans leur cœur, et ils murmurèrent qu'ils auraient bien
voulu que les choses fussent autrement pour pouvoir accueillir pareilles gens en
amis ; mais Thorïn fronça les sourcils.
Alors les
nains, eux aussi, apportèrent des harpes et des instruments repris dans
l'amas du trésor, et firent de la musique pour adoucir son humeur ;
mais leur chant n'était pas comme le chant des elfes, et il ressemblait
beaucoup à celui qu'ils avaient fait entendre longtemps auparavant dans
le petit trou de hobbit de Bilbo.
Sous la Montagne sombre et
haute
Le Roi est venu dans son château.
Son ennemi est
mort, le Ver de la Terreur,
Et toujours ainsi tomberont ses
ennemis.
L'épée est aiguë, la lance est
longue,
La flèche rapide, la Porte est solide ;
Le
cœur est vaillant qui surveille l'or ;
Les nains n'endureront plus
de torts.
Les nains de jadis firent de puissants charmes
Quand les marteaux tombaient comme des cloches sonnantes
Dans les lieux
profonds, où dorment des choses noires,
Dans les salles creuses
sous les montagnes rocheuses.
Sur des colliers d'argent ils
enfilèrent
La lumière des étoiles, sur des
couronnes ils suspendirent
Le feu de dragon, de fils de fer retors
Ils firent sortir la mélodie des harpes.
Le trône de
la montagne une fois encore est libéré !
O nôtres
errants, écoutez l'appel !
Venez en hâte ! Venez en
hâte ! au travers de la terre désolées
Le roi des
amis et de ceux de votre race a besoin de vous.
Maintenant nous
crions par-dessus les montagnes froides
« Revenez aux cavernes
anciennes !
Ici aux Portes le roi vous attend,
Ses mains sont
chargées de joyaux et d'or.
Le Roi est revenu dans son
château
Sous la Montagne sombre et haute.
Le Ver de la
Terreur est abattu et mort,
Et toujours ainsi tomberont nos ennemis
!
Ce chant sembla plaire à Thorïn : il reprit son
sourire et devint joyeux ; il commença alors à supputer la
distance jusqu'aux Monts de Fer et le temps qu'il faudrait à Daïn
pour atteindre la Montagne Solitaire s'il s'était mis en marche
dès réception du message. Mais Bilbo perdit courage en entendant
le chant comme les paroles : ils avaient un son beaucoup trop guerrier pour
son goût.
De bonne heure le lendemain matin, on vit une
compagnie de lances traverser la rivière et remonter la vallée.
Ces hommes portaient avec eux le grand étendard du Roi des Elfes et la
bannière bleue du Lac, et ils avancèrent jusqu'au moment où
ils se trouvèrent juste devant le mur de la Porte.
De nouveau,
Thorïn leur cria d'une voix forte :
- Qui
êtes-vous, vous qui venez armés en guerre aux portes de
Thorïn, fils de Thraïn, Roi sous la Montagne ?
Cette
fois, on lui répondit. Un homme de haute taille, aux cheveux noirs et au
visage sévère, s'avança et
cria :
- Salut, Thorïn ! Pourquoi vous
retranchez-vous comme un voleur dans son repaire ? Nous ne sommes pas
encore des ennemis, et nous sommes heureux que vous soyez vivant contre toute
prévision. Nous sommes venus sans penser trouver ici personne de
vivant ; mais puisque nous nous sommes rencontrés, il y a
matière à pourparlers et à tenir
conseil.
- Qui êtes-vous, et à quel sujet
voudriez-vous des pourparlers ?
- Je suis Barde ;
c'est par ma main que le dragon est mort et que votre trésor a
été libéré. N'est-ce pas là une question qui
vous intéresse ? De plus, je suis par droit de lignée
l'héritier de Girion de Dale, et votre trésor contient beaucoup de
richesses que Smaug avait pillées dans ses châteaux et ses villes.
N'est-ce pas là une question dont nous pouvons discuter ? En outre,
dans son dernier combat, Smaug a détruit les habitations des hommes
d'Esgaroth, et je suis au service de leur Maître. Je voudrais vous
demander en son nom si vous n'avez aucune pensée pour la douleur et la
misère de son peuple. Ils vous avaient aidé dans votre
détresse, et en récompense vous ne leur avez apporté
jusqu'ici que ruine, bien que probablement sans le
vouloir.
C'étaient là des paroles équitables et
vraies, bien que prononcées sur un ton fier et menaçant ; et
Bilbo pensa que Thorïn admettrait immédiatement ce qu'il y avait de
juste en elles. Il ne s'attendait pas, bien sûr, que quiconque se
rappelât que c'était lui qui avait découvert tout seul le
point faible du dragon ; et c'était aussi bien ainsi, car personne
ne s'en souvint jamais. Mais aussi, il ne comptait pas avec le pouvoir qu'a l'or
longtemps couvé par un dragon, ni avec des cœurs de nains. Au cours
des derniers jours, Thorïn avait passé de longues heures dans son
trésor, et la soif de ces richesses était fortement ancrée
en lui. Bien qu'il eût principalement recherché l'Arkenstone, il
n'avait pas perdu de vue bien d'autres choses merveilleuses qui reposaient
là, et autour desquelles tournaient maints souvenirs des labeurs et des
peines de sa race.
- Vous avez réservé la
dernière et principale place à votre plus mauvaise cause,
répliqua Thorïn. Nul ne saurait revendiquer le trésor de mon
peuple, du fait que Smaug, qui nous a volé ce trésor, l'aurait
privé de la vie ou de son toit. Le trésor n'était pas
à lui et ses méfaits n'ont pas à être
compensés par une part de ce trésor. Le prix des marchandises et
de l'assistance que nous avons reçues des Hommes du Lac, nous le paierons
en toute justice - et le moment venu. Mais nous ne donnerons
rien,
pas même la valeur d'une miche de pain, sous la menace de la force. Tant
qu'une troupe en armes se tiendra à nos portes, nous vous
considérerons comme des ennemis et des voleurs.
« Je
tiens d'ailleurs à vous demander quelle part de l'héritage vous
auriez versée à notre famille si vous aviez trouvé le
trésor non gardé et nous massacrés.
- La
question est juste, répondit Barde. Mais vous n'êtes pas morts et
nous ne sommes pas des voleurs. De plus, les riches peuvent avoir pitié
indépendamment du droit envers les nécessiteux qui se sont
montrés leurs amis quand ils étaient dans le besoin. Et
d'ailleurs, mes autres réclamations restent toujours sans
réponse.
- Je ne veux pas discuter, je l'ai dit, avec des
gens armés à ma porte. Ni aucunement avec le peuple du Roi des
Elfes, dont je me souviens sans aucune bienveillance. Ils n'ont aucune place
dans ce débat. Partez maintenant, avant que nos flèches ne
volent ! Et si vous voulez me parler de nouveau, commencez par renvoyer la
troupe des elfes à la forêt qui est la leur ; puis revenez, en
déposant les armes avant d'approcher du seuil.
- Le Roi
des Elfes est mon ami, et il a secouru les gens du Lac dans le besoin, bien
qu'ils n'y eussent aucun autre titre que l'amitié, répondit Barde.
Nous vous donnerons le temps de vous repentir de vos paroles. Faites appel
à votre sagesse avant notre retour !
Après quoi,
il s'en fut et regagna le camp.
Quelques heures plus tard, les
porte-étendard revinrent, les trompettes s'avancèrent et firent
entendre une sonnerie :
- Au nom d'Esgaroth et de la
Forêt, cria l'un d'eux, nous nous adressons à Thorïn, fils de
Thraïn, Oakenshield, se disant Roi sous la Montagne, et nous l'invitons
à considérer d'un bon œil les revendications qui lui ont
été présentées, faute de quoi il sera
déclaré notre ennemi. Il remettra au moins la douzième
partie du trésor a Barde, en tant que tueur du dragon et
qu'héritier de Girion. Sur cette part, Barde contribuera lui-même
à aider Esgaroth ; mais si Thorïn désire l'amitié
et le respect des territoires environnants, comme l'avaient ses ancêtres,
il donnera aussi un peu de ses biens personnels pour le réconfort des
hommes du Lac.
Alors, Thorïn saisit un arc de corne et
décocha une flèche à l'orateur. Elle se ficha dans son
bouclier, où elle resta à vibrer.
- Puisque telle
est votre réponse, cria le héraut en retour, je déclare la
Montagne assiégée. Vous n'en partirez plus que vous n'ayez
demandé de votre côté une trêve et des pourparlers.
Nous ne porterons pas les armes contre vous, mais nous vous laissons à
votre or. Vous pouvez toujours manger cela, si vous
voulez !
Là-dessus, les messagers s'en furent rapidement,
laissant les nains réfléchir à leur affaire. Thorïn
était devenu si inexorable que, même s'ils en avaient eu envie, les
autres n'auraient pas osé trouver faute en sa conduite ; mais en
vérité, la plupart d'entre eux semblaient partager sa façon
de voir - à l'exception peut-être du vieux et gros Bombur, de
Fili et de Kili. Bilbo, lui, désapprouvait évidemment tout le tour
pris par les affaires. Il en avait maintenant plus qu'assez de la Montagne, et
être assiégé à l'intérieur n'était
aucunement à son goût.
- Tout cet endroit pue le
dragon, grogna-t-il en lui-même ; j'en ai la nausée. Et le
cram commence à me rester dans la gorge.
16 UN
VOLEUR DANS LA NUIT
Les jours s'écoulaient à présent, longs et fastidieux.
Bon nombre des nains passaient leur temps à ordonner et mettre en tas le
trésor ; c'est alors que Thorïn parla de l'Arkenstone de
Thraïn, les pressant de la rechercher dans le moindre
recoin.
- Car l'Arkenstone de mon père, dit-il, vaut plus
par elle-même que toute une rivière d'or, et pour moi, elle est
sans prix. Dans tout le trésor, cette pierre-là, je me la
réserve, et je me vengerais de quiconque, l'ayant trouvée, la
dissimulerait.
A ces mots, Bilbo prit peur, se demandant ce qui se
passerait si on découvrait la pierre - enveloppée dans un
vieux balluchon dépenaillé. Il n'en parla tout de même pas,
car, à mesure que l'ennui des journées se faisait plus pesant, un
plan avait commencé à germer dans sa petite
tête.
Les choses se traînaient ainsi depuis quelque
temps, quand les corbeaux apportèrent la nouvelle que Daïn et plus
de cinq cents nains, venus à marche forcée des Monts de Fer, se
trouvaient à deux jours de Dale en direction du
nord-est.
- Mais ils ne peuvent atteindre la Montagne sans
être observés, dit Roäc, et je crains qu'il n'y ait bataille
dans la vallée. Je ne trouve pas cette décision bonne. Si
acharnés qu'ils soient, il est peu probable qu'ils puissent avoir raison
de l'armée qui vous assiège ; et, même s'ils y
parvenaient, qu'y gagneriez-vous ? L'hiver et la neige arrivent sur leurs
talons. Comment vous nourrirez-vous sans l'amitié et la bonne
volonté des régions d'alentour ? Le trésor signifiera
vraisemblablement votre mort, bien que le dragon ne soit
plus !
Mais Thorïn ne se laissa pas
ébranler
- L'hiver et la neige mordront en même
temps les hommes et les elfes, dit-il, et ils trouveront peut-être leur
séjour dans le désert dur à supporter. Avec mes amis sur
leurs arrières et l'hiver sur eux, peut-être seront-ils d'une
disposition plus accommodante pour parlementer.
Ce soir-là,
Bilbo prit sa décision. Le ciel sans lune était noir.
Aussitôt la pleine nuit tombée, il alla à un coin d'une
arrière-pièce juste à l'intérieur de la porte,
où il tira de son baluchon une corde et aussi l'Arkenstone,
enveloppée dans un chiffon. Puis il grimpa jusqu'au haut du mur. Il n'y
avait là que Bombur, car c'était son tour de garde et les nains ne
postaient qu'une sentinelle à la fois.
- II fait
bigrement froid ! dit Bombur. Je voudrais bien avoir un feu ici, comme ils
en ont là en bas dans le camp !
- Il fait assez
chaud à l'intérieur, dit Bilbo.
- Sans
doute ; mais je suis obligé de rester ici jusqu'à minuit,
grommela le gros nain. C'est une triste affaire de bout en bout. Non pas que je
me permette de critiquer Thorïn, que sa barbe pousse toujours plus
longue ! mais ç'a toujours été un nain à la
nuque roide.
- Pas aussi roides que mes jambes, dit Bilbo. J'en
ai assez des escaliers et des passages de pierre. Je donnerais n'importe quoi
pour avoir la sensation de l'herbe sous mes pieds.
- Moi, je
donnerais beaucoup pour la sensation d'une boisson forte dans mon gosier et pour
un lit bien doux après un bon souper !
- Je ne peux
pas vous les procurer tant que le siège durera. Mais il y a longtemps que
je n'ai pas pris la garde et je peux vous remplacer, si vous voulez. Je n'ai pas
envie de dormir, ce soir.
- Vous êtes bien brave, monsieur
Baggins, et j'accepte volontiers votre offre. S'il y avait quelque chose,
réveillez-moi sans faute en premier ! Je serai dans
l'arrière-chambre à gauche, tout à
côté.
- Allez ! dit Bilbo. Je vous
réveillerai à minuit, et vous pourrez réveiller à
votre tour le veilleur suivant.
Aussitôt Bombur parti, Bilbo
mit son anneau, assujettit sa corde, se laissa glisser de l'autre
côté du mur et s'en fut. Il avait environ cinq heures devant lui.
Bombur dormirait (il pouvait dormir à tout moment et, depuis l'aventure
dans la forêt, il s'efforçait toujours de rattraper les rêves
merveilleux qu'il avait faits alors) ; et tous les autres étaient
occupés auprès de Thorïn. Il était peu probable
qu'aucun d'eux, même Fili et Kili, sortît pour venir au mur avant
son tour de garde.
Il faisait très noir et quand, après
un moment, il quitta le sentier nouvellement tracé pour descendre vers le
lit de la rivière, le chemin lui était inconnu. Il finit par
arriver à la courbe où il devait traverser l'eau pour atteindre le
camp, comme il le désirait. Le lit de la rivière était
là, peu profond, mais déjà large, et le passage à
gué dans l'obscurité n'était pas une tâche
aisée pour le petit hobbit. Il était presque arrivé de
l'autre côté quand, manquant son saut sur une pierre ronde, il
tomba dans l'eau froide en faisant un gros floc. A peine avait-il
péniblement grimpé sur l'autre bord, frissonnant et
dégouttant, qu'arrivèrent dans le noir des elfes portant des
lanternes, qui recherchaient la cause du bruit.
- Ce
n'était pas un poisson ! dit l'un. Il y a un espion par là.
Cachez vos lumières ! Elles lui serviront plus qu'à nous, si
c'est cette curieuse petite créature que l'on dit être leur
serviteur.
- Leur serviteur, en vérité ! fit
Bilbo dans un reniflement.
Mais ce reniflement fut coupé par
un bruyant éternuement, et les elfes s'assemblèrent aussitôt
autour de ce bruit.
- Donnez de la lumière ! dit-il.
Je suis ici, si vous me voulez !
Il retira son anneau et sortit
de derrière un rocher.
Ils se saisirent vivement de lui,
malgré leur surprise.
- Qui êtes-vous ?
Etes-vous le hobbit des nains ? Que faites-vous ? Comment
êtes-vous parvenu si loin en arrière de nos sentinelles ?
demandèrent-ils l'un après l'autre.
- Je suis M.
Bilbo Baggins, compagnon de Thorïn, si vous tenez à le savoir,
répondit-il. Je connais bien de vue votre roi, bien qu'il ne me
reconnaisse pas en me regardant. Mais Barde se souviendra de moi, et c'est
à Barde que je désire particulièrement
parler.
- Vraiment ! répliquèrent-ils. Et
qu'est-ce que vous avez à faire ?
- Ça me
regarde, mes bons elfes. Mais si vous désirez jamais retourner de cet
endroit triste et froid dans vos propres forêts, reprit-il, frissonnant,
vous m'amènerez vite devant un feu, où je pourrai me
sécher - après quoi, vous me laisserez parler à vos
chefs aussi rapidement que possible. Je n'ai qu'une ou deux heures devant
moi.
C'est ainsi que, quelque deux heures après sa fuite de la
Porte, Bilbo se trouva auprès d'un bon feu qui brûlait devant une
grande tente ; étaient également assis là le Roi des
Elfes et Barde, qui le contemplaient avec curiosité. Un hobbit en armure
d'elfe, à demi emmitouflé dans une vieille couverture,
c'était pour eux un spectacle nouveau.
- Les choses sont
vraiment impossibles, voyez-vous, disait Bilbo de son ton le plus
sérieux. Personnellement, j'en ai assez de toute cette aventure. Je
voudrais être de retour dans ma propre maison de l'ouest, où les
gens sont plus raisonnables. Mais j'ai des intérêts dans cette
affaire - un quatorzième du butin, pour être précis,
comme il est spécifié dans une lettre que je crois avoir
heureusement conservée.
Il tira d'une poche de sa vieille
veste (qu'il portait toujours par-dessus sa cotte de mailles) la lettre,
très chiffonnée et pliée tout petit, que Thorïn avait
glissée sous la pendule de sa cheminée au mois de
mai !
- Une part des bénéfices,
notez-le bien. J'en ai parfaitement conscience. Personnellement, je suis tout
à fait disposé à considérer avec soin toutes vos
demandes et à déduire du total ce qui est juste avant de
présenter ma propre revendication. Mais vous ne connaissez pas
Thorïn Oakenshield aussi bien que je le connais maintenant. Je vous assure
qu'il est tout prêt à crever de faim assis sur un tas d'or, tant
que vous resterez ici.
- Eh bien, libre à lui ! dit
Barde. Un tel fou merite bien de crever de faim.
- Parfaitement,
dit Bilbo. Je comprends votre point de vue. Mais d'autre part, l'hiver approche
rapidement. Avant peu, vous aurez de la neige et que sais-je encore, et
l'approvisionnement sera difficile - même pour des elfes, j'imagine.
Et il y aura d'autres difficultés. Vous n'avez pas entendu parler de
Daïn et des nains des Monts de Fer ?
- Si, il y a
longtemps ; mais qu'ont-ils à voir avec nous ? demanda le
roi.
- C'est bien ce que je pensais. Je vois que je
possède des renseignements que vous n'avez pas. Daïn, je puis vous
le dire, est maintenant à moins de deux jours de marche et il a avec lui
au moins cinq cents nains armés - parmi lesquels un bon nombre ont
l'expérience des horribles guerres entre nains et gobelins, dont vous
avez sans doute entendu parler. Quand ils arriveront, ils pourront vous causer
de sérieux ennuis.
- Pourquoi nous dites-vous cela ?
Etes-vous en train de trahir vos amis ou de nous menacer ? demanda
sévèrement Barde.
- Mon cher Barde ! vagit
Bilbo. Ne soyez pas d'humeur si prompte ! Je n'ai jamais rencontré
des gens aussi soupçonneux ! J'essaie seulement d'éviter des
ennuis à tous les intéressés. Or, je vais vous faire une
offre !
- Faites-la-nous connaître !
dirent-ils.
- Vous pouvez la voir ! répliqua-t-il.
La voici !
Il sortit l'Arkenstone et en jeta
l'enveloppe.
Le Roi des Elfes lui-même, dont les yeux
étaient pourtant habitués à se poser sur les objets les
plus beaux et les plus merveilleux, se dressa, confondu. Même Barde
regarda la pierre, muet d'étonnement. C'était comme si un globe
rempli de clair de lune était suspendu devant eux dans un filet
tissé du reflet d'étoiles givrées.
- Vous
voyez là l'Arkenstone de Thraïn, le Cœur de la Montagne, dit
Bilbo ; et c'est aussi le cœur de Thorïn. Il en fait plus de cas
que d'une rivière d'or. Je vous la donne. Elle vous aidera dans votre
négociation.
Alors, Bilbo, non sans un frisson et un regard de
regret, tendit la merveilleuse pierre à Barde, lequel la tint dans sa
main, comme ébloui.
- Mais comment est-elle à
vous, que vous puissiez la donner ? demanda-t-il enfin avec
effort.
- Ah bah ! répondit le hobbit un peu
gêné. Elle n'est pas exactement à moi ; mais enfin...,
je suis disposé à la mettre en balance avec tous mes droits, vous
comprenez. Je suis peut-être un cambrioleur - ou c'est ce qu'ils
disent ; personnellement je ne m'en suis jamais senti l'âme -,
mais je suis un cambrioleur honnête, je l'espère, plus ou moins. En
tout cas, je m'en retourne maintenant, et les nains pourront me faire ce qu'ils
voudront. J'espère qu'elle vous sera utile.
Le Roi des Elfes
regarda Bilbo avec un nouvel étonnement
- Bilbo
Baggins ! dit-il. Vous êtes plus digne de porter l'armure des princes
elfes que bon nombre d'autres qui semblent plus avenants. Mais je me demande si
Thorïn Oakenshield considérera les choses de même
façon. Je connais mieux que vous peut-être les nains en
général. Je vous conseille de rester avec nous, et ici vous serez
honoré et trois fois bienvenu.
- Je vous en remercie
beaucoup, assurément, répondit Bilbo, s'inclinant, mais je ne
crois pas devoir abandonner ainsi mes amis, après tout ce par quoi nous
avons passé ensemble. Et puis, j'ai promis de réveiller le vieux
Bombur à minuit ! Il faut vraiment que je m'en aille, et
vite.
Aucun argument ne put le retenir ; une escorte lui fut
donc fournie et, à son départ, le roi et Barde le saluèrent
avec honneur. Comme ils traversaient le camp, un vieillard, enveloppé
dans une cape sombre, qui était assis à l'entrée d'une
tente, se leva et s'avança vers eux.
- Bravo, monsieur
Baggins ! dit-il, donnant une tape dans le dos de Bilbo. Il y a toujours
davantage en vous que les gens ne s'y attendent !
C'était
Gandalf.
Pour la première fois depuis bien des jours, Bilbo
fut vraiment ravi. Mais il n'avait pas le temps de poser toutes les questions
qui lui montaient à la bouche.
- Chaque chose en son
temps ! dit Gandalf. Les événements tirent à leur fin
a présent, si je ne me trompe. Vous allez avoir un mauvais moment
à passer ; mais gardez courage ! Il se peut que vous
vous en tiriez bien. Il y a des nouvelles en gestation que les corbeaux
eux-mêmes ne connaissent pas encore.
Bonsoir !
Intrigué mais non réconforté,
Bilbo poussa en avant. On le mena à un gué sûr, qu'on lui
fit passer à pied sec ; après quoi, il dit adieu aux elfes et
monta avec précaution vers la Porte. Il commençait à
être pris d'une grande fatigue ; mais II était bien avant
minuit quand il grimpa à la corde - qui se trouvait toujours
où il l'avait laissée. Après l'avoir détachée
et cachée, il s'assit sur le mur et se demanda anxieusement ce qui allait
se passer après cela.
A minuit, il réveilla
Bombur ; puis à son tour, il s'enroula dans un coin sans
écouter les remerciements du vieux nain (qu'il sentait bien peu
mérités). Il tomba bientôt dans un profond sommeil et oublia
tous ses ennuis jusqu'au matin. En fait, il rêvait d'œuf au
lard.
Le lendemain, les trompettes retentirent de bonne heure dans le camp.
Bientôt, on vit un coureur seul gravir vivement le sentier étroit.
A quelque distance, il s'arrêta, héla les nains et leur demanda si
Thorïn était disposé à écouter une nouvelle
ambassade, les choses étant modifiées par de nouveaux
éléments.
- Ce doit être Daïn !
dit là-dessus Thorïn. Ils auront eu vent de son approche. Je pensais
bien que cela modifierait leur disposition d'esprit ! Dites-leur de se
présenter en petit nombre et sans armes, et je les
écouterai ! cria-t-il au messager.
Vers midi, on vit
paraître de nouveau les étendards de la Forêt et du Lac. Un
détachement de vingt hommes approchait. A l'entrée du sentier
étroit, ils déposèrent épées et lances ;
après quoi, ils avancèrent jusqu'à la Porte. Les nains
virent avec surprise que parmi eux se trouvaient Barde et le Roi des Elfes,
devant lesquels un vieillard, enveloppé dans une cape et un capuchon,
portait une forte cassette de bois cerclée de
fer.
- Salut, Thorïn ! dit Barde. Etes-vous toujours
dans les mêmes dispositions ?
- Je ne change pas
d'avis avec le lever et le coucher de quelques soleils, répliqua
Thorïn. Seriez-vous venu à seule fin de me poser des questions
oiseuses ? L'armée des elfes n'est pas encore partie comme je l'ai
prescrit ! Jusqu'à ce qu'elle s'exécute, c'est en vain que
vous voudrez discuter avec moi.
- N'y a-t-il donc rien pour quoi
vous céderiez un peu de votre or ?
- Rien que vous
ou vos amis ayez à offrir.
- Et l'Arkenstone de
Thraïn ? dit-il.
A ce moment, le vieillard ouvrit la
cassette et tint haut le joyau. La lumière jaillit de sa main, blanche et
brillante dans le matin.
L'étonnement et la confusion
frappèrent Thorïn de mutisme. Personne ne parla durant un long
moment.
Enfin, Thorïn rompit le silence, et sa voix était
lourde de colère
- Cette pierre appartenait à mon
père, et elle est à moi, dit-il. Pourquoi achèterais-je ce
qui est mon bien ? (Toutefois, la curiosité le poussa à
ajouter :) Mais comment êtes-vous en possession de l'héritage
de ma maison ? S'il est utile de poser pareille question à des
voleurs !
- Nous ne sommes pas des voleurs, répondit
Barde. Votre bien, nous le rendrons en échange de notre
bien.
- Comment l'avez-vous acquise ? hurla Thorïn,
avec une rage croissante.
- C'est moi qui la leur ai
donnée ! vagit Bilbo, qui passait la tête par-dessus le mur et
qui avait à présent une peur
affreuse.
- Vous ! vous ! cria Thorïn, se
retournant contre lui et le saisissant des deux mains. Misérable
hobbit ! Espèce de bout de... cambrioleur ! hurla-t-il à
court de mots (et il secouait le pauvre Bilbo comme un
lapin).
« Par la barbe de Durïn ! Je voudrais
bien que Gandalf fût ici ! La peste soit de lui pour vous avoir
choisi ! Que sa barbe se flétrisse ! Quant à vous, je
vais vous précipiter sur les rochers ! cria-t-il (il souleva Bilbo
à bout de bras).
- Arrêtez ! Votre souhait est
exaucé ! dit une voix.
Le vieillard à la cassette
rejeta son manteau et son capuchon :
- Voici Gandalf !
Et juste à temps, à ce qu'il semble. Vous avez beau ne pas
apprécier mon Cambrioleur, ne l'endommagez pas, je vous en prie.
Reposez-le, et commencez par écouter ce qu'il a à
dire !
- Il paraît que vous êtes tous de
connivence ! dit Thorïn, laissant tomber Bilbo sur le haut du mur.
Jamais plus je n'aurai de rapports avec un magicien ou ses amis. Qu'avez-vous
à dire, descendant de rats ?
- Mon Dieu ! mon
Dieu ! dit Bilbo. Tout ceci est assurément très
désagréable. Peut-être vous rappelez-vous m'avoir
précisé que je pourrais choisir la part d'un quatorzième
qui me revient ? J'ai pu prendre cela trop au pied de la lettre - j'ai
entendu dire que les nains sont parfois plus polis dans leurs formules que dans
leurs actes. Il y a tout de même eu un moment où vous sembliez
penser que je vous avais rendu service. Descendant de rats, vraiment !
Est-ce là tout ce que vous et votre famille m'avez promis en fait de
services, Thorïn ? Considérez que j'ai disposé de ma
part comme je l'entendais, et qu'on soit quittes !
- Oui,
dit sombrement Thorïn. Je vous laisserai partir quitte - et
puissions-nous ne plus jamais nous rencontrer !
Puis il se
tourna et parla par-dessus le mur
- Je suis trahi, dit-il. On
avait bien deviné que je ne pourrais m'abstenir de racheter l'Arkenstone,
trésor de ma maison. Pour cela, je donnerai la quatorzième partie
de l'amas d'or et d'argent, abstraction faite des joyaux ; mais cela
comptera pour la part promise à ce traître ; il partira avec
cette rémunération, et vous pourrez la diviser comme vous
l'entendrez. Il n'en aura pas grand chose, je n'ai aucun doute là-dessus.
Prenez-le, si vous désirez qu'il vive, et aucune parcelle de mon
amitié ne l'accompagnera.
« Descendez maintenant
auprès de vos amis ! dit-il à Bilbo, ou bien je vous jette en
bas.
- Et l'or et l'argent ? demanda
Bilbo.
- Cela suivra, selon qu'on pourra l'arranger, dit-il.
Ouste !
- Jusqu'alors, nous garderons la pierre, cria
Bilbo.
- Vous ne faites pas bien splendide figure comme Roi sous
la Montagne, dit Gandalf. Mais les choses peuvent encore
changer.
- Assurément, dit Thorïn.
Et la
confusion apportée par le trésor était si grande en lui
qu'il se demandait déjà si, avec l'aide de Daïn, il ne
pourrait pas reprendre l'Arkenstone, tout en retenant la part de la
récompense.
Bilbo fut balancé par-dessus le mur et s'en
alla sans rien recevoir pour toute sa peine, hormis l'armure que Thorïn lui
avait déjà donnée. Plus d'un nain ressentait dans son
cœur honte et pitié de son
départ.
- Adieu ! leur cria-t-il. Peut-être
nous rencontrerons-nous de nouveau en amis.
- Filez ! cria
Thorïn. Vous portez une cotte de mailles qui fut faite par les miens et qui
est trop bonne pour vous. Les flèches ne peuvent la percer ; mais si
vous ne vous hâtez pas, je piquerai vos misérables pieds. Soyez
prompt I
- Pas tant de hâte ! dit Barde. Nous vous
donnerons jusqu'à demain. Nous reviendrons à midi pour voir si
vous avez apporté du trésor la contrepartie de la pierre. Si cela
est fait sans tromperie, nous partirons et l'armée des elfes regagnera la
Forêt. En attendant, adieu !
Là-dessus, ils
rentrèrent au camp ; mais Thorïn envoya par
l'intermédiaire de Roäc des messagers pour instruire Daïn de ce
qui s'était passé et le prier d'arriver en toute hâte, mais
non sans circonspection.
Ce jour passa, puis la nuit. Le lendemain,
le vent tourna à l'ouest, et l'air était sombre et morne. Il
était encore tôt quand un cri s'éleva dans le camp. Des
coureurs vinrent annoncer qu'une troupe de nains avait débouché de
l'éperon est de la Montagne et qu'elle se hâtait à
présent en direction de Dale. Daïn était arrivé. Il
avait pressé la marche au cours de la nuit, et il était ainsi
tombé sur eux plus tôt qu'ils ne l'attendaient. Chacun de ses gens
était revêtu d'un haubert d'acier qui lui descendait jusqu'aux
genoux, et ses jambes étaient recouvertes de chausses faites de mailles
d'un métal fin et flexible, dont le peuple de Daïn avait le secret.
Les nains sont extrêmement forts pour leur taille ; or, la plupart de
ceux-ci étaient forts, même pour des nains. Au combat, ils
maniaient de lourds bigots à deux mains ; mais chacun avait aussi au
côté une courte et large épée et, suspendu dans le
dos, un bouclier rond. Leur barbe était divisée en deux tresses
qu'ils glissaient dans leur ceinture. Leur bonnet était de fer, ils
étaient chaussés de fer, et ils avaient une expression
menaçante.
Les trompettes appelèrent les hommes et les
elfes aux armes. Bientôt, on vit les nains remonter la vallée
à vive allure. Ils firent halte entre la rivière et
l'éperon est ; mais quelques-uns poursuivirent leur chemin et,
traversant la rivière, s'approchèrent du camp ; là,
ils déposèrent leurs armes et levèrent les mains en signe
de paix. Barde sortit à leur rencontre et Bilbo
l'accompagna.
- Nous venons de la part de Daïn, fils de
Naïn, répondirent-ils aux interrogations. Nous nous hâtons de
rejoindre nos parents dans la Montagne, puisque nous avons appris que le royaume
d'autrefois revit. Mais qui êtes-vous, vous qui vous tenez dans la plaine
comme des ennemis devant des murs défendus ?
Cela, comme
de bien entendu, signifiait simplement dans le langage poli et un peu
désuet réservé à pareilles occasions :
« Vous n'avez rien à faire ici. Nous poursuivons notre
route ; ainsi, écartez vous ou nous vous
combattrons ! »
Ils entendaient pousser en avant entre
la Montagne et la boucle de la rivière, l'étroite bande de terrain
qui était là ne semblant pas fortement
gardée.
Barde refusa naturellement de laisser les nains se
rendre tout droit à la Montagne. Il était déterminé
à attendre que l'or et l'argent eussent été livrés
en échange de l'Arkenstone ; car il ne croyait pas que cela se
ferait une fois la forteresse renforcée d'une troupe aussi nombreuse et
aussi guerrière. Les nouveaux arrivants avaient apporté avec eux
un grand approvisionnement en vivres, les nains pouvant porter des fardeaux
très pesants, et presque tous les gens de Daïn, nonobstant leur
marche rapide, avaient le dos chargé d'énormes colis en plus de
leurs armes. Ils pourraient supporter un siège de plusieurs semaines,
permettant l'arrivée d'autres nains, et d'autres encore, car Thorïn
avait de très nombreux parents. Ils seraient également en mesure
de rouvrir et de garder quelque autre porte, de sorte que les assiégeants
devraient encercler la montagne entière ; et ils n'étaient
pas en nombre suffisant pour ce faire.
C'était, en fait,
précisément leur plan (car les corbeaux messagers avaient
été très actifs entre Thorïn et Daïn) ; mais
pour le moment, la route était barrée ; aussi, après
quelques paroles violentes, les nains se retirèrent-ils en marmonnant
dans leur barbe. Barde envoya aussitôt des messagers à la
Porte ; mais ils ne trouvèrent ni or ni paiement. Des flèches
les accueillirent aussitôt qu'ils arrivèrent à
portée, et, consternés, ils s'en revinrent précipitamment.
Dans le camp, régnait l'agitation préalable au combat, car les
nains avançaient le long de la rive est.
- Quels
fous ! s'écria Barde, riant ; venir ainsi sous le bras de la
Montagne ! Il ne s'entendent pas à la guerre au-dessus de terre, si
habiles soient-ils au combat dans les mines. Il y a de nombreux archers et
lances à nous cachés en ce moment dans les rochers sur leur flanc
droit. La poste des nains peut être bien faite, mais ils n'en
mèneront pas large dans un moment. Tombons-leur dessus des deux
côtés, avant qu'ils ne soient pleinement
reposés !
Mais le Roi des Elfes dit
- Je
tarderai longtemps à commencer cette guerre pour l'or. Les nains ne
peuvent passer nos lignes sans notre assentiment, ni rien faire que nous ne
puissions repérer. Espérons encore que quelque chose apportera la
réconciliation. Notre avantage numérique suffira, s'il faut en fin
de compte en venir aux coups malheureux.
Mais il comptait sans les
nains. La pensée que l'Arkenstone se trouvait entre les mains des
assiégeants les brûlait au vif ; ils devinaient aussi
l'hésitation de Barde et de ses amis, et ils résolurent de frapper
pendant que les autres débattaient.
Soudain, sans aucun
signal, ils s'élancèrent silencieusement à l'attaque. Les
arcs vibrèrent et les flèches sifflèrent ; la bataille
était sur le point de s'engager.
Mais encore plus
soudainement, l'obscurité se fit avec une terrible rapidité !
Un nuage noir couvrit le ciel. Le tonnerre d'hiver porté par un vent
furieux roula en grondant et se répercuta dans la Montagne ; les
éclairs illuminèrent son sommet. Et, sous ce tonnerre, on put voir
s'avancer en tournoyant une autre masse noire ; mais elle ne venait pas
avec le vent : elle arrivait du nord sous l'aspect d'une vaste nuée
d'oiseaux, si dense qu'aucune lumière ne passait entre leurs
ailes.
- Arrêtez ! cria Gandalf, apparaissant
soudain, les bras levés, entre les nains qui avançaient et les
rangs qui les attendaient. Arrêtez ! cria-t-il d'une voix de
tonnerre, et son bâton flamboya d'un éclat semblable à un
éclair. L'épouvante est sur vous tous ! Hélas !
elle est venue plus vite que je ne l'avais prévu. Les gobelins sont sur
vous ! Bolg
[7] du Nord arrive, dont vous
avez tué le père en Moria, ô Daïn ! Voyez !
les chauves-souris survolent son armée comme une marée de
sauterelles. Ils montent des loups, et les Wargs sont dans leur
suite !
L'étonnement et la confusion les assaillirent.
Tandis que Gandalf parlait, l'obscurité s'était encore
épaissie. Les nains s'arrêtèrent et observèrent le
ciel. Les elfes poussèrent de grands
cris.
- Allons ! dit Gandalf d'une voix forte. Il est
encore temps de tenir conseil. Que Daïn, fils de Naïn, vienne vite
à nous !
Ainsi commença une bataille que nul
n'attendait ; elle fut appelée Bataille des Cinq Armées, et
elle fut terrible. D'un côté se trouvaient les gobelins et les
loups sauvages, et de l'autre les elfes, les hommes et les nains. En voici
l'historique. Depuis la chute du Grand Gobelin des Monts Brumeux, la haine de
cette race envers les nains s'était enflammée jusqu'à la
fureur. Les allées et venues de messagers n'avaient cessé entre
toutes leurs villes, leurs colonies et leurs places fortes, car ils
étaient résolus maintenant à remporter la domination de
tout le Nord. Ils avalent rassemblé des renseignements par des moyens
secrets ; et, dans toutes les montagnes, on forgea et on arma. Puis ils se
mirent en marche et s'assemblèrent par collines et vallées,
passant toujours par des tunnels ou sous le couvert de la nuit, jusqu'à
ce qu'autour et sous le mont Grindàbad du Nord, où se trouvait
leur capitale, fût réunie une vaste armée prête
à fondre à l'improviste par temps d'orage sur le Sud. Ils
apprirent alors la mort de Smaug, et la joie fut dans leurs cœurs. Ils se
pressèrent, nuit après nuit, par les montagnes et finirent par
arriver ainsi tout d'un coup du nord sur les talons de Daïn. Les corbeaux
eux-mêmes ne connurent leur venue qu'à leur débouché
dans les terres accidentées qui séparent la Montagne Solitaire des
collines suivantes. Ce qu'en connaissait Gandalf, nul ne saurait le dire, mais
il est clair qu'il ne s'attendait pas à ce soudain
assaut.
Voici le plan qu'il établit en conseil avec le Roi des
Elfes, Barde et aussi Daïn, car le seigneur nain s'était à
présent joint à eux les gobelins étaient leurs ennemis
à tous et, devant leur arrivée, toutes autres querelles
étaient oubliées. Leur seul espoir était d'attirer les
gobelins dans la vallée située entre les bras de la Montagne, et
de garnir eux-mêmes les grands éperons qui s'avançaient au
sud et à l'est. Mais cela ne serait pas sans danger si les gobelins
étaient en nombre suffisant pour faire des incursions dans la Montagne
même et ainsi les attaquer également de derrière et d'en
dessus ; il n'y avait toutefois pas le temps de dresser un autre plan ni de
faire appel à aucune aide.
Bientôt le tonnerre passa,
roulant vers le sud-est ; mais la nuée de chauves-souris arriva,
volant plus bas, sur le contrefort de la Montagne et tournoya au-dessus d'eux,
obscurcissant la lumière et les emplissant de
terreur.
- A la Montagne ! cria Barde. A la Montagne !
Prenons nos positions pendant qu'il en est temps encore !
Sur
l'éperon sud, dans ses pentes inférieures et dans les rochers
à son pied, furent établis les elfes ; sur l'éperon
est, les hommes et les nains. Mais Barde grimpa avec quelques hommes et elfes
choisis parmi les plus lestes au haut du contrefort est pour avoir vue sur le
Nord. Bientôt, ils purent voir les terres au pied de la Montagne, noires
d'une multitude en mouvement rapide. Avant peu, l'avant-garde tournoya autour de
l'extrémité de l'éperon et se précipita dans Dale.
C'étaient les plus vifs des monteurs de loups, et déjà
leurs cris et leurs hurlements déchiraient l'air au loin. Quelques braves
furent disposés de place en place pour opposer un simulacre de
résistance, et un grand nombre tombèrent là avant que le
reste ne se repliât et ne s'enfuît de part et d'autre.
Conformément aux espoirs de Gandalf, l'armée des gobelins
s'était rassemblée derrière l'avant-garde qui avait
rencontré de la résistance, et elle se déversa alors avec
fureur dans la vallée, remontant sauvagement entre les bras de la
Montagne à la recherche de l'ennemi. Leurs étendards noirs et
rouges étaient innombrables, et ils avançaient en désordre
comme une marée furieuse.
La bataille fut terrible. Ce fut la
plus horrible de toutes les expériences de Bilbo et celle qu'il
détesta le plus sur le moment - ce qui revient à dire celle
dont il fut le plus fier et qu'il aima le plus à rappeler longtemps
après, bien qu'il n'y eût joué qu'un rôle tout
à fait effacé. En vérité, je peux dire qu'il mit son
anneau dès le début de l'affaire et qu'il fut soustrait à
la vue, sinon à tout danger. Un anneau magique de cette sorte ne
représente pas une protection totale au milieu d'une charge de gobelins,
non plus qu'il n'arrête les flèches volantes et les lances
impétueuses ; mais il aide, certes, à s'écarter, et il
empêche qu'un soldat gobelin ne choisisse tout spécialement votre
tête pour lui assener un large coup d'épée.
Les
elfes furent les premiers à charger. Leur haine des gobelins est froide
et implacable. Leurs lances et leurs épées brillaient dans
l'obscurité avec une lueur de flamme glacée, tant était
mortelle la fureur des mains qui les tenaient. Aussitôt que l'armée
ennemie fut dense dans la vallée, ils lui décochèrent une
pluie de flèches dont chacune clignotait dans son vol comme d'un feu
cuisant. Derrière les flèches, un millier de leurs lances
s'élancèrent à la charge. Les hurlements étaient
assourdissants. Les rochers étaient noirs du sang des
gobelins.
Au moment où les gobelins se remettaient du massacre
et où la charge des elfes était arrêtée,
s'éleva de l'autre côté de la vallée une clameur
sortie du plus profond de mille gorges. Aux cris de
« Moria ! » et de « Daïn !
Daïn ! » les nains des Monts de Fer plongèrent de
l'autre côté dans la bataille, brandissant leurs bigots ; et
auprès d'eux venaient les hommes du Lac avec leurs longues
épées.
La panique s'empara des gobelins ; et, au
moment où ils se retournaient pour faire face à cette nouvelle
attaque, les elfes chargèrent de nouveau en nombre redoublé.
Déjà, de nombreux gobelins fuyaient vers la rivière pour
échapper au piège ; et beaucoup de leurs propres loups se
retournaient contre eux et déchiraient les morts et les blessés.
La victoire semblait à portée, quand un cri retentit sur les
hauteurs dominantes.
Des gobelins avaient escaladé la Montagne
de l'autre côté, et déjà nombre d'entre eux
étaient sur les pentes au-dessus de la Porte, tandis que d'autres
coulaient à flots avec une témérité insoucieuse de
ceux qui tombaient en hurlant des escarpements, pour attaquer les éperons
d'en dessus. Chacun de ceux-ci pouvait être atteint par des sentiers qui
descendaient du centre de la masse principale de la Montagne ; et les
défenseurs avaient trop peu de monde pour barrer longtemps le chemin. La
victoire disparut alors du champ des espoirs. Ils n'avaient fait que contenir le
premier assaut de la marée noire.
La journée
s'avançait. Les gobelins se rassemblèrent de nouveau dans la
vallée. Là, une troupe de Wargs vint chercher sa proie et avec eux
la garde du corps de Bolg, des gobelins d'une taille gigantesque, armés
de cimeterres d'acier. Bientôt, une véritable obscurité
envahit un ciel d'orage, tandis que les grandes chauves-souris tournoyaient
autour des têtes et des oreilles des elfes et des hommes ou se fixaient,
tels des vampires, sur les blessés. A présent, Barde luttait pour
défendre l'éperon est, mais il cédait lentement du
terrain ; et les seigneurs elfes étaient acculés autour de
leur roi sur le bras sud, près du poste de guet de
Ravenhill.
Il y eut soudain une grande clameur, et de la Porte vint
une sonnerie de trompette. Ils avaient oublié Thorïn ! Une
partie du mur, poussée par des leviers, s'écroula avec fracas vers
l'extérieur dans l'étendue d'eau. Le Roi sous la Montagne
s'élança, suivi de ses compagnons. Cape et capuchon avaient
disparu ; ils étaient en brillante armure et une lueur rouge
jaillissait de leurs yeux. Dans l'obscurité, le grand nain rayonnait
comme l'or dans un feu mourant.
Les gobelins qui se trouvaient
au-dessus précipitèrent d'en haut des rochers ; mais les
nains tinrent ferme, bondirent jusqu'au bas des chutes et
s'élancèrent dans la bataille. Les loups et ceux qui les montaient
tombèrent ou s'enfuirent devant eux. Thorïn portait de sa hache de
puissants coups, et rien ne semblait pouvoir l'atteindre.
- A
moi ! A moi ! elfes et hommes ! A moi ! ô tous les
miens ! criait-il (et sa voix retentissait comme un cor dans la
vallée).
Sans souci d'ordre, tous les nains de Daïn se
ruèrent à son aide. Descendirent aussi des Hommes du Lac en grand
nombre, car Barde ne put les retenir ; et de l'autre côté,
surgirent maintes lances des elfes. Une fois de plus, les gobelins furent
massacrés dans la vallée ; et ils s'entassèrent au
point que Dale fut noir du hideux amas de leurs corps. Les Wargs furent
dispersés, et Thorïn s'élança droit contre la garde du
corps de Bolg. Mais il n'en put percer les rangs.
Déjà,
derrière lui, au milieu des gobelins morts, gisaient bien des hommes et
des nains, et maints beaux elfes qui auraient dû vivre encore de longues
et joyeuses années dans la forêt. Et comme la vallée
s'élargissait, son assaut se faisait de plus en plus lent. Sa troupe
était trop peu nombreuse. Ses flancs n'étaient pas gardés.
Bientôt les assaillants furent assaillis, et ils furent contraints de se
former en un grand cercle, faisant face de tous côtés,
cernés de toutes parts par des gobelins et des loups revenus à
l'attaque. Les gardes du corps de Bolg arrivèrent en hurlant sur eux et
s'élancèrent contre leurs rangs comme les vagues contre une dune
de sable. Leurs amis ne pouvaient les secourir, car l'assaut venu de la Montagne
était renouvelé avec une force redoublée, et de chaque
côté les hommes et les elfes étaient lentement
battus.
Tout cela, Bilbo le regardait avec tristesse. Il était
placé parmi les elfes sur Ravenhill - en partie parce qu'il y avait
là plus de chances de s'échapper, et en partie (de par le
côté le plus tookien de son esprit) parce que, s'il devait se
trouver dans la dernière position désespérée, il
préférait, tout compte fait, défendre le Roi des Elfes.
Gandalf était là, lui aussi, je puis le dire, assis sur le sol,
comme plongé dans une profonde méditation, préparant sans
doute quelque dernier coup de magie avant la fin.
Celle-ci ne
paraissait plus très éloignée.
« Il ne
s'en faut plus de beaucoup, maintenant, pour que les gobelins n'enlèvent
la Porte, pensa Bilbo ; et puis, nous serons tous massacrés ou
poussés en bas et faits prisonniers. Il y a vraiment de quoi pleurer,
après tout ce que nous avons enduré. J'aurais
préféré que tout ce misérable trésor fut
laissé au vieux Smaug que de voir ces viles créatures s'en emparer
et le pauvre vieux Bombur, Balïn, Fili, Kili et tous les autres trouver une
fin malheureuse ; et Barde aussi, et les Hommes du Lac et les joyeux elfes.
Misère de moi ! J'ai entendu chanter bien des batailles, et j'ai
toujours cru comprendre que la défaite pouvait être glorieuse. Elle
semble plutôt être très désagréable, pour ne
pas dire angoissante. Que je voudrais me trouver loin
d'ici ! »
Le vent déchira les nuages et un
coucher de soleil rouge balafra l'ouest. Voyant cette lueur soudaine dans
l'obscurité, Bilbo se retourna. Il poussa un grand cri ; il avait vu
un spectacle qui lui fit bondir le cœur : des formes noires, petites
mais cependant majestueuses, se détachaient sur le rougeoiement
lointain.
- Les aigles ! les aigles ! cria-t-il. Les
aigles arrivent !
Les yeux de Bilbo le trompaient rarement. Les
aigles descendaient dans le vent, ligne après ligne, en telle
quantité qu'ils avaient dû se rassembler de toutes les aires du
Nord.
- Les aigles ! les aigles ! cria Bilbo, dansant
et agitant les bras.
Si les elfes ne pouvaient le voir, ils
l'entendirent. Bientôt, ils reprirent le cri, dont l'écho se
répercuta dans la vallée. Bien des yeux interrogateurs se
levèrent vers le ciel, quoiqu'on n'y put encore rien voir d'autre que les
épaulements sud de la Montagne.
- Les aigles ! cria
encore une fois Bilbo.
Mais, à ce moment, une pierre,
dévalant d'en haut, frappa violemment son heaume ; il tomba avec
fracas et ne sut plus rien.
Quand Bilbo revint à lui, il se trouvait entièrement seul. Il
était couché sur les pierres plates de Ravenhill, et il n'y avait
personne alentour. Un jour sans nuages, mais froid, s'étendait largement
au-dessus de lui. Il tremblait et il était glacé, mais il avait la
tête brûlante.
« Je me demande ce qui a bien pu
se passer, se dit-il. En tout cas, je ne suis pas encore un des héros
morts au champ d'honneur ; mais je suppose qu'il y a encore le
temps ! »
Il s'assit péniblement. Regardant
dans la vallée, il n'aperçut pas un gobelin vivant. Au bout d'un
moment, sa tête s'éclaircit un peu et il crut voir bouger des elfes
dans les rochers d'en bas. Il se frotta les yeux. Assurément, il y avait
encore un camp à quelque distance dans la plaine ; et il y avait des
allées et venues près de la Porte. Il semblait que des nains
s'occupaient à détruire le mur. Mais il régnait un silence
de mort. Il n'y avait pas d'appels, pas un seul écho de chanson. La
tristesse était répandue dans l'air.
- Ce doit
être la victoire, après tout ! dit-il, tâtant sa
tête douloureuse. Mais il semble que ce soit une bien morne
affaire.
Soudain, il s'aperçut qu'un homme grimpait vers
lui.
- Ohé ! cria-t-il d'une voix mal
assurée. Ohé ! Quelles sont les
nouvelles ?
- Quelle est donc cette voix qui
s'élève parmi les pierres ? dit l'homme, s'arrêtant et
regardant autour de lui, non loin de l'endroit où Bilbo était
assis.
Bilbo se rappela alors son
anneau !
« Ah ça, se dit-il, cette
invisibilité a ses inconvénients, après tout. Sans elle,
j'aurais peut-être passé une nuit confortable, bien au chaud dans
mon lit ! »
- C'est moi, Bilbo Baggins, compagnon
de Thorïn ! cria-t-il, se hâtant de retirer son
anneau.
- Il est heureux que je vous aie trouvé !
dit l'homme, s'avançant à grandes enjambées. On a besoin de
vous et nous vous avons longuement cherché. On vous aurait compté
parmi les morts, qui sont nombreux, si Gandalf le magicien n'avait dit que
c'était ici que votre voix s'était fait entendre en dernier. J'ai
été envoyé pour vous chercher ici une ultime fois.
Etes-vous grièvement blessé ?
- Un mauvais
coup sur la tête, je crois, dit Bilbo. Mais j'avais un heaume et le
crâne solide. Je me sens mal toutefois et j'ai des jambes en
coton.
- Je vais vous porter jusqu'au camp dans la
vallée, dit l'homme, qui le souleva comme une plume.
L'homme
avait le pied rapide et sûr. Bilbo fut bientôt déposé
devant une tente à Dale ; et là se tenait Gandalf, un bras en
écharpe. Même le magicien ne s'en était pas tiré sans
blessure ; et il était peu de soldats indemnes dans toute
l'armée.
A la vue de Bilbo, Gandalf fut
ravi :
- Baggins ! s'exclama-t-il. Eh bien,
ça ! Vivant après tout - ah, que je suis content !
Je commençais à me demander si même votre chance arriverait
à vous mener jusqu'au bout ! Une terrible affaire, et qui a bien
failli être désastreuse. Mais les nouvelles peuvent attendre.
Venez ! dit-il avec plus de gravité. On vous demande.
Et,
précédant le hobbit, il l'emmena sous une
tente.
- Salut, Thorïn ! dit-il en entrant. Je vous
l'amène.
Là, en fait, était étendu
Thorïn, couvert de blessures. Son armure fendue et sa hache
ébréchée gisaient sur le sol. Il leva les yeux à
l'approche de Bilbo.
- Adieu, bon voleur, dit-il. Je m'en vais
dans les salles de l'attente m'asseoir auprès de mes ancêtres
jusqu'à ce que le monde soit renouvelé. Puisque je quitte
maintenant tout or et tout argent pour me rendre où ils n'ont aucune
valeur, je désire vous quitter en ami et retirer les paroles et les actes
qui ont été les miens à la Porte.
Bilbo, empli
de chagrin, mit un genou en terre :
- Adieu, Roi sous la
Montagne ! dit-il. C'est une amère aventure, si telle doit
être sa fin ; et une montagne d'or ne pourrait l'amender. Je suis
pourtant heureux d'avoir pris part à vos périls - c'est plus
que n'en mérite un Baggins.
- Non ! dit Thorïn.
Il y a plus de bon en vous que vous ne le soupçonnez, fils de l'aimable
Ouest. Un mélange de courage et de sagesse, en juste proportion. Si un
plus grand nombre d'entre nous préféraient la nourriture, la
gaieté et les chansons aux entassements d'or, le monde serait plus rempli
de joie. Mais, triste ou joyeux, il me faut maintenant le quitter.
Adieu !
Alors Bilbo se détourna et s'en alla tout
seul ; il s'assit dans un coin, enveloppé dans une couverture, et,
croyez-le ou ne le croyez pas, il pleura à en avoir les yeux rouges et la
voix enrouée. C'était un petit être tendre. En fait, il
n'eut pas d'assez longtemps le cœur de faire une
plaisanterie.
« Ç'a été une
grâce que je me sois réveillé à ce moment, se dit-il
enfin. J'aurais voulu que Thorïn vécût, mais je suis heureux
que nous nous soyons quittés en bons termes. Tu es un âne, Bilbo
Baggins ; tu as fait un beau gâchis dans cette affaire de la pierre
et il y a eu bataille en dépit de tous tes efforts pour acheter la paix
et la tranquillité ; mais après tout, on ne saurait en
rejeter le blâme sur toi, je pense. »
Tout ce qui
s'était passé après qu'il eut été
assommé, Bilbo l'apprit par la suite ; mais cela lui apporta plus de
tristesse que de joie, et il en avait maintenant assez de son aventure. Il
aspirait jusque dans la moelle de ses os à rentrer chez lui. Mais le
retour fut un peu différé ; en attendant, donc, je vais vous
mettre au fait des événements. Les aigles avaient longtemps
soupçonné le rassemblement des gobelins ; les mouvements dans
les montagnes ne pouvaient être entièrement soustraits à
leur attention. Eux aussi s'étaient donc assemblés en grand nombre
sous l'égide du grand Aigle des Monts Brumeux ; et enfin, sentant de
loin la bataille, ils étaient venus à toute allure sur le grand
vent et ils étaient arrivés juste à point. C'étaient
eux qui avaient délogé les gobelins des pentes de la montagne, les
jetant dans les précipices ou les poussant, tout hurlants et abasourdis,
parmi leurs ennemis. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour libérer la
Montagne Solitaire, et les elfes et les hommes avaient pu enfin venir de part et
d'autre de la vallée en renfort dans le combat qui se déroulait en
bas.
Mais même avec les aigles, ils étaient en
état d'infériorité numérique. En cette
dernière heure, Beorn lui-même était apparu - nul ne
savait comment ni d'où il avait surgi. Il était venu seul, sous sa
forme d'ours ; et, dans sa colère, il semblait avoir pris des
proportions gigantesques. Le grondement de sa voix était semblable
à celui de tambours et de canons ; et il rejetait les loups et les
gobelins de son chemin comme fétus de paille. Il tomba sur leurs
arrières et perça le cercle en coup de foudre. Les nains tenaient
encore bon autour de leurs chefs sur une colline basse et arrondie. Beorn se
pencha alors pour soulever Thorïn, qui était tombé
percé de lances, et il l'emporta hors de la
mêlée.
Il revint avec une colère
redoublée, de sorte que rien ne pouvait lui résister, et aucune
arme ne semblait pouvoir l'atteindre. II dispersa les gardes du corps, abattit
et écrasa Bolg lui-même. Alors, le désarroi s'empara des
gobelins, et ils s'enfuirent en tous sens. Mais la lassitude quitta leurs
ennemis avec la naissance d'un nouvel espoir ; ils les poursuivirent de
près et empêchèrent la plupart d'entre eux de
s'échapper tant bien que mal. Ils en poussèrent un grand nombre
dans la Rivière Courante, et ceux qui s'enfuyaient vers le sud ou
l'ouest, ils les pourchassèrent dans les marais des alentours de la
Rivière de la Forêt ; là, périrent la plupart
des fugitifs, tandis que ceux qui étaient péniblement
arrivés jusqu'au royaume des Elfes de la Forêt y furent
massacrés ou entraînés pour mourir au plus profond de
l'obscurité sans chemins de Mirkwood. Les chants ont dit que les trois
quarts des guerriers gobelins du Nord périrent ce jour-là, et la
paix régna dans les montagnes pendant bien des
années.
La victoire avait été assurée
avant la tombée de la nuit, mais la poursuite était toujours en
cours quand Bilbo revint au camp ; et il n'y avait plus guère dans
la vallée que les blessés gravement
atteints.
- Où sont les aigles ? demanda-t-il
à Gandalf ce soir-là, tandis qu'il était étendu,
enveloppé dans de multiples couvertures bien
chaudes.
- Quelques-uns participent à la poursuite, dit
le magicien ; mais ils ont pour la plupart regagné leurs aires. Ils
n'ont pas voulu rester ici, et ils sont partis aux premières lueurs de
l'aube. Daïn a couronné d'or leur chef et leur a juré une
amitié éternelle.
- Je le regrette. Je veux dire
que j'aurais aimé les revoir, dit Bilbo, à demi assoupi ;
peut-être les verrai-je sur le chemin du retour. Je pense que je vais
bientôt rentrer ?
- Dès que vous le voudrez,
dit le magicien.
En fait, il fallut plusieurs jours pour que Bilbo se
mît réellement en route. On enterra Thorïn dans les
profondeurs de la Montagne, et Barde déposa l'Arkenstone sur sa
poitrine.
- Qu'elle reste là jusqu'à ce que la
Montagne s'écroule ! dit-il. Qu'elle apporte la chance à tous
ceux de son peuple qui demeureront dorénavant ici !
Sur
sa tombe, le Roi des Elfes déposa alors Orcrist, l'épée des
elfes qui avait été prise à Thorïn durant sa
captivité. Il est dit dans les chants qu'elle brilla toujours dans les
ténèbres à l'approche d'ennemis et que la forteresse des
nains ne pouvait être enlevée par surprise. Là
s'établit Daïn, fils de Naïn, qui devint Roi sous la Montagne,
et, avec le temps, beaucoup d'autres nains s'assemblèrent autour de son
trône dans les anciennes salles. Des douze compagnons de Thorïn, il
en resta dix. Fili et Kili étaient tombés en le défendant
de leur bouclier et de leur corps, car il était le frère
aîné de leur mère. Les autres restèrent auprès
de Daïn, car Daïn répartit bien son
trésor.
Il ne fut plus question, naturellement, de diviser
entre Balïn, Dwalïn, Dori, Nori, Ori, Oïn, Gloïn, Bifur,
Bofur et Bombur - non plus que Bilbo, l'amas en parts telles qu'elles
avaient été décidées. Cependant, un
quatorzième de tout l'argent et tout l'or, façonné et brut,
fut remis à Barde, car Daïn
déclara :
- Nous honorerons l'engagement du mort, et
il a maintenant l'Arkenstone en sa garde.
Même un
quatorzième représentait encore une fortune extrêmement
grande, plus grande que celle de bien des rois mortels. Sur ce trésor,
Barde envoya beaucoup d'or au Maître de Lacville ; et il
récompensa libéralement ses suivants et ses amis. Au Roi des
Elfes, il donna les émeraudes de Girion, joyaux qu'il aimait entre tous
et que Daïn avait rendu.
A Bilbo, il
dit :
- Ce trésor vous appartient autant qu'à
moi bien que les anciens accords ne soient plus applicables du fait que son
acquisition et sa défense ont donné des droits à beaucoup
d'autres. Mais quoique vous vous soyez montré disposé à
renoncer à tous les vôtres, je voudrais que les paroles de
Thorïn, dont il s'est repenti, ne s'avèrent pas :
c'est-à-dire que nous ne vous donnions que peu de chose. J'aimerais vous
récompenser plus richement que quiconque.
- C'est
très aimable à vous, dit Bilbo. Mais c'est vraiment un soulagement
pour moi. Comment, au nom du Ciel, aurais-je pu emporter tout ce trésor
jusque chez moi sans rencontrer la guerre et le meurtre tout au long de ma
route ? Et je ne sais trop ce que j'en aurais fait, une fois rentré.
Je suis sûr qu'il est mieux placé entre vos mains.
En
fin de compte, il ne voulut accepter que deux petits coffres, remplis l'un
d'argent et l'autre d'or, susceptibles d'être portés par un poney
vigoureux :
- C'est amplement assez pour mes besoins,
dit-il.
Vint enfin le moment de faire ses adieux à ses
amis :
- Adieu Balïn, dit-il ; adieu,
Dwalïn ; et adieu, Dori, Nori, Ori, Oïn, Gloïn, Bifur, Bofur
et Bombur ! Que vos barbes ne se fassent jamais rares !
Et,
se tournant vers la Montagne, il ajouta :
- Adieu,
Thorïn Oakenshield ! Adieu, Fili et Kili ! Que votre
mémoire demeure éternellement !
Alors, les nains
s'inclinèrent profondément devant leur Porte, mais les mots leur
restèrent dans la gorge.
- Adieu, et bonne chance,
où que vous alliez ! finit par dire Balïn. Si jamais vous
revenez nous voir, la fête sera vraiment
splendide !
- Si jamais vous venez du côté de
chez moi, dit Bilbo, n'attendez pas pour frapper ! Le thé est
à 4 heures ; mais vous serez tous les bienvenus à n'importe
quel moment !
Et puis il s'en alla.
L'armée
des elfes était en marche ; elle était cruellement amoindrie,
mais beaucoup étaient contents, car à présent le monde du
Nord serait pour longtemps plus heureux. Le dragon était mort et les
gobelins défaits, leurs cœurs envisageaient, après l'hiver,
un printemps de joie.
Gandalf et Bilbo chevauchaient derrière
le Roi des Elfes ; auprès d'eux marchait à grandes
enjambées Beorn, de nouveau sous sa forme humaine, qui riait et chantait
à plein gosier sur la route. Ils allèrent ainsi jusqu'au moment
où ils approchèrent de l'orée de Mirkwood, au nord de
l'endroit par où sortait la Rivière de la Forêt. Ils firent
alors halte, le magicien et Bilbo ne voulant pas pénétrer dans la
forêt, malgré les instances du roi qui les invitait à
séjourner quelque temps dans son palais. Ils se proposaient de suivre la
bordure de la forêt et d'en contourner l'extrémité nord dans
le désert qui s'étendait entre elle et le début des
Montagnes Grises. C'était une route longue et morne, mais maintenant que
les gobelins étaient défaits, elle leur paraissait plus sûre
que les redoutables sentiers sous les arbres. De plus, Beorn allait
également par là.
- Adieu ! ô Roi des
Elfes ! dit Gandalf Que la forêt soit joyeuse, tant que le monde est
jeune ! Et que joyeux soient tous les
vôtres !
- Adieu ! ô Gandalf ! dit le
roi. Puissiez-vous toujours apparaître où vous êtes le plus
nécessaire et le moins attendu ! Plus souvent vous paraîtrez
dans mes salles, plus je serai heureux !
- Je vous prie
d'accepter ce présent ! dit Bilbo, balbutiant en se tenant
sur un pied.
Et il sortit un collier d'argent et de perles que
Daïn lui avait donné lors de leur
séparation.
- En quoi mérité-je pareil
cadeau, ô hobbit ? demanda le roi.
- Eh bien, euh...
j'ai pensé... vous savez bien... dit Bilbo assez confus, que... euh...
quelque remerciement vous était dû pour... euh... votre
hospitalité. Je veux dire : même un cambrioleur a sa
sensibilité. J'ai bu beaucoup de votre vin et mangé beaucoup de
votre pain.
- J'accepte votre présent, ô Bilbo le
Magnifique ! dit gravement le roi. Et je vous nomine ami des elfes et
béni. Que votre ombre ne diminue jamais (ou le vol deviendrait trop
aisé) ! Adieu !
Alors, les elfes se
dirigèrent vers la forêt, et Bilbo partit pour un long voyage de
retour.
Il passa par bien des tribulations et des aventures avant
d'arriver chez lui. Les régions sauvages étaient encore sauvages,
et il s'y trouvait bien d'autres choses en ce temps-là, en plus des
gobelins ; mais il était bien guidé et bien
gardé - il avait avec lui le magicien, et Beorn pour la plus grande
partie du trajet - et il ne fut plus à aucun moment en grand danger.
En tout cas, vers le milieu de l'hiver, Gandalf et Bilbo avaient fait tout le
trajet, en longeant les deux bordures de la forêt, jusqu'aux portes de la
maison de Beorn ; et là, ils s'arrêtèrent tous deux
quelque temps. L'époque de Noël y fut chaleureuse et gaie ; des
hommes vinrent de partout festoyer sur l'invitation de Beorn. Les gobelins des
Monts Brumeux étaient maintenant en nombre restreint et,
terrifiés, ils se cachaient dans les trous les plus profonds qu'ils
pouvaient trouver ; quant aux Wargs, ils avaient disparu de la forêt,
de sorte que les hommes allaient et venaient sans crainte. En fait, Beorn devint
par la suite un grand chef dans ces régions, et il gouverna une vaste
étendue entre les montagnes et la forêt ; et l'on dit que,
durant bien des générations, les hommes de sa lignée eurent
le pouvoir de prendre la forme d'un ours ; s'il en fut quelques-uns de
mauvais et sinistres, la plupart ressemblèrent de cœur à
Beorn, bien qu'ils fussent moins grands et moins forts. De leur temps, les
derniers gobelins furent chassés des Monts Brumeux, et une nouvelle
ère de paix s'établit en bordure du
désert.
C'était le printemps, un beau printemps
à la température douce et au clair soleil, quand Bilbo et Gandalf
finirent par prendre congé de Beorn et, malgré son vif
désir de retrouver sa maison, Bilbo partit avec regret, car les fleurs
des jardins de Beorn n'étaient pas moins merveilleuses au printemps qu'au
plein de l'été.
Ils parvinrent enfin par la longue
route au col même où les gobelins les avaient capturés
auparavant. Mais ils arrivèrent à ce point élevé au
matin et, regardant en arrière, ils virent un soleil blanc briller sur la
vaste étendue des terres. Là, derrière eux, se trouvait
Mirkwood, tout bleu dans le lointain, et d'un vert sombre, même au
printemps, à l'orée la plus proche. Là, très loin
à l'horizon, s'élevait la Montagne Solitaire. Sur sa plus haute
cime, la neige, non encore fondue, luisait d'une pâle
lueur.
- Ainsi vient la neige après le feu, et même
les dragons ont une fin ! dit Bilbo.
Et il tourna le dos
à son aventure. Son côté Took commençait d'être
extrêmement las et le côté Baggins reprenait chaque jour plus
de force
- Je n'aspire plus qu'à me trouver dans mon
propre fauteuil ! fit-il.
Ce fut le 1er mai que nos deux amis arrivèrent à
l'entrée de la vallée de Rivendell, où se trouvait la
Dernière (ou Première) Maison Simple. C'était encore le
soir, leurs poneys étaient fatigués, surtout celui qui portait le
bagage ; et tous éprouvaient le besoin de se reposer. Comme ils
descendaient le sentier escarpé, Bilbo entendit les elfes qui chantaient
toujours dans les arbres, comme s'ils n'avaient cessé de le faire depuis
son départ ; et aussitôt que les voyageurs parvinrent dans les
éclaircies inférieures de la forêt, éclata un chant
d'un genre assez semblable à celui de naguère. C'était
à peu près ceci :
Le dragon est
desséché,
Ses os sont maintenant effrités ;
Son armure est brisée,
Sa splendeur est abaissée !
Bien que l'épée doive rouiller,
Le trône et la
couronne périr
Avec la force en laquelle les hommes avaient
foi,
Et la richesse qu'ils, chérissent,
Ici l'herbe
pousse toujours,
Les feuilles se balancent encore,
La claire
eau coule
Et les elfes chantent encore.
Venez !
Tra-la-la-laIly !
Revenez à la' vallée
!
Les étoiles sont bien plus scintillantes
Que les
joyaux sans mesure,
La lune est bien plus blanche
Que l'argent
d'un trésor
Le feu est plus brillant
Dans le foyer au
crépuscule
Que l'or acquis dans les mines,
Alors,
pourquoi courir le monde ?
Oh ! Tra-la-la-lally
Revenez à la vallée.
Oh ! Où allez-vous,
Si tard de retour ?
La rivière coule,
Les
étoiles sont toutes allumées !
Oh ! Où, tant
chargés,
Si tristes et si mornes ?
Ici, l'elfe et sa
sœur
Accueillent maintenant ceux qui sont las
Par un
tra-la-la-lally.
Revenez à la Vallée,
Tra-la-la-lally,
Fa-la-la-lally,
Fa-la
!
Alors, les elfes de la vallée sortirent pour les saluer, et ils
les menèrent à la maison d'Elrond, de l'autre côté de
la rivière. Là, un chaleureux accueil leur fut
réservé, et il y eut bien des oreilles attentives ce
soir-là pour entendre le récit de leurs aventures. Ce fut Gandalf
qui parla, car Bilbo était devenu somnolent et silencieux. Il connaissait
la plus grande partie de l'histoire, puisqu'il y avait participé et qu'il
en avait lui-même fourni de nombreux détails en cours de route ou
chez Beorn ; mais de temps à autre, il ouvrait un oeil et
écoutait quand venait un épisode qu'il ne connaissait pas
encore.
C'est ainsi qu'il apprit où avait été
Gandalf, car il entendit les paroles que le magicien adressait à Elrond.
Il apparut que Gandalf s'était rendu à un grand conseil de
magiciens blancs, maîtres en savoir et en bonne magie, et qu'ils avaient
enfin chassé le Nécromancien de son sombre repaire au sud de
Mirkwood.
- Avant peu maintenant, disait Gandalf, la Forêt
va devenir passablement plus salubre. Le Nord sera libéré de cette
horreur pour de longues années, je l'espère. Je voudrais bien,
cependant, qu'il fût banni de ce monde !
- Ce serait
une bonne chose, assurément, répondit Elrond ; mais je crains
que cela ne se produise pas en notre siècle, ni même de bon nombre
des suivants.
Le récit de leurs voyages terminé, on
raconta d'autres histoires, et encore d'autres, des histoires d'un temps
lointain, des histoires de choses nouvelles, et des histoires hors du temps,
jusqu'au moment où, la tête de Bilbo étant tombée sur
sa poitrine, il se mit à ronfler confortablement dans un
coin.
Il se réveilla pour se trouver dans un lit blanc, et la
lune brillait par une fenêtre ouverte. En dessous, un groupe nombreux
d'elfes chantaient d'une voix forte et claire au bord de la
rivière
Chantez tous, joyeux ; allons, chantez en
chœur !
Le vent souffle au faîte de l'arbre, le vent souffle
dans la bruyère ;
Les étoiles sont en fleur, la lune
fleurit,
Et brillantes sont les fenêtres de la Nuit dans sa
tour.
Dansez tous, joyeux ; allons, dansez tous ensemble !
Douce
est l'herbe, que votre pied soit de plume !
La rivière est
d'argent, les ombres sont fugitives ;
Gai est le moi de mai, et gaie notre
assemblée.
Chantons à présent doucement,
tissons-lui des rêves !
Enveloppons-le dans le sommeil, et
là, laissons-le !
Le voyageur dort. Que son oreiller lui soit doux
!
Bercez ! Bercez ! saules et aulnes
Ne soupire plus, Pin, jusqu'au
vent du matin !
Tombe, Lune ! Que la terre soit noire !
Chut
! chut ! chêne, frêne et épine !
Que toute eau
fasse silence jusqu'à ce que l'aube soit la !
- Eh bien,
Joyeuses Gens ! dit Bilbo, passant la tête au-dehors. Quelle heure
est-il à la lune ? Votre berceuse réveillerait un gobelin
ivre ! Mais je vous en remercie.
- Et vos ronflements
réveilleraient un dragon de pierre - mais on vous remercie,
répliquèrent-ils en riant. L'aurore ne va pas tarder, et vous avez
dormi depuis la tombée de la nuit. Demain, vous serez peut-être
remis de votre fatigue.
- Un peu de sommeil vous remet de bien
des choses dans la maison d'Elrond, dit-il. Mais je vais en profiter le plus
possible. Je vous souhaite une seconde fois bonne nuit, mes beaux
amis !
Sur ce, il regagna son lit et dormit jusqu'à une
heure avancée de la matinée.
La lassitude l'abandonna
vite dans cette maison, et il jouit de maintes facéties et séances
de danse à toutes les heures de la journée et de la nuit avec les
elfes de la vallée. Mais même cet endroit ne pouvait le retenir
longtemps à présent, et il pensait toujours à sa propre
maison. Aussi, au bout d'une semaine, il prit congé d'Elrond et,
après lui avoir donné les petits cadeaux que son hôte voulut
bien accepter, il repartit avec Gandalf
Au moment où ils
quittaient la vallée, le ciel s'obscurcit devant eux à l'ouest, et
le vent et la pluie s'avancèrent à leur
rencontre.
- Gai est le joli mois de mai ! dit Bilbo, comme
la pluie lui cinglait la figure. Mais nous tournons le dos aux légendes,
et nous rentrons chez nous, Cela en est sans doute
l'avant-goût.
- Il y a encore un long chemin à
parcourir, dit Gandalf
- Mais c'est le dernier, répliqua
Bilbo.
Ils atteignirent une rivière qui marquait le bord
extrême des régions sauvages, et le gué sous la rive
escarpée que vous vous rappelez peut-être. Les eaux étaient
gonflées tant par la fonte des neiges à l'approche de
l'été que par les pluies qui n'avaient cessé de la
journée ; mais ayant passé avec quelque difficulté,
ils poussèrent de l'avant, comme le soir tombait, pour la dernière
étape de leur voyage.
Elle fut assez semblable à la
première, hormis que la compagnie était moins nombreuse et plus
silencieuse ; et cette fois-ci, il n'y avait pas de trolls. A chaque pas,
Bilbo se rappelait les événements et les paroles d'un an
auparavant - temps qui lui paraissait être plutôt une
décennie -, de sorte qu'il remarqua aussitôt l'endroit
où le poney était tombé dans la rivière et où
ils s'étaient détournés pour affronter leur
déplaisante aventure avec Tom, Bert et Bill.
Non loin de la
route, ils trouvèrent, toujours caché, et intact, l'or des trolls
qu'ils avaient enterré.
- J'en ai suffisamment pour
jusqu'à la fin de mes jours, déclara Bilbo quand ils l'eurent
déterré. Vous feriez mieux de le prendre, Gandalf. Je suis sur que
vous en trouverez l'emploi.
- Oui, certes ! répondit
le magicien. Mais partageons en frères ! Peut-être vous
apercevrez-vous que vous avez plus de besoins que vous ne vous y
attendez.
Ils mirent donc l'or dans des sacs et les arrimèrent
sur le dos des poneys, qui n'en furent pas du tout satisfaits. Leur allure en
fut plus ralentie, car ils allèrent la plupart du temps à pied.
Mais la région était verdoyante, et il y avait beaucoup d'herbe
dans laquelle le hobbit déambulait avec contentement. Il s'essuyait le
visage avec un mouchoir de soie rouge (non ! pas un seul des siens n'avait
survécu : il avait emprunté celui-ci a Elrond), car juin
avait amené l'été et le temps était de nouveau clair
et chaud.
Toutes choses ont une fin, même cette histoire, et le
jour vint enfin où ils se trouvèrent en vue du pays où
Bilbo était né et où il avait grandi, où les formes
de la terre et des arbres lui étaient aussi connues que ses propres
membres. Arrivé au haut d'une butte, il vit au loin sa Colline ; il
s'arrêta soudain et dit :
- Les routes se
poursuivent encore et toujours
Par-dessus les rochers et sous les
arbres,
Par des cavernes où jamais le soleil n'a lui,
Par des rivières qui jamais la mer ne trouvent ;
Sur la neige
par l'hiver semée,
Et par les joyeuses fleurs de juin,
Sur l'herbe et sur la pierre,
Et sous les montagnes dans la
lune.
Les routes se poursuivent encore et toujours
Sous
les nuages et sous les étoiles,
Mais les pieds qui sont partis
à l'aventure
Reviennent enfin au lointain foyer.
Les
yeux qui le feu et l'épée ont vu
Et l'horreur dans les
salles de pierre,
Se posent enfin sur les verts pâturages
Et les arbres et les collines depuis longtemps connus.
Gandalf le
regarda :
- Mon cher Bilbo! dit-il. Qu'est-ce qui vous
arrive ? Vous n'êtes pas le hobbit que vous
étiez.
Là-dessus, ils traversèrent le pont,
passèrent près du moulin au bord de la rivière et
arrivèrent jusqu'à la porte même de
Bilbo.
- Seigneur ! Que se passe-t-il ? s'écria
le hobbit.
Il y avait une grande agitation ; des gens de toutes
sortes, des respectables et des peu respectables, se pressaient en foule autour
de la porte ; un grand nombre entraient et sortaient - sans même
s'essuyer les pieds sur le paillasson, remarqua Bilbo non sans
contrariété.
S'il était surpris, les autres le
furent encore bien davantage. Il était revenu en pleine vente aux
enchères ! Une grande affiche imprimée en noir sur fond rouge
était apposée à la porte ; on y pouvait lire que, le
22 juin, MM. Grubb, Grubb et Burrowes vendraient aux enchères les effets
de feu Bilbo Baggins, Esq., de Bag End, Sous la Colline à Hobbitville. La
vente commencerait à 10 heures précises. II était à
présent presque l'heure du déjeuner, et la plupart des objets
avaient, été vendus à des prix divers allant de presque
rien à une bouchée de pain (comme il n'est pas rare en pareil
cas). Les cousins de Bilbo, les Sackville-Baggins, étaient
occupés, en fait, à mesurer ses pièces pour voir si leur
propre mobilier y entrerait. Bref, Bilbo était
« présumé mort », et ceux qui le disaient ne
regrettaient pas tous de constater que la présomption était
erronée.
Le retour de M. Baggins causa beaucoup de
perturbation, tant sous la Colline que sur la Colline et de l'autre
côté de l'Eau ; ce fut beaucoup plus que la merveille d'un
jour. Les ennuis juridiques durèrent des années. Il fallut
longtemps pour faire admettre en fait que M. Baggins était de nouveau
vivant. Il fallut beaucoup d'efforts pour en convaincre les gens qui avaient
fait des affaires d'or à la vente ; et enfin, pour gagner du temps,
Bilbo dut racheter une bonne partie de son mobilier. Un grand nombre de ses
cuillers d'argent, qui avaient mystérieusement disparu, ne furent jamais
retrouvées. Personnellement, il soupçonna les Sackville-Baggins.
De leur côté, ils n'admirent jamais que le Baggins qui était
revenu fût le Baggins authentique, et ils ne furent plus jamais en bons
termes avec lui. Ils avaient vraiment tant voulu habiter son gentil trou de
hobbit !
En fait, Bilbo découvrit qu'il avait perdu bien
autre chose que ses cuillers d'argent : il avait perdu sa
réputation. Il est vrai qu'il demeura à tout jamais par la suite
un ami des elfes, qu'il fut honoré par les nains, les magiciens et tous
les gens de cette sorte qui passaient par là ; mais il
n'était plus tout à fait respectable. Tous les hobbits du
voisinage le tenaient pour « bizarre » - à
l'exception de ses neveux et nièces du côté Took ; mais
même ceux-là ne trouvaient guère chez leurs
aînés d'encouragements à l'amitié.
Je
regrette de dire qu'il ne s'en souciait guère. Il était
parfaitement satisfait ; et le son de sa bouilloire sur le foyer lui parut
toujours par la suite encore plus mélodieux qu'aux jours tranquilles
d'avant la Soirée Inattendue. Il accrocha son épée
au-dessus de la cheminée. Sa cotte de mailles fut disposée sur un
support dans le vestibule (jusqu'au moment où il la prêta à
un musée). Son or et son argent furent libéralement
dépensés en cadeaux, aussi bien utiles qu'extravagants, ce qui
explique dans une certaine mesure l'affection de ses neveux et nièces. Il
garda soigneusement le secret sur son anneau magique, car il s'en servait
surtout quand se présentaient des visiteurs ennuyeux.
Il se
mit à écrire de la poésie et à rendre visite aux
elfes ; et, en dépit de tous ceux qui hochaient la tête et se
touchaient le front en disant : « Ce pauvre vieux
Baggins ! » et bien que peu de gens crussent à ses
histoires, il demeura très heureux jusqu'à la fin de ses
jours - qui furent de très longue durée.
Un soir
d'automne, quelques années plus tard, Bilbo, assis dans son bureau,
était occupé à écrire ses mémoires - il
pensait les intituler Revenu de loin, vacances d'un hobbit - quand
retentit la sonnette de l'entrée. C'était Gandalf et un
nain ; et le nain était
Balïn !
- Entrez ! entrez ! dit
Bilbo.
Et ils furent bientôt installés dans des
fauteuils près du feu. Si Balïn avait remarqué que le gilet
de M. Baggins était plus ample (et garni de boutons en or
véritable), Bilbo remarqua de son côté que la barbe du nain
était plus longue de plusieurs pouces et que sa ceinture garnie de
pierres précieuses était de la plus grande
magnificence.
Ils se mirent à parler du temps passé
ensemble, bien sûr, et Bilbo demanda comment cela allait dans la
région de la Montagne. Il semblait que tout allait fort bien. Barde avait
reconstruit la ville à Dale ; les hommes étaient venus
à lui du Lac, du sud et de l'ouest ; toute la vallée
était de nouveau cultivée et riche, et le désert
était maintenant rempli d'oiseaux, de fleurs au printemps, de fruits et
de festoiements en automne. Lacville, reconstruite, était plus
prospère que jamais ; beaucoup de richesses montaient et
descendaient la Rivière Courante ; et l'amitié régnait
dans cette région entre les elfes, les nains et les hommes.
Le
Vieux Maître avait trouvé une mauvaise fin. Barde lui avait
donné beaucoup d'or pour son aide aux gens du Lac ; mais
étant de l'espèce qui est sujette à pareille maladie, il
avait attrapé le mal du dragon : il avait pris pour lui la plus
grande partie de l'or, s'était enfui avec et était mort
d'inanition dans le Désert, abandonné de ses
compagnons.
- Le nouveau Maître est plus sage, dit
Balïn, et il est très populaire, car on lui attribue naturellement
presque tout le mérite de la prospérité actuelle. On
écrit des chants où il est dit que de son temps les
rivières charriaient de l'or.
- Ainsi les
prédictions des anciens chants se réalisent - dans un certain
sens dit Bilbo.
- Bien sûr ! dit Gandalf Et pourquoi
ne s'avéreraient-elles pas ? Vous n'allez pas refuser créance
aux prophéties pour la seule raison que vous avez contribué
à leur réalisation ? Vous ne pensez tout de même pas
que toutes vos aventures et vos évasions ont été le
résultat d'une pure chance à votre seul
bénéfice ? Vous êtes une personne très bien,
monsieur Baggins, et je vous aime beaucoup ; mais vous n'êtes,
après tout, qu'un minuscule individu dans le vaste
monde.
- Dieu merci ! dit Bilbo, riant. Et il lui tendit le
pot à tabac.
FIN
[1] C'est-à-dire
Bouclier de
chêne.
[2]
Taureau
rugisseur.
[3] En
anglais,
To stamp signifie en même temps « frapper du
pied » et « imprimer une
marque ».
[4]
Terme désuet signifiant araignée, mais principalement
venimeuse.
[5]
L'endroit où habitait le hobbit s'appelait Bag-End : Fond du
Sac.
[6] La Butte
aux Corbeaux.
[7]
Fils d'
Azog.